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Les concepts de sphère privée et de sphère publique ont été constitutifs de l’histoire des femmes, de la même manière qu’ils ont marqué les grandes étapes du féminisme des quarante dernières années[2]. Comme l’explique Denyse Baillargeon, les premières historiennes des femmes ont porté leur regard sur les activités publiques et le travail salarié des femmes, souvent pour démontrer leur absence relative de ces secteurs, au moment où les luttes féministes revendiquaient une place égale pour les femmes dans le monde du travail et de la politique. À cette phase dite « compensatoire » a succédé un intérêt pour la sphère privée, dans le but de retrouver les femmes là où elles se trouvaient, à la maison le plus souvent[3]. L’étanchéité de ces sphères a rapidement été questionnée sur le plan théorique[4] et battue en brèche par des historiennes soucieuses de comprendre l’interaction du politique et de la famille par exemple[5]. Assez récemment, la notion de « Society » est apparue dans les études de certaines historiennes américaines pour désigner cet espace intermédiaire occupé par les femmes de la bourgeoisie urbaine, espace dans lequel elles pouvaient espérer influencer les décisions politiques, tout en demeurant dans les limites de leur rôle socialement acceptable d’épouse, de mère ou de fille[6].

De ce trop bref survol de l’utilisation du concept de sphère dans l’historiographie des femmes, trois points ressortent. Dans un premier temps, même si les limites conceptuelles des sphères privée et publique ont été clairement démontrées, il n’en demeure pas moins que cette paire conceptuelle conserve une pertinence heuristique certaine pour accéder à la représentation du monde des femmes ayant connu la période de la transition industrielle et les décennies subséquentes, période durant laquelle s’est affirmé le discours de la dichotomie privé-public particulièrement au sein de la bourgeoisie et des classes moyennes. Comme le soutient Georgina Hickey, s’intéresser à l’intersection entre le privé et le public, ce n’est pas nier l’existence de ces deux pôles, c’est plutôt en appeler à une approche différente : « We need to free ourselves from seeing public and private spaces and practices as dichotomies. We need to believe that everyday urban practices – washing clothes, shopping, visiting, playing, working – are as important in the history of a city as economic depressions, riots, skyscrapers and elections, and we need to look for the ways these two worlds intersect[7]. »

Dans un second temps, il ressort de cette historiographie – et la précédente citation en est un bon exemple – que la ville constitue le terrain d’enquête de la très grande majorité des historiennes s’étant intéressées aux questions de participation des femmes à la vie publique ou encore à la mise en place des réseaux de charité et d’action sociale soutenus par les femmes[8]. Cela s’explique par le fait que l’émergence du discours sur les sphères privée et publique est étroitement liée à l’industrialisation et à son corollaire, l’urbanisation. Les quelques historiens et historiennes qui ont porté leur attention au-delà de la ville selon une perspective genrée sont ceux qui l’ont fait à travers l’étude du tourisme et de la villégiature[9], mais peu a été entrepris pour comprendre la façon dont les espaces urbains et ruraux étaient construits, perçus et vécus par les femmes de cette époque.

Pour y arriver, peut-être faut-il déplacer quelque peu l’objet d’étude, s’éloigner pour un temps des associations féminines et des grandes thématiques – la santé, le travail, la consommation, etc. –, pour cibler les individus. En effet, dans un troisième temps, il faut remarquer que, à part des biographies de femmes pionnières[10], les travaux récents, et cela malgré leur prise en compte du rôle des individus dans leur construction argumentative et leur recours occasionnel à la notion d’« agency[11] », n’en font pas le coeur de leur propos. Même un article comme celui de Wolfe et Strachan, dont le titre suggère que l’action de Julia Drummond sera au coeur de l’analyse du mouvement de réforme urbaine, laisse un peu dans l’ombre la part de l’individu pour mettre l’accent principalement sur le vaste mouvement de réforme urbaine dans lequel la Montreal Parks and Playgrounds Association s’inscrit[12].

