Corps de l’article

Les esclaves, des victimes ?

Les esclaves des sociétés esclavagistes de l’Atlantique français[2] ont-ils moins résisté que leurs homologues états-uniens, brésiliens, jamaïcains ou cubains ? Ont-ils été plus victimes, plus passifs qu’ailleurs ? La question peut paraître étrange, mais l’actualité récente en France entourant l’adoption, à l’automne 2016, par l’Assemblée nationale d’un amendement à la loi sur « l’égalité réelle » pour les départements et territoires d’outre-mer visant à faire du 23 mai la « journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial » lui donne une certaine légitimité[3]. Fait unique en son genre, la France dispose désormais de deux dates pour souligner sa participation à l’histoire de l’esclavage racial : le 10 mai, « journée nationale de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions », date observée depuis 2006, et le 23 mai, journée des victimes[4]. Des victimes, plutôt que des figures résistantes dont la capacité d’action, les stratégies et les tactiques de survie mériteraient l’attention[5].

Il est indéniable, bien sûr, que les esclaves du monde atlantique français ont été victimes d’un vol originel (celui de leur corps) et de régimes de terreur visant à faire d’eux les travailleurs soumis d’une économie de plantation qui est alors la règle des Amériques. Indéniable aussi que leurs descendants sont victimes après 1848 de discriminations sociales, politiques et économiques qui perdurent encore. Considérer les esclaves comme des victimes, dont il faudrait se souvenir à un moment précis du calendrier républicain français, relève d’abord, en revanche, à nos yeux, de revendications politiques et associatives précises[6] qu’il n’est pas question de détailler ici tant elles témoignent, de manière assez évidente, de l’ère de « saturation » mémorielle dans laquelle la France est en partie plongée depuis une vingtaine d’années environ[7].

La réponse à la question qui ouvre cet article est évidente. L’esclavage n’est pas de nature fondamentalement différente dans les Antilles françaises, en Louisiane, en Nouvelle-France et dans les Mascareignes qu’à la Barbade, à Cuba, à New York ou encore en Caroline du Sud (bien qu’il existe des variations d’une société à l’autre, entre esclavage urbain et esclavage de plantation notamment). Les esclaves des sociétés du monde atlantique français n’ont pas moins résisté à leur condition qu’ailleurs. Ils ont résisté, lutté et combattu en Guyane ; ils se sont opposé, ajusté, révolté à la Martinique ; ils se sont accommodé, ont vécu malgré tout, survécu un peu partout ailleurs. Des milliers d’hommes et de femmes se sont échappés, de la Nouvelle-France à la Louisiane en passant par l’île Bourbon (Réunion) ; ils ont parfois comploté et refusé d’enfanter ; ils se sont soulevés violemment, parfois avec grand succès, comme à Saint-Domingue, et ont occupé une « géographie rivale[8] » à celle de leurs maitres, à défaut de pouvoir toujours se révolter. Ils ont philosophé et déployé des idéologies politiques à l’intérieur même du système esclavagiste[9]. Ils ont créé (prié, dansé, joué de la musique, mis en scène leur corps et leur voix, etc.) et ont donc résisté – et vice versa – si l’on se fie à la définition que Gilles Deleuze a donné de l’acte de résistance dans sa conférence devant les étudiants de la Fémis à la fin des années 1980[10]. Ils ont résisté dans la mesure où ils ont « [refusé] de donner “raison” à l’autre, d’accepter sa ratio, ou ordre des choses », pour reprendre la définition que donne Marie-Christine Rochmann de l’acte de résistance servile[11]. Au fond, comme le dit très bien l’anthropologue Christine Chivallon,

les sociétés issues de l’esclavage obligent à adopter une double vue. D’un côté, celle qui permet de mesurer l’ampleur des processus de domination dans le Nouveau Monde. […] De l’autre, celle qui donne accès à la résistance déployée par les esclaves et leurs descendants pour contrer les effets dévastateurs de l’entreprise coloniale. […] le problème est que le volet des résistances est encore mal connu, principalement en raison du fait qu’il est rendu peu accessible par les sources écrites. Et quand il l’est, il n’est pas sûr qu’une juste place lui soit accordée[12].

