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Le cinquantième anniversaire du développement régional au Québec, en 2016, a été fort discret : il aurait été dommage que son acte fondateur, le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, ne suscite pas de réflexion rétrospective. Tel est l’objet du présent ouvrage, qui en propose une réhabilitation partielle et nuancée. Rappelant la rareté des travaux récents à son égard, Bruno Jean décrit dans l’introduction les axes d’analyse traversant l’ouvrage, témoignant de la pertinence du BAEQ : ses propositions concrètes (plus que celle du paradigme modernisateur) et ses diverses innovations (planification régionale, dimension participative, propositions de gouvernance et d’action publique territoriales). À l’issue de cette courte introduction, l’ouvrage compte huit contributions réparties en deux parties, de natures sensiblement différentes. La première partie rassemble quatre témoignages directs sur le BAEQ ou son contexte. Les deux premiers textes sont les plus originaux et rendent compte du point de vue, trop rare, du président du BAEQ : Georges-Henri Dubé, décédé depuis. Ils soulignent combien cette initiative fut à la fois enthousiasmante et décevante. Initiative enthousiasmante, d’abord : créé en 1963 à la suite d’une mobilisation de longue haleine des élites politiques et économiques du milieu, le BAEQ aboutira, en dépit de tensions (territoriales, politiques, idéologiques), à une expertise de grande qualité, remarquable pour son époque et qui trouvera des suites au sein de l’appareil d’État. Initiative décevante, aussi, tant la mémoire du BAEQ est désormais teintée par ce qui fut sans doute le péché originel de l’aménagement du territoire au Québec : la fermeture des paroisses. Le second texte apporte des précisions essentielles à cet égard : G.-H. Dubé rappelle que le BAEQ a tenté de répondre, avec le plus d’égards possibles, aux revendications issues d’une dizaine de communautés en difficulté – ce qui le pousse à regretter l’excès d’indignité que cette proposition a valu à l’oeuvre entière du BAEQ. Pour comprendre ce paradoxe, il faut se tourner vers les deux chapitres suivants.

Le texte de Robin d’Anjou explique, un peu dans le désordre, ce que fut cet épisode. « Agent de relocalisation » lors de la période cruciale 1970-1971, il témoigne à la fois des difficultés de l’exercice (notamment pour évaluer les indemnités) et de la prudence dont fit montre le BAEQ (les fermetures étaient décidées après un référendum qui devait dépasser les 80 % d’approbation). Mais il souligne aussi les maladresses insignes du processus, allant des votes sous pression au rapport Metra de 1971. Commandité par l’OPDQ (Office de planification et de développement du Québec), ce rapport n’évoquait rien de moins que 81 paroisses en difficulté et suscitera les levées de bouclier du Haut-Pays : les Opérations Dignité. Or cette contestation a fait oublier, selon l’auteur, les suites significatives du BAEQ qui, en matière forestière ou de politiques de développement, ont représenté des mobilisations durables, des ressources financières considérables et des initiatives remarquables (parc du Bic, océanographie à Rimouski), souvent encore d’actualité. Cette première partie se clôt avec le témoignage de Pierre De Bané qui, en tant que député fédéral de Matane, a accompagné les mobilisations locales avant de devenir ministre. Revenant rapidement sur sa carrière et sur l’enjeu de la fermeture des paroisses (dont il revendique la pertinence), il se tourne vers le Plan de développement de l’Est du Québec et ses suites. Il rappelle leur contribution majeure à la mise à niveau de la région, mais n’en cache pas le paradoxe : « au Canada, les politiques de développement régional […] n’ont pas beaucoup réussi jusqu’à maintenant, y compris dans notre région de l’Est du Québec » (p. 97).

La seconde partie présente, en contre-point, les analyses de scientifiques. Lawrence Desrosiers analyse d’abord les différentes réalités administratives entourant le BAEQ, depuis le découpage des régions jusqu’au développement local en passant par l’entente Canada-Québec et les formations d’urbanisme. Multipliant les variables dans un récit pointilliste, cette contribution convainc de l’importance du BAEQ, mais aussi de la complexité et des contradictions qui minent le développement régional dans les années 1960-1970 – et qui expliquent sans doute le contraste entre ses réalisations effectives et la perception d’un échec magistral. Dans l’article suivant, l’historien Jacques Lemay met en évidence, à partir de l’étude du contenu de la presse régionale, le rapide retournement de l’opinion publique. Bien disposée durant les travaux du BAEQ (1963-1966) qui résonnent avec les inquiétudes du milieu, l’opinion publique est d’abord contrariée par la lenteur des gouvernements à se saisir des enjeux des paroisses marginales. Mais le retournement se produit vraiment en 1968-1971, lorsque les communautés concernées s’effondrent brutalement (exode, fermeture des services), alors même que le programme de relocalisation est encore inachevé. En dépit du soutien d’hommes politiques (Pierre De Bané, visite de Robert Bourassa), le sentiment de blocage prévaut en 1970 lorsque commencent les Opérations Dignité, qui réorientent le développement sur un mode plus ascendant que porté par l’État. Le dernier texte, de Jean-François Simard, poursuit l’analyse, afin de réhabiliter le BAEQ comme « moment phare de la Révolution tranquille ». Nuançant les analyses négatives à son égard, il souligne son importance pour l’administration publique. Au-delà d’une démonstration parfois fragile, le texte montre que l’expérience-pilote reprend de vieilles questions avec des outils nouveaux, proposant une sorte de réingénierie de la région très ambitieuse, où la modernisation devait toucher tous les secteurs économiques, mais aussi les structures publiques locales, la participation, etc. Le BAEQ fut aussi une innovation institutionnelle, poussant aux coopérations fédérale-provinciale et à une meilleure implantation territoriale des services de l’État – ce qui en fait donc une « contribution significative à l’État québécois » (p. 187).

En définitive, l’intérêt de cet ouvrage réside dans le double élargissement de perspective sur le BAEQ : après les critiques sans concession, le temps est peut-être venu d’une confrontation avec les porteurs du BAEQ ; l’analyse en termes de développement régional, longtemps dominante, doit sans doute être complétée par une analyse élargie à l’État et aux acteurs locaux. En tout état de cause, cette synthèse définitive reste à faire.