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Quelle part la France a-t-elle eue dans le vaste mouvement migratoire qui a marqué le développement du Canada à la fin du XIXe siècle ? L’ouvrage de collaboration que viennent de publier Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune, tous historiens chevronnés, intitulé Transposer la France. L’immigration française au Canada (1870-1914), comble un hiatus important dans la trame de l’immigration française au Canada. Il couvre la période de 1870 à 1914 qui a vu 50 000 Français traverser l’Atlantique pour venir s’établir au pays.

Près de la moitié de ce contingent cherchera à prendre racine dans les Prairies que les autorités politiques du nouveau Dominion souhaitaient peupler afin d’amortir les coûts faramineux du lien ferroviaire de l’Intercolonial, inauguré en 1886 pour donner corps à l’unité du nouveau pays. Le Canada s’étendait jusqu’au Pacifique depuis que la Colombie-Britannique avait rejoint la Confédération en 1871.

Plus de dix millions d’immigrants allaient être recrutés dans les îles Britanniques ; les Italiens affluaient (huit millions) et des millions de migrants en provenance de l’Europe de l’Est, poussés par la pauvreté, venaient tenter leur chance dans un pays de cocagne.

Il fallait aussi créer des marchés pour les produits manufacturés fabriqués en Ontario et au Québec, un objectif au coeur de la « National Policy » poursuivie par le gouvernement de John A. Macdonald.

En vingt ans (1891 à 1911), la population de Winnipeg explose : elle passe de 20 000 à 150 000 personnes ; la population de la Saskatchewan est multipliée par dix et elle obtient le statut de province autonome, tout comme l’Alberta, en 1905 !

Le Canada ne pouvait non plus demeurer passif devant la poussée américaine vers l’Ouest : depuis le président James K. Polke (1845-1849), les Américains cherchaient à réaliser leur « Manifest Destiny » et lorgnaient aussi du côté de l’Ouest canadien.

Les grands mouvements migratoires, de l’Europe vers l’Amérique, qui rejoignaient aussi le Brésil et l’Argentine, étaient sans précédent dans l’Histoire du monde.

Dans cette histoire du peuplement du Canada à la fin du XIXe siècle, aucune étude sérieuse n’avait évalué l’impact de l’immigration en provenance de la France. Cependant, il n’y a pas de comparaison possible entre celle-ci et les autres contingents d’immigrants européens, vu son nombre plutôt restreint : tout au plus 25 000 immigrants français s’établirent au Québec et un nombre presque semblable ailleurs au pays, principalement dans les Prairies (18 000).

Toutefois, le nouvel afflux migratoire de Français était le premier en réalité à survenir depuis la cession du Canada en 1763, puisque pendant les cent années suivantes à peine quelque 2600 Français étaient venus s’y établir, via l’Angleterre.

Le gouvernement de Wilfrid Laurier faisait de l’immigration le fer de lance de sa politique de développement : « le XXe siècle sera celui du Canada », déclarait-il. Au Québec, les chefs nationalistes, Henri Bourassa en tête, dénonçaient l’anglicisation à outrance du pays par l’immigration, qu’ils voyaient comme un relent d’impérialisme britannique. Bourassa accusait Laurier de ne pas déployer tous les efforts pour accélérer l’immigration en provenance de France et réussir à maintenir l’équilibre démographique.

Mais, en fait, le plus grand obstacle au recrutement d’immigrants français était le gouvernement français lui-même. La France s’opposait vertement à tout recrutement sur le sol français de candidat(e)s à l’immigration. Des lois assorties de lourdes pénalités défendaient l’affichage, la présence et le travail d’agents recruteurs, et les autorités contrôlaient strictement l’autorisation de sortie des Français à des fins d’immigration dans les ports du Havre, de Bordeaux ou de Biarritz.

Les Français qui cherchaient à immigrer ne pouvaient déclarer leur intention d’établissement au Canada. Le Consul général de France, établi à Montréal depuis 1869, avait ordre de décourager tout Français qui chercherait à s’enquérir des conditions d’établissement au pays. Le même message était relayé par les dirigeants de la Chambre de commerce française à Montréal, acquis eux aussi à cette politique anti-immigration.

