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Professeur titulaire au Département des littératures de l’Université Laval, Guillaume Pinson se consacre aux relations entre la presse et la littérature, sujet qu’il a déjà abordé dans L’imaginaire médiatique, histoire et fiction du journal au XIXe siècle (Paris, Classiques Garnier, 2012) et dans Fiction du monde, de la presse mondaine à Marcel Proust (Montréal, Presses de l’Université du Montréal, 2008). Son dernier ouvrage se penche sur ce grand axe qu’est la francophonie nord-atlantique, à l’époque où journaux et journalistes se mettent à circuler de plus en plus, afin de « décloisonner l’histoire médiatique » et de ne plus la considérer « dans sa stricte appartenance nationale » (p. 1). Pinson, qui milite également pour une « histoire littéraire envisagée au prisme du médiatique » (p. 3), parle d’un processus fondamental : « alors qu’à partir des années 1830 s’amorce la première grande phase de mondialisation médiatique, les cultures locales s’affirment par réaction avec plus de force et de revendication » (p. 72). Dans un mouvement d’expansion sans précédent, la presse francophone serait à l’origine des « grands imaginaires collectifs » (p. 2) sans toutefois mener à l’homogénéisation, car « la francophonie médiatique, des deux côtés de l’Atlantique, n’est pas symétrique » (p. 61).

En s’inspirant de la notion de « configuration » proposée par le sociologue Norbert Élias, Pinson développe celle de « modélisation » qui permettrait de rendre compte du processus historique, dit-il, et de démontrer que « l’étude de la modélisation médiatique est une forme de “désubstantialisation” du système des journaux, qui doit être envisagée dans une perpétuelle réciprocité entre l’unité (un titre, un journal particulier) et le jeu des configurations que forment toutes les unités » (p. 108). La modélisation serait un « phénomène complexe », « hautement intimidant » qui ne pourrait « s’appréhender qu’au travers de larges inventaires et sur des périodes étendues » (p. 110). L’auteur propose ainsi « l’étude de l’objet-journal en tant que tel, c’est-à-dire, pour résumer, l’étude des poétiques, des pratiques rédactionnelles et des aspects formels (formats, mise en page, typographie, etc.) du support périodique, tout cela devant être envisagé au travers du mouvement de circulation généralisée au coeur duquel tout journal se trouve situé. L’hypothèse est qu’on ne peut jamais véritablement analyser un journal en le coupant du flux médiatique » (p. 104). Plus communément, on pourrait ainsi parler de contexte.

Synthèse très riche de la recherche sur l’histoire littéraire des journaux, par ailleurs porteur d’une hypothèse intéressante, qu’on voudrait toutefois voir passer l’épreuve de la démonstration empirique à l’aide d’une analyse systématique des contenus, l’ouvrage contient d’excellents chapitres sur le passage à la culture de masse au moyen de la littérature-journal. Il rappelle à juste titre l’importance d’étudier les médias et leur histoire : premier grand média de masse à l’ère de la mondialisation (grâce au développement de la poste et ensuite des câbles transatlantiques), le journal serait le moteur du mouvement romantique international ; « c’est lui qui, par sa capacité à circuler à une vitesse désormais inégalée dans l’histoire, permet à la fois la consécration de cette standardisation culturelle qu’est le romantisme et les modélisations “régionales” qui apparaissent comme des variantes locales » (p. 211). L’analyse des romans-feuilletons et de leurs rapports avec la culture médiatique constitue un des grands apports de cet ouvrage. L’exemple des Mystères de Paris d’Eugène Sue est abondamment illustré. D’un point de vue québécois, on retiendra celui de Gabrielle Roy, entrée dans la littérature par le journalisme, et son oeuvre-phare, Bonheur d’occasion, « grand roman social sur le Montréal populaire dans lequel l’expérience des reportages urbains aura été décisive » (p. 289).

Les historiens qui voient d’abord dans les journaux du passé un discours formé de textes et d’idées et qui pratiquent ce que Pinson appelle les « historiographies anciennes du journal » (p. 312) seront tentés de porter un regard critique sur cette histoire littéraire et cette conception de la « culture médiatique » fondée en grande partie sur la matérialité de l’« objet-journal ». Peut-être n’auront-ils pas tort. Mais il n’en reste pas moins que cette autre approche de l’objet d’étude que sont (et doivent être) les journaux est féconde. Elle est d’ailleurs liée à un vaste projet patrimonial mené par Guillaume Pinson et son équipe. Intitulé Pratiques et poétiques journalistiques au XIXe siècle, ce programme de recherche génère une plateforme accessible en ligne (www.medias19.org) afin de diffuser et de valoriser un nombre croissant de journaux anciens désormais numérisés par de grandes institutions nationales et universitaires qui « sont littéralement en train de réinventer la presse ancienne en la redonnant à lire et en faisant de tout ordinateur un terminal de consultation » (p. 308). Le numérique permet en effet de rassembler des sources autrement fractionnées et éparses, de les préserver et de les comparer dans le temps et l’espace. Cette « médiation numérique […] conditionne le regard que nous portons sur les corpus anciens » (p. 307), souligne enfin Pinson dont l’ouvrage est le produit de ce nouveau regard. La culture médiatique francophone en Europe et en Amérique du Nord offre une lecture dont ne saurait faire l’économie quiconque s’intéresse à l’histoire des médias en général et à l’histoire des médias francophones en particulier.