À bien y regarder, l’objet « résistance » n’occupe pas la « juste place » qui lui revient dans l’historiographie française, ce que constate déjà, en 1974, l’historien Gabriel Debien qui avoue alors ne pas avoir su inclure à sa grande oeuvre, Les esclaves aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles), un chapitre sur la question des résistances : « L’histoire de la résistance à l’esclavage, c’est-à-dire les représailles des esclaves contre leurs maîtres, devrait former ici un chapitre important. En fait il n’en sera rien et pour bien des raisons. Les documents n’ont pas encore été réunis, les recherches ne font que commencer[13]. » Alors que la question n’a pas cessé d’être étudiée dans l’historiographie anglo-saxonne depuis les années 1960 (en dépit des appels légitimes de certains, comme Walter Johnson, Simon Newman ou encore Trevor Burnard, à plus de lucidité, étant donné l’inégalité des rapports de pouvoir inhérente aux sociétés esclavagistes[14]), on est frappé par la rareté des travaux en France, par le peu d’écho qu’ils reçoivent et par la manière employée récemment pour les résumer – comme si les esclaves « résistants » devaient se contenter de rôles de figurants[15].

Le mot « rareté » mérite d’être nuancé. Les résistances à l’esclavage dans l’Atlantique français ne sont pas un objet nouveau et il est important de lire ou relire les précurseurs que sont Arlette Gautier[16] (sur les résistances des femmes esclaves dans les Antilles françaises), Gabriel Debien, Jean Fouchard et Yvan Debbasch[17] (sur le marronnage, à Saint-Domingue en particulier), Josette Faloppe[18] (sur le marronnage et les processus de résistance à la Guadeloupe), Serge Mam Lam Fouck[19] (sur le marronnage en Guyane), Lucien-René Abénon[20] (sur les révoltes serviles en Guadeloupe et en Martinique), Hubert Gerbeau[21] (sur les résistances à l’esclavage dans l’océan Indien), Prosper Ève[22] (en particulier sur l’épopée des marrons dans les montagnes de l’île Bourbon mais aussi l’île de France [île Maurice aujourd’hui]), Léo Elizabeth[23] et Françoise Thésée[24] ou encore Yves Bénot[25]. Il est important de lire, également, les travaux récents de Caroline Oudin-Bastide sur les sources judicaires et les voix d’esclaves[26], Rachel Danon sur les figures du marronnage dans la littérature au XVIIIe siècle[27], Audrey Carotenuto sur les résistances serviles à la Réunion (1750-1848)[28], Lionel Trani et Stéphanie Belrose sur le marronnage en Martinique[29], ou encore Silyane Larcher (sur les esclaves comme acteurs sociaux et politiques)[30].

Vu l’importance du sujet, on ne peut pas dire pour autant que l’objet résistance a été étudié de manière exhaustive. De plus, rares sont les travaux, ces cinquante dernières années, à avoir choisi le cadre de l’histoire atlantique, ou du moins le cadre du croisement et de la comparaison au sein des sociétés esclavagistes françaises ou entre ces sociétés et les autres grands espaces esclavagistes des Amériques[31]. Une exception est peut-être Léonard Sainville, l’un des rares auteurs à avoir essayé de considérer les Antilles françaises dans leur globalité, dans sa thèse d’État intitulée « La condition des Noirs dans les Antilles françaises et en Haïti[32] entre 1800 et 1850 », réalisée sous la direction de Jean Ganiage et soutenue à la Sorbonne en 1970 – période marquée par les décolonisations et la montée d’un sentiment nationaliste et indépendantiste dans les Antilles françaises et à la Réunion. La thèse, longue de 1462 pages (excluant la bibliographie), est monumentale et s’appuie sur un éventail impressionnant de sources secondaires, qui témoignent de la familiarité de l’auteur avec l’historiographie anglo-saxonne du paradigme de résistance. Sainville est pionnier dans sa tentative d’étudier conjointement petites et grandes Antilles. Pionnier aussi, bien que ses sources originales soient surtout tirées de la correspondance officielle, dans sa façon de présenter dans le « Livre 5 » de son oeuvre (intitulé « Le devenir des Noirs antillais et leur lutte contre l’oppression ») les esclaves comme des acteurs de premier plan, toujours en lutte :

Les historiens n’ont pas assez mis en valeur que l’un des caractères principaux qui s’attache au régime de l’esclavage, c’est la lutte continuelle qu’il suscite contre lui, le déchaînement de violences qu’il peut provoquer, conséquence inévitable de la violence qui est le fondement sur lequel il se perpétue.

[…]

La résistance constante des esclaves à l’organisation sociale qui les enserre de partout […] est la meilleure réponse aux affirmations intéressées et inconsistantes qu’on a répandues à leur sujet, et un rappel à plus de dignité de tous ces chroniqueurs en chambre, faiseurs de théories[33].