Les pages qui suivent plongent dans la vie d’une riche Montréalaise du tournant du siècle, Elsie Reford née Meighen. Si le nom de cette dernière est encore connu aujourd’hui, c’est principalement en raison des Jardins de Métis qu’elle a créés. Ses engagements philanthropiques, précisons-le, n’avaient rien d’exceptionnels et jamais elle ne s’est investie dans les revendications féministes de son temps. Sans prétendre à la biographie, nous estimons qu’examiner le parcours de cette grande bourgeoise somme toute assez typique permet de comprendre, de l’intérieur, la perception que certaines femmes des classes aisées avaient de leur rôle social et ainsi de conclure à l’existence d’une frontière pas toujours aisée à franchir entre les sphères privée et publique. Cette frontière construite discursivement était intériorisée par Elsie Reford. En examinant la spatialisation de ses activités, à la ville et à la campagne, nous serons en mesure de saisir comment le discours structure son occupation de l’espace et, aussi, comment le type d’environnement influence sa perception de cette frontière entre les sphères privée et publique. Les mois d’hiver passés à Montréal étaient marqués par les mondanités, les oeuvres de bienfaisance, les réceptions officielles. Confinées à un espace réel restreint et influencées par le genre et la classe, les activités urbaines d’Elsie Reford s’inscrivent dans de ce qu’Allgor et Hickey ont qualifié de « Society », soit ce monde intermédiaire où les femmes des milieux aisés oeuvraient tout en bénéficiant d’une certaine influence, le plus souvent indirecte, sur les cercles de pouvoir formel. Les mois estivaux, quant à eux, se déroulaient doucement à Grand-Métis dans un univers centré à la fois sur la famille et la nature, mais ouvert sur les grands espaces et empreint d’une liberté difficilement envisageable à Montréal.

Ayant vu le jour en Ontario en 1872, Elsie Reford, née Meighen, est arrivée enfant à Montréal. Son père, président de la Lakes and Woods Milling Company[13], souhaitait alors s’installer dans la métropole canadienne et collaborer avec le frère de sa femme, George Stephen, futur lord Mount Stephen, président du Canadian Pacific Railways et ancien président de la Bank of Montreal. Meighen, dont le cousin Arthur Meighen allait devenir premier ministre dans l’entre-deux-guerres, était un conservateur convaincu, un grand partisan de la Politique nationale de Macdonald et s’était forgé la réputation d’être l’un des plus fervents impérialistes du milieu des affaires canadien[14]. Il réussit à transmettre à sa fille sa passion pour la politique ainsi que plusieurs de ses convictions impérialistes et conservatrices.

En 1894, après quelques années passées en Europe pour parfaire sa formation artistique, Elsie épouse Robert Wilson Reford, dont les parents étaient presque voisins des siens. Les Reford et les Meighen habitaient rue Drummond, en plein coeur de la New Town montréalaise, quartier qui serait désigné plus tard sous le nom de Golden Square Mile[15]. Robert W. Reford était destiné à reprendre les rênes de la florissante entreprise maritime de son père, la Reford Co. Limited[16]. Une telle position lui permit d’accéder à la présidence du Montreal Board of Trade en 1912 et du Canadian Club en 1915-1916[17]. Bref, tant par sa famille et celle de son mari, Elsie Reford appartenait à la grande bourgeoisie montréalaise de son temps. Cette situation sociale l’amena à côtoyer premiers ministres, gouverneurs généraux, grands industriels, intellectuels, grandes philanthropes et mondaines de l’époque. Une telle aisance financière lui a également donné la possibilité de s’exiler de Montréal durant les chauds étés pour gagner le domaine de pêche de lord Mount Stephen à Grand-Métis, aux portes de la Gaspésie.

