Corps de l’article

Depuis le début des années 2010, plusieurs publications ont fait écho à la vague commémorative du 250e anniversaire de la guerre de Sept Ans, mettant particulièrement en lumière certains des faits saillants qui ont scellé le sort de la Nouvelle-France. L’ouvrage collectif dirigé par B. Fonck et F. Veyssière appartient à cette entreprise, bien que la dimension mémorielle ait été ici estompée au profit du terrain plus froid des faits et des interprétations historiques. Car il s’agit bien d’un choix éditorial : La chute de la Nouvelle-France propose en effet une vingtaine de contributions déjà publiées en 2013 chez Armand Colin, la plupart tirées de La Fin de la Nouvelle-France (19 des 26 chapitres en sont issus), les quelques autres provenant de La Nouvelle-France en héritage, un ouvrage plus sensible à la portée mémorielle de la « guerre de la Conquête ». Le nouveau millésime concentre la focale sur la guerre et ses conséquences immédiates dans les colonies comme en France, dans une perspective qui emprunte davantage à l’approche atlantique, voire à l’histoire connectée, qu’au récit national. Mais à bien y regarder, les vieilles questions de l’abandon français ou des conséquences de la victoire britannique demeurent bien présentes, aux côtés de préoccupations plus neuves (notamment les Amérindiens) ou de lectures plus larges, mélangeant à cet égard interprétations plus synthétiques et recherches de pointe.

Quelques grands thèmes articulent les différentes contributions signées par des auteurs tant québécois que français. Un premier groupe de textes s’intéresse à la guerre coloniale. Contrairement à ce que le titre de l’ouvrage laisse entendre cependant, l’affaire Jumonville n’est aucunement abordée, pas plus que les causes du conflit du reste. Les opérations militaires ou l’art de la guerre sont par contre bien étudiés, laissant deviner à l’occasion les raisons de la défaite française. Insistant sur la valeur des troupes de la Marine dépêchées à l’île Royale et au Canada, Rénald Lessard fait notamment ressortir les difficultés auxquelles furent confrontées les recrues venues d’Europe. Malgré l’immensité du territoire nord-américain à défendre, les fortifications et la guerre de siège ont revêtu une importance centrale durant tout le conflit, un effort qui illustre l’européanisation des pratiques militaires dans les colonies (Bertrand Fonck). Il en va de même du renseignement militaire et des pratiques d’espionnage que Stéphane Genêt présente comme l’arme du faible (la France), bien que l’apport des Amérindiens et des coloniaux soit ici reconnu à juste titre.

Du côté des officiers de plume qui soutiennent l’effort de guerre en colonie, Céline Mélisson semble plus critique et faire des ratés et malversations de l’administration l’une des raisons de la défaite française, reprenant au fond la lecture sur laquelle le duc de Choiseul s’appuya pour réformer entièrement le département de la Marine en 1765. En comparaison, les Antilles ont été peu, voire mal défendues durant toute la guerre de Sept Ans, nous dit Boris Lesueur, malgré la valeur économique indéniable des îles tropicales françaises. L’expédition française menée à Terre-Neuve en 1762 montre, selon André De Visme, que cette région et les pêcheries pesaient toujours dans la balance des priorités françaises, même après la capitulation de Montréal. Au fil des chapitres, en somme, on sent bien que l’idée de l’abandon de la Nouvelle-France est combattue sous plusieurs angles, ce que facilitent la restitution de la logique impériale et le regard croisé appliqué aux différents espaces coloniaux.

Un second groupe de textes s’attarde d’ailleurs au point de vue français, aux événements qui assurèrent une sortie de conflit sinon honorable, du moins la moins mauvaise possible. Plusieurs contributions lèvent tout particulièrement le voile sur la médiatisation de la guerre et de la paix telle qu’orchestrée ou vécue dans le royaume. C’est à mon avis l’un des points forts de l’ouvrage. Laurent Veyssière apporte un éclairage neuf sur la lutte entreprise dès la mort du marquis de Montcalm pour faire reconnaître publiquement la valeur du général pourtant défait sur les plaines d’Abraham. L’article d’Edmond Dziembowski se penche avec bonheur sur la stratégie de communication de la monarchie française, ce qui permit de mieux faire accepter la perte du Canada au moment du traité de Paris de 1763, dont l’accueil est étudié par François Pernot.

Jean-François Palomino nous fait entrer dans l’univers méconnu du Dépôt des cartes et plans de la Marine, un lieu de savoir crucial pour l’administration française. C’est fort de cette connaissance géographique sur chacune des parties de l’empire qu’un duc de Choiseul put mener de façon éclairée les tractations diplomatiques avec les autres puissances européennes. Doit-on se surprendre que, de toutes les régions de la Nouvelle-France à avoir été cartographiées, Terre-Neuve arrive en tête de liste ? Pour leur part, François Ternat et Jean-Pierre Bois s’attachent à mettre en perspective le traité de 1763, fruit d’une « négociation monde » qui permet à la France de Louis XV de conserver l’essentiel de son commerce atlantique et colonial. Jean-Pierre Poussou rappelle d’ailleurs combien l’impact économique des pertes coloniales semble peu important tant l’empire commercial français se porte bien dans les années et les décennies qui suivirent la guerre de Sept Ans.