Une historiographie de la typologie

Léonard Sainville est une voix marginale, à contre-courant d’une historiographie qui, jusqu’à récemment, a souvent fait la part belle à la typologie et au modèle-type au détriment de la micro-histoire, de la différence et du ras-du-sol. Comme si les résistances à l’esclavage dans le monde atlantique français devaient être comprises avant tout par le truchement de catégories, et non en retraçant, comme dans l’historiographie anglo-saxonne par exemple, le destin des hommes et des femmes esclaves en lutte. L’historiographie du marronnage (relativement abondante comparée aux autres formes de résistance) est caractéristique de cette approche. Le marronnage est perçu, depuis le début des années 1960 au moins, à travers une typologie particulièrement réductrice héritée de la période esclavagiste, en particulier de la Réunion (mais aussi de la Guyane), où les autorités distinguaient, dans leurs lois et règlements, à partir du début du XIXe siècle, le « petit » du « grand » marronnage. « L’ordonnance du Commandant et Administrateur pour le Roi, sur le Marronnage » de 1819 pour l’île Bourbon précise aux articles 15 et 16 que « sont réputés petits marrons les esclaves qui auront été absens [sic] plus de trois jours et moins d’un mois » et que « sont réputés grands marrons les esclaves qui auront été absens [sic] au-dessus d’un mois »[34]. Cette opposition qui, à l’origine, permettait de distinguer le moment à partir duquel la répression du marronnage relevait de l’État plutôt que du maître, a fait l’objet de quelques critiques et nuances[35] mais continue à être dominante[36]. Le petit marronnage consisterait en un ensemble de fuites temporaires, individuelles la plupart du temps et peu dangereuses aux yeux des maîtres et des autorités, et le grand marronnage désignerait quant à lui des tentatives de retrait permanent des esclaves en fuite, souvent collectives, en particulier dans les zones montagneuses de la Réunion, de Saint-Domingue ou encore de la Guadeloupe. L’opposition binaire est problématique pour au moins deux raisons : elle établit, qu’on le veuille ou non, une distinction qualitative entre une « petite » forme de résistance qui serait moins dommageable pour la société esclavagiste qu’une autre, et moins politique dans sa visée ; elle tend, par ailleurs, à uniformiser des situations hétérogènes que les historiens ont somme toute assez peu étudiées.

L’auteur généralement cité pour justifier la distinction entre « petit » et « grand » marronnage est Gabriel Debien, auteur prolifique qui, dans les années 1960, dépouille de nombreuses sources sur cet aspect des résistances à l’esclavage, en particulier des annonces de fuite publiées dans les journaux de Saint-Domingue[37]. Dès 1966, Gabriel Debien impose la distinction entre « petit » et « grand » marronnage dans un article intitulé « Le marronnage aux Antilles françaises au XVIIIe siècle »[38]. Il s’appuie sur des récits de planteurs (qui, eux, n’emploient pas ces catégories) dont il questionne à peine les propos dévalorisants pour les esclaves en fuite. « On disait aussi marronnage », explique-t-il en rapportant les paroles d’un habitant de Saint-Domingue, « “mais improprement” en parlant, des absences d’un ou deux jours, ou même d’une semaine, que les esclaves faisaient “plutôt par paresse et par libertinage que dans l’esprit de la désertion”. Nous l’appellerons le petit marronnage ou marronnage léger. » Un tel marronnage [n’est-il pas simplement « léger » ?] est considéré par l’auteur comme un simple « absentéisme » et ne saurait être autre chose, à ses yeux, qu’« une manière de va-et-vient particulier ». Sans grande importance, donc. De toute façon, à en croire l’auteur, « les esclaves fuient sans savoir pourquoi, sans motif, sans dessein, sans rien prévoir »[39]. On ne peut que relever le caractère paternaliste d’une telle analyse qui réduit l’esclave à ses réflexes animaux.