Les documents d’archives laissés par Elsie Reford sont à la fois révélateurs et parcellaires. Quatre années de son journal personnel (1910-1914) et plusieurs saisons de ses carnets de jardinage ont traversé les années. Dans les pages de ses journaux, elle fait part de rencontres, de visites, d’occupations quotidiennes. Presque au jour le jour durant quatre ans, il est possible de suivre Elsie Reford à travers les rues de Montréal, dans ses voyages en Europe, que ce soit en Angleterre, où elle est allée durant des années voir ses fils en pension, en France, en Allemagne et en Italie, où elle se plaisait à visiter les galeries d’art, et à sa villa estivale à Grand-Métis. Ses carnets de jardinage contiennent plus que de simples détails techniques sur ses plantations[18] ; ils renferment de nombreuses réflexions sur la beauté des lieux, sur les sentiments qu’éveillait en elle cette nature rigoureuse mais combien généreuse. À la demande d’Elsie, presque toute sa correspondance avec ses amies et ses connaissances a été détruite après sa mort. Toutefois, les missives reçues et envoyées à lord Grey, ancien gouverneur général, ont été précieusement conservées[19], tout comme celles reçues de lord Milner et une partie de sa correspondance personnelle à ses fils et à son mari. Ces lettres couvrent près de cinq décennies et traitent d’une foule de sujets, tant politiques et économiques que personnels. À cela s’ajoutent quelques discours prononcés par Elsie Reford lors de la crise de la conscription, des centaines de photographies ainsi que des comptes rendus de ses nombreuses lectures.

Cette documentation est une porte d’entrée dans l’univers de la bourgeoisie montréalaise du tournant du siècle, mais une porte très ornée qui ouvre sur une pièce feutrée et personnelle où bien des recoins sont dissimulés au regard de l’historien et de l’historienne d’aujourd’hui. L’intérêt de ces sources réside alors non pas tant dans leur valeur documentaire – encore qu’elles sont essentielles pour situer Elsie dans l’espace montréalais et métissien – que dans l’interprétation qu’on peut en tirer des événements personnels, montréalais, canadiens et même britanniques vécus par cette bourgeoise montréalaise, impérialiste et conservatrice de conviction. Couplées à un dépouillement ponctuel de journaux anglophones de l’époque[20] et des annuaires Lovell, ces sources ont permis de retracer les itinéraires annuels d’Elsie Reford et de relever les situations et événements, publics ou privés, qui ont suscité des réactions dans son entourage et entraîné des prises de position de sa part.

La vie montréalaise

On sait relativement peu de choses de la vie de jeune fille d’Elsie Meighen. Ses liens familiaux sont bien connus, on sait qu’elle a habité quelques années avant son mariage dans la luxueuse demeure construite par son oncle, rue Drummond, qu’elle a reçu une formation à Montréal, Paris et Dresde, qu’elle était une grande lectrice d’ouvrages historiques et de classiques de la littérature britannique et qu’elle pratiquait assidûment le violon. Sur ses amitiés, son occupation du temps, sur ses premières armes dans les associations philanthropiques, les sources sont peu loquaces. Probablement a-t-elle fait son entrée dans le monde, comme débutante, de la même manière que les membres de la Montreal Junior League ont pu le faire quelques années plus tard[21]. En ce qui concerne la formation de ses intérêts en politique, l’influence de son père, pressenti pour devenir candidat conservateur lors des élections de 1904[22], semble avoir été déterminante : « Ever since I was a little girl he treated me as a companion and with confidence. Like Jane Addams, I can say that in recalling many conversations with my father there comes to my mind Mrs Brownings line in which a daughter describes her relations with her father. “He wrapt me in his large man’s doublet, careless did it fit or not[23].” »

Les sources sont plus parlantes en ce qui concerne sa vie d’épouse, encore que plusieurs zones d’ombre demeurent. Mariée à 22 ans à un voisin de bonne famille qui partageait son amour des arts[24], mère à 23 ans, et à nouveau cinq ans plus tard, Elsie Reford se fond sans trop de peine apparente dans le moule de l’épouse et de la mère bourgeoise de cette époque[25]. En 1900, les deux époux entreprennent la construction de leur demeure, rue Drummond, une maison destinée à « recevoir » et dont le faste est commenté par le beau-père d’Elsie : « It is I can tell you a grand affair, I don’t know the cost but they seem to have the very best of everything that money could buy. […] We are nowhere in comparison. There is no comparison. We are old fashioned as the hills and they have everything up to the latest notch[26]. » Elsie et Robert y passeront la majeure partie des mois d’hiver jusqu’à leur mort respective, en 1951 pour Robert et en 1967 pour Elsie.