Les raisons expliquant cette hostilité étaient simples : la France avait à l’époque une population de 38 millions d’habitants, mais elle manquait de main-d’oeuvre. Ses terres agricoles avaient été morcelées au cours des générations, et plusieurs jeunes devaient quitter leur région faute d’espace où s’établir ; ils devaient plutôt se diriger vers les grands centres et les villes industrielles. La France cherchait en outre à privilégier l’émigration de ses ressortissants vers ses colonies d’Afrique du Nord et de l’Ouest, plutôt qu’au Canada, un pays qui, pour elle, ne représentait exclusivement qu’un débouché pour ses produits d’exportation. Le commerce à développer était le seul objectif de la politique étrangère de la France vis-à-vis du Canada, depuis le rétablissement des relations commerciales à la suite de la visite de la Corvette La Capricieuse en 1855 et l’ouverture d’un Consulat à Québec en 1859.

Le délégué du Canada à Paris, Hector Fabre, et ses agents recruteurs, les Bossange, Willard et autres, rivalisaient d’adresse pour déjouer et contourner les lois anti-immigration de Clemenceau. À l’époque, il existait à Paris un groupe connu sous le nom de « les amis du Canada », réunissant des géographes, intellectuels, journalistes, tous entichés du pays, qui faisaient valoir les nombreuses occasions possibles dans ces nouvelles terres.

Cependant, la politique de laïcisation des gouvernements de la IIIe République allait avoir un effet inattendu. Les « lois Combes » de séparation de l’Église et de l’État en 1886, puis les lois de Jules Ferry de laïcisation de l’enseignement et des services sociaux en 1904-1905, produisirent un important revirement historique en chassant de leurs institutions des milliers de prêtres, religieux et religieuses de leurs fonctions, et en les poussant à exercer ailleurs leur oeuvre salvatrice.

Et c’est au Canada français qu’ils virent une ouverture pour poursuivre leur mission apostolique. Les évêques canadiens ouvrirent leur porte aux membres de ces diverses communautés. Pour le Canada français, ce bouleversement des cadres de la société française représenta une occasion inespérée. Instruits, bien formés, expérimentés, tous ces religieux vinrent renforcer les structures scolaires et sociales déjà occupées par l’Église, et ils marqueront durablement la pensée cléricale conservatrice qui imprégnera par la suite toute la société francophone. En 1910, à Montréal, la communauté française compte 20 000 personnes.

Mais ce qu’il y a de plus émouvant dans l’histoire de cette période de l’immigration recensée par ces trois historiens chevronnés, et dont chacune des contributions suit un développement comparable (gardant à la recherche sa cohérence et sa linéarité), est le sort vécu par ces milliers d’immigrants français qui viennent tenter leur chance sur des terres en friche, ces « homesteads » ou soixante acres de terrain qu’on leur donnait dans des régions à coloniser à condition de les défricher et de les cultiver dans un délai de trois ans.

Cette vie de pionnier, si bien évoquée entre autres dans le chapitre consacré à l’immigration dans les Prairies, fait revivre à deux cents ans d’intervalle l’esprit d’aventure et l’effort quasi surhumain des premiers colons français venus s’établir au pays aux XVIIe et XVIIIe siècles. La vie incroyable de ces colons, dispersés sur d’immenses territoires, parfois agglutinés à de minuscules villages, en proie au caprice des saisons, avec la seule détermination de refaire leur vie dans ce « Nouveau Monde », est presque inimaginable aujourd’hui. Plusieurs de ces tentatives n’eurent pas de suite. Fol espoir qui a pourtant durablement donné naissance à un pays qui est devenu un chef de file de la Francophonie mondiale.

L’oeuvre de Linteau, Frenette et Le Jeune est le récit d’une sorte d’épopée de l’éparpillement d’immigrants français dans de petits îlots de colonisation dont les acteurs sont en majorité tombés dans l’anonymat, mais qui ont fondamentalement cru en un certain idéal d’espoir de vie meilleure pour eux-mêmes, et surtout pour leur progéniture.

C’est étonnamment ainsi que s’est construite et enracinée la francophonie canadienne. Les auteurs ont retissé le maillon essentiel qui s’était perdu dans cette saga de l’histoire de l’immigration française au Canada. Leur oeuvre fera date. On ne pourra plus maintenant l’ignorer ; il faut leur en demeurer reconnaissant.