Gabriel Debien nuance, il est vrai, ses conclusions lors de la parution, en 1974, de son livre, Les esclaves aux Antilles françaises. Il concède alors que le « petit » marronnage « n’est pas toujours signe de paresse comme le disent les colons » mais il appuie toujours sa démonstration sur le récit du colon de Saint-Domingue Valentin de Cullion, qui minimise la portée des résistances des esclaves[40]. Debien admet désormais que ces derniers savent peut-être ce qu’ils font en s’échappant : « Il semble que des [notons le changement d’article, de défini à indéfini, par rapport au texte de 1966] esclaves partaient sans savoir pourquoi, sans motif, sans dessein, sans préméditation. À nos yeux. Mais que savons-nous de ce qui pouvait se passer dans les cases-nègres, les haines, les colères, les vengeances[41] ? » Gabriel Debien conclut, on le voit, sur un aveu d’échec. Il lui est impossible de pénétrer la psyché des esclaves et il se contente de distinguer désormais « trois types de marronnage bien distincts : 1) le grand marronnage, celui qu’on assimile au marronnage par bandes, le plus connu, le plus spectaculaire, le plus inquiétant » ; « 2) le marronnage de petit rayon, et de courte durée, de beaucoup le plus nombreux » et 3) « le marronnage prolongé, mais individuel, qui n’était peut-être qu’une étape vers le marronnage en bande ». Grand marronnage, de petit rayon ou prolongé : l’historiographie n’a pas retenu ce découpage ternaire plus nuancé, jamais vraiment discuté depuis 1974[42].

La distinction entre « petit » et « grand » marronnage prolonge d’autres formes de classement, elles aussi héritées de la période esclavagiste, les plus connues d’entre elles étant celle du père dominicain Jean-Baptiste Du Tertre, qui oppose le marronnage des nouveaux esclaves et des esclaves acclimatés[43], et de l’abolitionniste Victor Schoelcher. Ce dernier distingue en 1842 trois types de marronnage. Ce faisant, il valorise une certaine forme de résistance (qui cadre avec l’ère du héros romantique et solitaire) et en minimise, non sans condescendance et excès de pathos, les deux autres.

Il y a, l’on peut dire, trois sortes de marrons  : leur caractère est fort distinct. Le premier est l’homme énergique, aux passions ardentes, à l’esprit résolu qui n’a pu se plier à la discipline de l’atelier […]. Celui-là s’enfuit pour toujours […]. L’autre marron est l’esclave qui s’échappe pour un sujet quelconque, la crainte d’une punition, un moment de lassitude, un vague besoin de liberté ; et qui, la cause cessant, revient de lui-même à la grand case au bout d’un certain temps […]. Il y a une troisième sorte de marron, c’est celui auquel les rigueurs de l’esclavage sont trop lourdes, qui n’a pas la force de les endurer […]. Ce malheureux est véritablement à plaindre ; il s’enfuit parce qu’il souffre, parce qu’il n’a pas assez de désespoir pour se suicider ; mais il n’a rien prévu, il se traîne sur la lisière des chemins[44].

On pourrait croire qu’une telle caricature (le marron « énergique » et « résolu »/l’esclave qui a un « vague besoin de liberté »/le marron « malheureux ») n’aurait pas résisté à l’épreuve du temps. Il n’en est rien, comme le rappelle Marie-Christine Rochmann dans son livre L’esclave fugitif dans la littérature antillaise[45]. D’un auteur à l’autre, on comprend que l’esclave qui s’enfuit, et par extension l’esclave qui résiste à son asservissement, n’est finalement qu’une catégorie. À quelques exceptions près, il n’a pas de véritable volonté.

Au-delà du marronnage, on est frappé par la récurrence/la tentation du classement dans l’historiographie des résistances à l’esclavage dans l’Atlantique français, comme s’il fallait à tout prix établir une hiérarchie des actions humaines plutôt que d’en faire une histoire centrée sur l’agentivité, le quotidien et la voix des acteurs[46]. Pour Gabriel Debien, il y aurait des « vraies formes de résistance ! […] les incendies volontaires, les assassinats d’économes ou de gérants ». Et il y aurait, donc, des formes de résistance moins authentiques, le fait de s’échapper, notamment, qui ne représenterait pas forcément, selon l’auteur, « une vengeance de l’esclave opprimé »[47]. En 1961, Yvan Debbasch, dans une analyse célèbre, mais non moins paternaliste, du marronnage dans les Antilles françaises se perd lui aussi dans les classements. Il distingue trois catégories de marrons : les « noirs nouveaux », les « noirs de houx » [les travailleurs au champ] et les « noirs à talent et noirs à journée ». Ces esclaves trouveraient à se cacher dans deux types de « refuges » qui s’organiseraient, à leur tour, en sous-catégories. Il y aurait parmi les esclaves, en conclusion, des meneurs auxquels s’opposerait le « troupeau des noirs agriculteurs », bref des esclaves « moins audacieux » dont le profil trancherait radicalement avec des figures plus « attachante[s] »[48]. La caricature ne pouvait être plus évidente.