De septembre à mai ou juin, lorsqu’elle est à Montréal, la vie quotidienne d’Elsie Reford ne semble pas être tournée vers sa famille immédiate. Son journal intime est d’ailleurs convaincant à cet égard : les allusions à son mari ou à ses fils sont très rares, assez rares du moins pour laisser croire que les activités familiales sont l’exception plutôt que la règle. Cette hypothèse est alimentée par le fait qu’elle tient le compte dans son journal de ses multiples occupations quotidiennes, que ce soit une promenade sur la montagne ou une simple visite pour le thé. On pourrait objecter que les activités domestiques lui apparaissaient comme allant de soi, ce qui justifierait leur absence dans ses journaux. Comment expliquer alors qu’elle prend la peine de les décrire dans le détail lorsqu’elles se déroulent à Grand-Métis ? Son emploi du temps à Montréal est dominé par des obligations mondaines, comme des visites de courtoisie à des connaissances et d’innombrables soupers et réceptions, mais aussi par ses engagements philanthropiques. La politique, les convictions sociales et le monde des affaires ne sont jamais bien loin, laissant ainsi apparaître une femme bien au fait des grands débats de son temps. Cette impression aurait peut-être été différente si d’autres années de son journal intime avaient traversé les décennies. En effet, entre 1910 et 1914, ses fils sont pensionnaires toute l’année en Angleterre, et Elsie avait de nombreuses heures libres. Cependant, comme c’était la pratique parmi la grande bourgeoisie, même durant les jeunes années de ses enfants, ses obligations maternelles quotidiennes étaient considérablement réduites par la présence d’une nanny ou d’une gouvernante[27].

Ce temps de relative liberté pour les femmes de l’élite était consacré à la gestion de la maisonnée, aux mondanités et, pour plusieurs d’entre elles, aux oeuvres de bienfaisance. Le travail rémunéré ou professionnel, constitutif de l’identité masculine dominante à l’époque, étant inconcevable pour les femmes appartenant à la grande bourgeoisie[28], la politique active demeurant une chasse gardée masculine, la philanthropie permettait à ces femmes de s’engager dans la société, de mettre au service des autres leurs compétences de gestionnaires ou d’organisatrices tout en respectant les limites sociales associées à leur condition féminine et à leur classe. Janice Harvey a démontré que, bien qu’elles aient été très nombreuses à faire officiellement partie d’un comité ou d’un organisme de charité, rares étaient les femmes de l’élite montréalaise qui en faisaient une priorité[29]. Selon toute vraisemblance, Elsie Reford fut l’une d’entre elles durant quelques années de sa vie.

De 1898 à 1913, elle fut administratrice au sein du Committee of Management du Montreal Maternity Hospital, un hôpital associé à l’Université McGill qui offrait aux mères célibataires ou défavorisées la possibilité d’obtenir à peu de frais les services d’un médecin pour leur accouchement. Elsie confirmait ainsi le lien familial qui attachait les Reford et les Meighen à l’institution. Sa belle-mère avait donné de son temps au Montreal Maternity quelques années auparavant[30], et le père d’Elsie, Robert Meighen, avait lui aussi été associé à l’hôpital en tant qu’administrateur[31]. Tout au long des années où elle a travaillé pour le Montreal Maternity, Elsie consacrait deux ou trois demi-journées par semaine aux affaires de l’hôpital, parfois plus, notamment entre 1908 et 1913 alors qu’elle était directrice du Committee of Management. Ce comité avait la responsabilité de trouver le financement des affaires courantes, d’approuver les budgets et de décider des coûts à facturer aux patientes, d’embaucher le personnel – sauf les médecins –, d’assurer l’approvisionnement de l’hôpital, etc.[32] Pendant quelques années, Elsie a aussi assumé l’organisation du bal de charité de l’hôpital, un événement mondain annuel très couru par l’élite montréalaise. En plus de son engagement envers le Montreal Maternity, Elsie Reford a été membre de différents comités comme le Advisory Committee on Nursing du Victorian Order of Nurses après la Première Guerre mondiale et le Montreal Council of Social Agencies, sans que l’on puisse toutefois présumer que sa participation ait été aussi importante qu’au Montreal Maternity[33].