Quant à la dimension géostratégique, plus négligée dans cet ouvrage, la perte de la Nouvelle-France apparaît également moins sévère si l’on considère l’indépendance américaine que le duc de Choiseul anticipe dès 1765. Le texte très riche de François-Joseph Ruggiu qui clôt l’ouvrage prolonge d’ailleurs la réflexion en abordant la vision impériale française d’un traité de Paris à l’autre (1763-1783). Plutôt que d’abandon du Canada, il faudrait parler d’une nouvelle politique coloniale peu encline à conserver ou reconquérir des territoires aux exigences lourdes en matière de souveraineté. Mais du même coup se pose le problème de la sécurité d’un empire commercial en mal de possessions coloniales capables d’en assurer la protection. On pourrait aussi penser que la France de Louis XV n’a tout simplement pas misé sur ses colonies dans l’équation européenne, que celle-ci ait été formulée en termes d’hégémonie ou d’équilibre des forces. Un problème demeure également peu abordé, celui des identités collectives, voire des rapports entre le roi et ses sujets d’outre-mer, comme si la perte de la Nouvelle-France ne pouvait, sous cet aspect, être envisagée que comme « acte fondateur du Canada » ou comme affaire de mémoire, une fois relativisés les quelques arpents de neige de Voltaire.

On le sait, les Amérindiens s’imposent désormais comme acteurs incontournables et même centraux de la guerre de Sept Ans. La chute de la Nouvelle-France ne manque donc pas de considérer ces populations dont les territoires furent disputés et cédés par les puissances coloniales sans avoir consulté les principaux intéressés. Le traitement de ce vaste problème fait surtout ressortir l’impact négatif que la défaite française a eu pour la plupart des groupes et villages amérindiens. Denis Vaugeois rappelle d’abord le renversement de l’alliance franco-amérindienne et les traités d’amitié conclus avec les Britanniques en 1760, dressant, en une sorte d’épilogue, un portrait sombre du destin des Autochtones au Canada. C’est un peu dans cet esprit que les Amérindiens « domiciliés » sont présentés par Jean-Pierre Sawaya qui, reprenant sa thèse sur le sujet, fait de la confédération des Sept Feux l’une des premières victimes de la gouverne britannique. Denys Delâge, grâce à une lecture plus systémique, brosse le tableau sans doute le plus saisissant du changement qui se lit dans la longue durée mais dont la révolte de Pontiac semble être un moment charnière. Après avoir caractérisé les rapports privilégiés que les Français avaient établis avec certaines nations autochtones en Louisiane orientale, Arnauld Balvay décrit succinctement la fin de cette « société des forts » causée par le retrait des troupes au terme du traité de Paris. La complexité du cas louisianais, moins étudié par les historiens canadiens, fait d’ailleurs l’objet d’une belle discussion de la part d’Alexandre Dubé qui réfléchit au problème de la loyauté des uns et des autres dans un contexte où les changements de régime de 1763 à 1766 ne vont pas sans confusion ni sans heurts.

Le dernier groupe de textes prolonge ce thème en explorant les conséquences à court terme de la conquête britannique pour les populations canadienne et acadienne. Alain Laberge fait d’abord une excellente mise au point sur le sort d’un monde rural qui n’a pas moins souffert, en certaines régions, qu’une ville assiégée comme Québec. La situation difficile de l’Église catholique coloniale a droit à une lecture perspicace de la part de Caroline Galland qui suggère de reprendre la question en l’insérant dans le problème plus large des transformations de la foi au siècle des Lumières.

Dans le prolongement de ses études sur la noblesse canadienne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Lorraine Gadoury montre, chiffres à l’appui, que la vieille question de la « décapitation sociale » mérite toujours d’être posée pour le groupe relativement important d’écuyers aux commandes dans la vie sociale, militaire et politique de la Nouvelle-France. Si une partie de l’élite canadienne quitta la colonie (ou fut fauchée par la mort), Jean-Claude Massé rappelle en revanche que des officiers écossais s’établirent en territoire récemment conquis, souvent après avoir marié une Canadienne. Ce phénomène, somme toute peu étudié, contribue à l’appropriation britannique de l’ancienne colonie française, un thème que Louis-Georges Harvey aborde de façon plus large pour la première décennie de la Province of Quebec. Enfin, dans une perspective d’histoire connectée qu’il a déjà explorée avec les Acadiens de la déportation, Jean-François Mouhot nous fait mieux comprendre l’expérience précaire des diasporas tant canadienne qu’acadienne, mais aussi l’attitude des autorités françaises durant une période qui se prolonge jusqu’au début du XIXe siècle (Canadiens) et même du siècle dernier (en 1911, pour les Acadiens). Les rémanences de la guerre de Sept Ans et du traité de Paris sont décidément plus qu’une simple affaire de mémoire ou de commémoration !

On pourrait émettre quelques réserves à propos de cet ouvrage collectif qui, à tout prendre, ne bouscule pas toujours nos perspectives sur le sujet. Mais indéniablement, La chute de la Nouvelle-France offre un riche panorama de la réflexion historique produite autour de cet « événement » qui, pour être central dans l’histoire du Canada, n’en remodela pas moins l’équilibre européen en plaçant le monde colonial au coeur d’une nouvelle dynamique aux allures mondiales.