Plus proche de nous, Audrey Carotenuto, dans son analyse quantitative des résistances serviles à la Réunion, réactive certaines des catégories proposées par Yvan Debbasch et en emprunte d’autres à Josette Fallope[49]. L’approche est différente, certes, mais on perçoit, à la lecture de la dernière partie de sa thèse (« Une typologie des résistances serviles »), une certaine tendance à la dépersonnalisation des esclaves en lutte, résultat inévitable de cette habitude, ancrée, de la catégorisation – à laquelle peu de chercheurs, même récemment, ne semblent pouvoir échapper. C’est le cas, emblématique, de Frédéric Régent, l’actuel président du Comité national pour l’histoire et la mémoire de l’esclavage. En 2007, il refuse d’adopter la typologie avancée par Gabriel Entiope[50] et en propose une nouvelle. Il oppose les actions des esclaves visant à interrompre le régime de travail – qui seraient des formes de résistance – et les « contes, la danse, les chants, le travail au jardin pendant son temps libre » qui « participent à la reconstruction culturelle et matérielle de l’esclave lui-même » mais qui ne seraient pas des formes de résistance[51]. À défaut de trancher de manière définitive, Frédéric Régent a proposé il y a peu d’abandonner, simplement, le concept de résistance, peu opératoire selon lui. S’il se démarque ainsi de l’habitude typologique, il évacue, en même temps, la possibilité de re/penser l’agentivité des esclaves dans le monde atlantique français à travers une notion pourtant particulièrement féconde dans l’historiographie des Amériques noires[52].

Quelques pistes d’explication

Il est difficile, à ce stade de la recherche, d’identifier clairement les raisons permettant d’expliquer la place marginale de l’objet résistance dans l’historiographie des sociétés esclavagistes de l’Atlantique français. Quelques hypothèses peuvent cependant être avancées.

Les sources originales (imprimées ou manuscrites) de l’histoire des résistances à l’esclavage ne manquent pas. Elles sont dispersées, bien sûr, de part et d’autre de l’Atlantique, sans oublier celles qui se trouvent dans l’océan Indien, mais cela ne peut tout expliquer. Une chose est néanmoins certaine. Bien peu d’entre elles sont numérisées[53] ou publiées dans des recueils. Le contraste avec l’historiographie états-unienne est frappant, par exemple, en ce qui concerne l’histoire du marronnage. Dès les années 1970, et jusqu’à la fin des années 1990, on assiste aux États-Unis à la publication d’anthologies d’annonces pour esclaves en fuite publiées en Virginie, dans les Carolines ou encore dans la colonie et l’État de New York[54]. Les débuts de l’historiographie des résistances à l’esclavage aux États-Unis sont indissociables de ces volumineux ouvrages, abondamment cités dans la littérature secondaire et utilisés dans les cours de niveau universitaire comme preuves de la participation active des esclaves à leur propre libération. Les annonces de fuite sont des sources abondantes, faciles d’accès et dont l’analyse se prête mal à la typologie. Ce sont des textes courts qui laissent entendre des voix rebelles. Des sources parfaitement adaptées aux orientations de la nouvelle histoire de l’esclavage qui émerge du contexte des luttes pour les droits civiques et des prises de parole noires, dans les rues, dans les universités et dans les livres d’histoire.

Les anthologies d’annonces sont remplacées dans les années 1990 et 2000 par des sites Internet qui facilitent la recherche et permettent de renouveler les approches[55]. Ces dernières années, de vastes corpus d’annonces ont également été constitués pour d’autres régions que les États-Unis, notamment la Jamaïque et même tout récemment la Grande-Bretagne[56]. Les journaux des Antilles françaises et de la Réunion, en comparaison, n’ont pas été exploités de manière systématique[57]. Des fragments de vies d’esclaves par milliers attendent donc toujours d’être lus.

Ajoutons à ce premier élément d’explication que les historiens français des résistances à l’esclavage ont longtemps écrit à partir des marges de la métropole, la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion ou d’universités africaines, ce qui a probablement eu pour effet de limiter la portée de leurs publications dans les universités jugées plus prestigieuses de l’Hexagone où l’on n’a pas conduit, ou peu, pendant longtemps, de recherche sur l’esclavage. Josette Fallope, par exemple, enseigne à l’Université d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, où elle diffuse certains de ses résultats[58], dans les années 1970-1990. Le romancier et historien Léonard Sainville, auteur d’une thèse d’État sur la « condition des Noirs » dans les Antilles françaises et en Haïti en 1970[59], est basé à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, au Sénégal, à la fin des années 1960, avant de diriger le Centre de recherches et de documentation du Sénégal à Saint-Louis jusqu’à sa mort en 1977. Lucien René Abénon et Léo Elizabeth enseignent, quant à eux, dans les Antilles. Certains de ces historiens proviennent également des marges de la recherche universitaire. Ils sont professeurs de collège, de lycée ou d’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres), inspecteurs académiques, acteurs du patrimoine, des archives et des bibliothèques. Cela ne les empêche aucunement, bien entendu, de réaliser des recherches originales et de très grande qualité, mais leur position institutionnelle limite, c’est du moins notre hypothèse, l’écho de leurs activités dans un monde universitaire qui fait la part belle à certaines « grandes » institutions hexagonales et qui valorisent un certain type de parcours académique.