Ces engagements philanthropiques et charitables n’ont rien d’inhabituel pour une femme du milieu social d’Elsie Reford. D’autant qu’elle n’y a pas voué sa vie, contrairement à d’autres femmes bien connues comme Justine Lacoste-Beaubien[34]. Force est toutefois de constater qu’Elsie Reford ne s’est pas contentée d’oeuvres de charité. Un peu à la manière de certaines femmes de son temps, lady Drummond du côté anglophone ou Marie Gérin-Lajoie du côté francophone par exemple[35], mais sans pour autant prendre la tête d’un mouvement de revendication de femmes, Elsie Reford s’est investie dans d’autres activités qui rejoignent le monde public d’aussi près qu’une femme de cette époque pouvait l’espérer, et tout cela sans nécessairement remettre en question les attentes sociales associées à son sexe et à sa position sociale.

Les hommes de son entourage immédiat, son mari, son père, son beau-père et son frère, avaient fait leur nom dans les affaires sans jamais embrasser de carrière politique. Il n’en demeure pas moins que les liens qu’ils entretenaient avec les cercles politiques conservateurs et britanniques étaient noués de manière très serrée, assez pour donner la chance à Elsie de rencontrer plusieurs hommes politiques. Pareil voisinage aurait pu demeurer stérile s’il n’avait pas été entretenu avec autant d’assiduité par Elsie, qui s’est révélée, tout au long de sa vie, passionnée par les questions politiques de son temps.

De son propre chef, c’est-à-dire sans nécessairement compter sur l’intermédiaire des hommes de son entourage mais en tirant profit de son statut social, elle a établi des relations avec des politiciens et des diplomates. Alors qu’elle était membre du Committee of Management du Montreal Maternity, lord Grey est arrivé au Canada à titre de gouverneur général. Suivant la tradition, son épouse, lady Sybil Grey, a été nommée présidente honoraire de l’hôpital, et elle fut conviée, avec son mari, au bal de charité de 1905 ainsi qu’à l’inauguration du nouvel hôpital, rue Saint-Urbain[36]. Ce fut le début d’une longue amitié entre Elsie et le gouverneur général. Rapidement, lord Grey la charge de travailler à la construction d’un « vrai » patriotisme parmi les Montréalaises, particulièrement chez les francophones : « If you, Lady Drummond, and one or two or three can resolve to bind yourselves into a secret society with the object of making the French respectably loyal, I believe you can do it, if you have patience, vigilance and sympathy, and do not show your hand[37]. »

Cette demande a de quoi susciter des interrogations. On sait que les femmes de la grande bourgeoisie américaine ont joué un rôle important dans ce que Catherine Allgor a nommé l’« extraofficial structure », nécessaire à la mise en place de la culture politique de Washington, rôle qui implique de défendre les intérêts de leur mari et de leur famille immédiate ainsi que de contrôler l’accès à l’élite politique[38]. Dans le présent cas, les attentes sont plus grandes : Grey souhaite que les femmes qu’il côtoie et qui partagent ses convictions utilisent sciemment leur réseau de contacts au profit d’une cause politique. Elsie Reford et lady Drummond étaient les candidates tout indiquées pour réaliser ce plan ; elles maîtrisaient le français et elles connaissaient assez bien plusieurs membres de la communauté francophone montréalaise[39]. Rien ne laisse croire que la « société secrète » projetée par Grey se soit concrétisée. Néanmoins, à partir de ce moment et jusqu’en 1910 environ, Elsie multiplie, dans ses journaux personnels et sa correspondance, les mentions de repas ou de thés pris en compagnie d’Henri Bourassa, de Raoul Dandurand, d’Armand Lavergne[40], ou encore de visites faites à Mgr Bruchési[41]. L’influence montante de Bourassa préoccupait particulièrement Grey, qui n’a pas hésité à conseiller Elsie sur la meilleure manière d’en arriver à le convaincre des bienfaits de l’impérialisme britannique. Il lui suggère, par exemple, d’utiliser avec Bourassa les mêmes techniques qu’avec le saumon… « He is a salmon who will give you plenty of sport, allow for his dashes even though they take out the last inch of your backing, but reel him gently in after each dash and keep a steady pressure upon him all the time[42]. »

Cette collaboration particulière s’est poursuivie lors des fêtes du tricentenaire de Québec, alors que le gouverneur général a demandé à Elsie Reford d’obtenir des informations stratégiques au sujet de différents groupes nationalistes, la Société Saint-Jean-Baptiste notamment, qui pourraient faire obstacle à ses projets de grandeur entourant les célébrations[43]. Cette confiance s’est manifestée avec encore plus d’acuité lorsqu’il lui a offert la présidence du comité de financement des fêtes pour la région montréalaise[44]. Malgré qu’il ait été composé de femmes et d’hommes issus des communautés francophones et anglophones de Montréal, ce comité n’a pas réussi à trouver le financement nécessaire à la réalisation des ambitions du gouverneur général, et la grande statue qui devait surpasser celle de New York est restée à l’état d’esquisse. Il n’en demeure pas moins qu’en l’associant aussi étroitement au projet, lord Grey donnait suite à une lettre d’Elsie dans laquelle elle déplorait de ne pouvoir l’aider à réaliser ses projets parce qu’elle était une femme. Elle écrivait : « How I wish I were a man and could do it for you[45] ! »

Assez peu fréquente chez les femmes qui n’ont jamais milité ouvertement en faveur des droits des femmes, pareille constatation des limites inhérentes à son sexe n’est pas isolée chez Elsie Reford. Déjà l’année précédente, elle s’exprimait en des termes similaires alors que lord Grey lui avait demandé d’intervenir en sa faveur auprès de son oncle, lord Mount Stephen, et de son père au sujet d’un projet d’exportation de blé en Asie : « Good night your Excellency and so many thanks for writing to me on such an interesting subject as the Japanese market for Canada. I wish I could be of some help it is terrible to be only a woman[46]. » Elle émit à nouveau cette réflexion quelques années plus tard au moment où un débat sur l’assouplissement des tarifs douaniers avec les États-Unis faisait rage au pays : « Ever since the announcement of the proposed Reciprocity agreement I have been most unhappy. […] If only I were a man with ability and strenght and three good men with me[47]… »

Cette pudeur à prendre les devants et à se frotter aux limites de ce qu’elle appelle « my own immediate circle[48] » s’efface partiellement à certaines occasions, par exemple lorsqu’elle sollicita l’aide du gouverneur général pour mener à bien la création d’un Women’s Canadian Club qui serait à l’image des Canadian Clubs. Dans ces clubs, les hommes recevaient des conférenciers pour les mettre au fait de l’actualité nationale et internationale. Elsie déplorait vivement que ces activités soient interdites aux femmes :

In Montreal we, the women, never get a chance of hearing any of the speeches given there, all doors are closed to us when distinguished men come to deliver an address, it is always at banquets or clubs where we are not admitted so my object is to open our doors to all and everything that will serve to enlighten and give interest in something beyond local gossip of the hour[49].