Cette marginalisation géographique de la recherche se double d’un problème d’accessibilité et de visibilité. Plusieurs mémoires de maîtrise sur le marronnage, ceux de Vincent Di Ruggiero et de Jocelyne Jacquot, par exemple, ont bien été soutenus dans les Antilles[60]. On constate cependant que ces travaux sont difficilement consultables[61]. Le même sort est réservé aux rares articles qui portent sur les résistances à l’esclavage, sur le marronnage surtout, publiés dans les revues des sociétés d’histoire martiniquaise et guadeloupéenne, les Annales des Antilles. Bulletin de la Société d’histoire de la Martinique et le Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe. La première revue n’est pas en ligne et ne se trouve qu’en Martinique, en France et en Angleterre (dans des bibliothèques spécialisées). Si le Bulletin de la Guadeloupe est plus largement disponible (il fait aussi plus de place aux historiens professionnels que son homologue martiniquais, plus porté sur l’histoire locale) il n’est en ligne qu’à partir de 2009. La revue Outre-Mers, ancienne Revue des colonies, est bien, pour sa part, intégralement disponible sur le portail Persée à partir de l’année de publication 1931. Entre 1913 et 2003, cependant, seuls six articles portent sur l’histoire des résistances à l’esclavage, dont trois sur le marronnage en Guyane française[62].

La Guyane, justement, a longtemps monopolisé les regards en raison de la géographie spécifique de son « grand marronnage » (forêt tropicale) et de la continuité du phénomène, d’un point de vue culturel, social et politique, dans une société où les descendants des marrons du XVIIIe siècle jouent encore aujourd’hui un rôle important. C’est le cas, également, de la Réunion (régions montagneuses propices à la fuite) et d’Haïti, dont l’histoire du grand marronnage a longtemps focalisé l’attention, d’une part, en raison du rôle crucial des esclaves de Saint-Domingue dans le processus qui mène à la première abolition de l’esclavage dans le monde colonial français à la fin de l’été 1793, et, d’autre part, de la mise en avant, à des fins politiques, de l’histoire du marronnage pendant la dictature duvaliériste. Les historiens de l’école nationaliste haïtienne, en particulier Jean Fouchard, se penchent alors avec passion sur le marronnage à Saint-Domingue et sur ses liens avec la mise en branle du processus révolutionnaire à l’été 1791. L’idéologie « noiriste » duvaliériste (les Noirs d’Haïti seraient les véritables ancêtres de la nation contrairement aux « mulâtres ») et ses métamorphoses dans le monde universitaire ont participé, cependant, à réduire l’histoire des résistances à l’esclavage avant la Révolution à n’être que l’antichambre de cette dernière. Tout, ou presque, reste donc à faire pour la période coloniale[63]. On ne sait pratiquement rien, par exemple, des résistances des femmes esclaves ou du rôle des facteurs ethnique ou de classe dans la formulation des stratégies de résistance servile, sans même parler de la jonction qu’il faudrait établir entre résistance et performance ou de la géographie du marronnage à Saint-Domingue et de l’évolution de cette géographie à travers le temps.

De manière plus large, il est possible que le contexte social et politique français des années 1960-1990 n’ait pas été favorable au remplacement du style typologique et à l’éclosion du paradigme de résistance, comme aux États-Unis. Dans les États-Unis des années 1960, les mouvements de lutte afro-américains pour les droits civiques convergent avec les objets de recherche des universitaires (création de départements d’études noires, associations professionnelles faisant la promotion de ces études et associations étudiantes réclamant une ouverture du récit états-unien). Rien de comparable en France où l’histoire sociale des Annales triomphe dans les années 1960 avant l’apogée de l’histoire dite immobile, des structures et de la très longue durée, dans les années 1970. Rien de comparable non plus dans la mesure où les mobilisations sociales et politiques des années 1960 en France ne donnent pas naissance à des départements d’études noires, ou d’études antillaises, ou de chaires de recherche en études noires ou en histoire sur l’esclavage, et où le sort des peuples issus de la décolonisation (Algérie, Tunisie, Maroc et Indochine par exemple) attire peut-être plus les regards des chercheurs que les esclaves du monde atlantique français[64].