La fondation du Women’s Canadian Club en 1907 n’était pas une tentative pour ses fondatrices d’outrepasser leur rôle dans la société[50]. D’ailleurs, jamais n’a-t-il été question de faire admettre les femmes au Canadian Club. Au contraire, l’argumentaire de création traduit une intériorisation des frontières entre ce que ces femmes désignaient comme les sphères masculine et féminine, et il s’inscrit assez bien dans la mouvance maternaliste de plusieurs associations de l’époque, entre autres de la Fédération nationale Saint-Jean Baptiste qui voit le jour la même année[51]. Aux objections qui n’avaient pas tardé à fuser au sujet de la mise sur pied du Women’s Canadian Club, Elsie répondait :

it is now generally understood that there never was any thought or desire to make use of a Women’s Canadian Club as a stepping stone to something outside and beyond the sphere to which women rightly belong. But there was and is the great desire to better fit themselves to fill this sphere, and surely this is impossible of accomplishment if they be content to remain in ignorance regarding subjects of the most vital importance to the country[52].

Ce même genre de convictions l’ont animée au moment de la Première Guerre mondiale lorsqu’elle s’est autorisée à prendre la parole publiquement en faveur de la conscription. Ses allocutions ont été prononcées devant des assemblées de femmes de Montréal et des Cantons de l’Est alors qu’elle revenait d’un séjour prolongé en Angleterre. Partie rendre visite à son fils Eric, alors en pension à Londres, et s’occuper de son fils aîné, qui avait été blessé alors qu’il prenait part à la guerre comme plusieurs autres jeunes Montréalais de son rang[53], Elsie s’est retrouvée coincée en Angleterre durant plusieurs mois puisque les paquebots de passagers à destination de l’Amérique étaient confinés à port en l’absence d’escorte pour assurer leur sécurité. Elle a alors, comme plusieurs femmes de son entourage, participé à l’effort de guerre. Tandis que plusieurs femmes et jeunes filles choisirent d’apporter leur soutien en s’enrôlant dans le Voluntary Aid Detachment, le Victoria Order of Nurses ou la Croix-Rouge[54], Elsie choisit plutôt de mettre à profit sa connaissance de l’allemand et oeuvra, à titre officiel mais probablement de façon bénévole, comme traductrice pour l’armée britannique[55].

À son retour en octobre 1916, elle accepta l’invitation du Women’s Club de prononcer une conférence lors d’une soirée consacrée à la conscription[56]. Cette soirée annonçait un débat acharné qui allait ébranler le Montreal Local Council of Women l’année suivante ; la démission de la Dre Grace Ritchie-England sera même réclamée – sans être obtenue – pour sa réticence à appuyer le projet de loi sur la conscription et le Wartime Elections Act de 1917[57].

La participation d’Elsie à l’effort de guerre et ses apparitions publiques en appui à la conscription débordaient du cadre de la domesticité et de la philanthropie généralement accepté chez les femmes de l’élite montréalaise. Le contexte de la guerre avait, il faut dire, brouillé pour un temps quelques-uns des repères genrés qui marquaient la vie quotidienne tout en révélant, pour reprendre les mots de Françoise Thébaud, le triomphe du discours de la division sexuelle[58]. Cela dit, lorsqu’Elsie est sur la scène, son auditoire demeure essentiellement féminin, comme le veut la tradition de tous les clubs féminins populaires à l’époque. Bien qu’ils aient donné la possibilité aux femmes de s’exprimer sur divers sujets, ces clubs confirmaient que pareilles prises de position publiques n’étaient acceptables qu’à certaines conditions, dont celle de se confiner à prendre la parole devant des femmes.

Les interventions publiques d’Elsie se sont poursuivies lors de la campagne électorale de 1921, la première où toutes les Canadiennes ont été appelées aux urnes. Jusque-là, Elsie ne s’était pas beaucoup exprimée au sujet du droit de vote des femmes. La seule allusion à ce sujet retrouvée dans sa correspondance laisse cependant entrevoir une réticence à l’endroit des revendications suffragistes. Lors d’un voyage en Angleterre en 1909, elle raconte avoir assisté à un défilé de suffragettes. Le jugement est péremptoire : « a horrible sight[59] ». Précisons que quelques jours plus tôt, lord Grey avait fait part à Elsie de ses positions sur la franchise électorale de manière générale, semblant tenir pour acquis qu’Elsie partageait son sentiment : « No man ought to be allowed to vote, who has not proved his efficiency as a potential soldier, I am sure you would agree with this test of fitness to exercice electoral privileges[60]. » Ajoutons à cela qu’aucun indice ne nous laisse croire qu’Elsie a déjà été membre du Montreal Local Council of Women et encore moins du Montreal Suffrage Association, deux associations qui appuyaient officiellement le suffrage féminin[61]. Mais à partir du moment où le droit de vote sera accordé aux femmes, Elsie se fera un devoir, à titre de membre du comité féminin du Parti conservateur, de les inciter publiquement à s’inscrire sur les listes électorales et à se prévaloir de leur nouveau droit. Devons-nous préciser qu’Arthur Meighen, chef du Parti conservateur lors des élections de 1921, était son cousin ?