Les poètes et romanciers antillais (dans le sillon de la « négritude » notamment, mais pas seulement), les étudiants martiniquais, guadeloupéens, guyanais et réunionnais expatriés dans la métropole et les activistes (comme Armand Nicolas[65], longtemps secrétaire général du Parti communiste martiniquais) qui gravitent au sein des mouvements politiques antillais (autonomistes, dans un premier temps, indépendantistes ensuite), communistes et de gauche en général, tentent bien, comme aux États-Unis, à partir des années 1950, de renverser la hiérarchie des héros et des victimes. Le temps semble bien venu de mettre au premier plan des figures d’esclaves résistants en lieu et place des héros traditionnels de la République, Victor Schoelcher en particulier, un mouvement amorcé dès 1948[66], lors des commémorations du 100e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Le marronnage est central, par exemple, au roman historique écrit par des lycéens du Lycée de Baimbridge, Guadeloupe, en 1976-1977. Pour Édouard de Lépine (exclu du Parti communiste martiniquais en 1971 pour ses prises de position indépendantistes et fondateur, par la suite, du groupe Révolution socialiste), il est clair que « Les planteurs antillais ont rarement dormi sur leurs deux oreilles. […] L’histoire de l’esclavage avait été ponctuée d’actes de rébellion et de révoltes plus ou moins violentes, notamment depuis la révolution haïtienne[67]. » Les déçus de l’assimilation – et de la loi de départementalisation de 1946, qui met fin au statut de colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion – se tournent donc vers le passé à la recherche de figures de lutte qui apporteraient, par ricochet, une certaine légitimité aux résistances contre l’État français[68]. Comme le résume le politiste et philosophe Johann Michel :

Le désir de reconnaissance victimaire dans la mouvance de la négritude s’accompagne en même temps d’une glorification des résistants à l’esclavagisme des pionniers de l’Abolition comme Toussaint Louverture, et des esclaves affranchis (les Marrons). Bien que persécutés par la faute de l’État colonial, les esclaves n’ont pas subi passivement leur sort. Une telle représentation mémorielle présente dans les Antilles ou dans la diaspora antillaise que l’on retrouve en Métropole connaît un nouveau souffle dans le contexte de la Décolonisation et de la montée en puissance des mouvements indépendantistes : qu’il s’agisse de la résistance noire contre l’esclavage ou des revendications indépendantistes des années 1950-1960, c’est un même combat contre l’oppresseur colonial qui est mis en exergue[69].

Il nous semble néanmoins que ces transformations, aussi importantes soient-elles, ont peu d’écho à l’extérieur de la région antillaise et de l’océan Indien, lorsqu’elles ne se limitent pas à la sphère littéraire[70]. Certes, ces transformations se traduisent dans les années 1990 par l’installation, à certains carrefours ou sur les places publiques des anciennes sociétés esclavagistes, de monuments en l’honneur des luttes serviles, du marronnage en particulier[71]. Nous posons l’hypothèse, cependant, que l’érection de ces monuments, en plus de concentrer l’attention sur des figures héroïques souvent abstraites [le Marron notamment] ou sur des dates spécifiques [l’insurrection de Saint-Pierre du 22 mai 1848 en Martinique, par exemple, ou la résistance des Guadeloupéens au rétablissement de l’esclavage en 1802, et en particulier la lutte héroïque de Delgrès face aux forces expéditionnaires napoléoniennes] au détriment de la multiplicité des actes de résistance des esclaves, n’a pas toujours été accompagnée d’un véritable infléchissement paradigmatique et d’un souci d’histoire. « Visibilité » et « épaisseur historique », en d’autres termes, ne sont pas toujours allés de pair[72].

Au fond, l’histoire de l’esclavage en France reste souvent très officielle et conventionnelle jusque dans les années 1990 (la perspective économique y étant souvent dominante[73]), lorsque des chercheurs, sous l’impulsion notamment de Marcel Dorigny (qui organise de très nombreux colloques, dirige d’importants ouvrages collectifs, en plus d’animer les rencontres de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne), Carolyn Fick, Myriam Cottias, et des civilisationnistes oeuvrant souvent dans des départements d’études anglophones[74], prennent le tournant d’une nouvelle histoire sociale et culturelle de l’esclavage. Ce tournant, sans qui l’histoire des résistances à l’esclavage en France ne pouvait vraiment émerger et sortir de la marge, coïncide avec les commémorations du 150e anniversaire de la deuxième abolition de l’esclavage en 1998. On voit alors un ensemble de chercheurs, d’enseignants, d’acteurs du patrimoine, d’hommes politiques et de membres associatifs s’unir pour mettre les esclaves au premier plan des luttes ayant mené à l’abolition. Expositions, matériels didactiques, colloques : les supports nécessaires à l’émergence d’un paradigme nouveau commencent, seulement, à prendre forme[75].

Conclusion

Cet article s’est ouvert sur un constat : la place, somme toute, marginale (en particulier comparativement à l’historiographie anglo-saxonne) de l’objet résistance dans l’historiographie de l’esclavage du monde atlantique français. On aimerait conclure sur une note plus positive. Depuis la fin des années 1990, d’importants chantiers ont été ouverts et la consécration politique récente de la figure de l’esclave en tant que « victime » ne doit pas reléguer au second plan les efforts réalisés pour donner une « juste place » (pour reprendre les termes de Christine Chivallon) aux esclaves en résistance. Le Centre international de recherches sur les esclavages (CIRESC), créé en 2005 par le CNRS (et placé sous la direction de Myriam Cottias), a organisé d’importants colloques[76] et mis en place des programmes de recherche innovants ayant fait une place de choix à l’histoire des résistances et des voix d’esclaves (et non à la typologie). Toujours sous l’impulsion du CIRESC (et de Myriam Cottias), une collection « Esclavages » a été fondée aux éditions Karthala, assurant une meilleure visibilité aux travaux réalisés en France (métropolitaine ou non) sur l’histoire de l’esclavage. Le Comité national pour l’histoire et la mémoire de l’esclavage (CNMHE) a décerné en 2006 son prix de thèse au travail d’Audrey Carotenuto sur les résistances serviles à l’île Bourbon. Ce même comité, sous l’impulsion de son ancienne présidente, Myriam Cottias, a organisé en mai 2016, en plein coeur de Paris, une exposition sur la thématique résistance et résilience d’esclaves[77]. Il a tenu la même année un concours à destination des écoles primaires et secondaires de France et d’outre-mer au terme duquel un projet sur les résistances à l’esclavage en Guyane (une série de témoignages filmés) a été primé[78]. À l’École des hautes études en sciences sociales, Myriam Cottias coordonne (avec Céline Flory, Marie-Jeanne Rossignol, Antonio De Almeida Mendes et Jean Hébrard), un séminaire qui fait la part belle à l’agentivité des esclaves, en plus de diriger de nombreux étudiants aux cycles supérieurs[79].

À l’Université des Antilles, de jeunes chercheurs comme Dominique Rogers ou encore Jean Moomou orientent leurs travaux pour donner voix aux esclaves et à leurs descendants[80]. Éric Mesnard, chercheur, formateur et enseignant, produit sans relâche, quant à lui, du matériel didactique dans lequel les résistances à l’esclavage ne sont pas réduites à la portion congrue[81]. Le Mémorial ACTe, lieu hybride d’exposition inauguré en mai 2015 et lieu de mémoire de l’esclavage situé à Pointe-à-Pitre, s’appuie explicitement sur le paradigme de résistance[82].

Cet article s’inscrit résolument dans ce tournant analytique émergeant, qui ne témoigne en aucun cas, selon nous, de la domination d’une « pensée [soi-disant] unique[83] » dans l’historiographie de l’esclavage mais plutôt d’une convergence de chercheur-e-s, en France, mais pas seulement[84], de pédagogues[85], de représentants des milieux associatifs ou encore du patrimoine et des musées dont l’objectif est de faire toute la lumière sur les stratégies de résistance des esclaves des Amériques françaises et l’océan Indien.

Il importe de préciser, en conclusion, que le concept de résistance est, comme tout concept, imparfait, tout en étant une construction sociale qui engage celui qui l’utilise et qui révèle en partie sa visée politique. Comme nous l’explique cependant les sociologues José-Angel Calderon et Valérie Cohen[86], il présente un certain nombre d’avantages car il permet de visibiliser des actes dont la succession forme le squelette de l’arsenal des faibles, un arsenal, on l’a vu, trop souvent défini par l’intermédiaire de typologies réductrices. Adopter et creuser le paradigme de résistance revient à écrire une histoire de l’esclavage dans le monde atlantique français et dans l’océan Indien par le bas, une histoire de tensions quotidiennes et de petites souverainetés sans cesse renouvelées. Une histoire d’esclaves, peut-être, mais en aucun cas de victimes.