Associée à quelques « bonnes oeuvres », sollicitée par lord Grey pour intervenir dans l’intimité auprès de ses relations, préoccupée de multiples dossiers politiques, Elsie Reford déambulait dans un monde que l’on peut situer à l’intersection des sphères privée et publique. Un monde d’influence, assez feutré, qui s’approche dangereusement de la sphère publique sans jamais être à portée d’un véritable pouvoir. À quelques reprises, il est apparu qu’elle était très consciente des limites inhérentes à sa condition de femme et a parfois tenté d’en repousser la ligne d’horizon sans jamais vraiment y arriver totalement, puisqu’elle n’a jamais, semble-t-il, remis en question les fondements culturels qui les sous-tendaient. Ces limites se répercutent, tel un écho, dans la ville de Montréal de l’époque.

Comme l’a démontré Mary Ryan dans Women in Public, si l’appropriation de la ville par les femmes et les contraintes de cette appropriation dépendent beaucoup de leur genre, elles répondent également aux exigences de leur origine sociale[62]. Ryan a également soutenu l’idée que les frontières entre les sphères publique et privée dans un milieu urbain doivent être abordées comme une construction autant discursive que géographique. Pour une femme issue de la grande bourgeoisie montréalaise du début du xxe siècle, la ville comporte plusieurs secteurs insoupçonnés et d’autres parfaitement connus. En couplant les informations fournies par Elsie Reford dans ses journaux intimes et sa correspondance au sujet de ses déplacements quotidiens avec les annuaires de la ville de Montréal, il a été possible de retracer son itinéraire montréalais, de reporter sur des cartes géographiques d’époque les lieux qu’elle fréquentait et d’identifier les zones qu’elle arpentait chaque semaine entre 1905 et 1925, et plus spécifiquement entre 1910 et 1914, ces dernières années étant celles pour lesquelles ses journaux personnels existent encore.

Il ressort de cet exercice que les fréquentations d’Elsie Reford sont nettement concentrées autour de la rue Sherbrooke Ouest, le coeur de cette New Town qui avait réussi à s’imposer depuis une ou deux générations comme le centre névralgique de la richesse québécoise et canadienne[63]. Elsie et son mari habitaient au 300, rue Drummond, les Meighen au 140 et les Reford au 260 de la même rue. Le Montreal Maternity était logé rue Saint-Urbain, à la frange du quartier Saint-Antoine. C’est une des adresses le plus à l’est que nous avons pu identifier avec certitude à partir des sources disponibles – une autre étant l’atelier du sculpteur Philippe Hébert rue Labelle[64]. Au sud, elle se rendait parfois dans le quartier des affaires, notamment lorsqu’elle allait voir son mari à ses bureaux rue Saint-Sacrement. Mais là encore, ses déplacements se limitaient à la section ouest du Vieux-Montréal, partie occupée par les grandes institutions bancaires et certaines grandes entreprises[65]. Au nord, elle arpentait le parc de la montagne et le Hunt Club de la Côte Sainte-Catherine. Les travaux de Donald MacKay insistent sur l’importance de ces lieux pour les familles bourgeoises montréalaises de l’époque, la chasse, la raquette, les sorties en attelage d’hiver comptant parmi leurs passe-temps préférés[66] ; ceux de Michèle Dagenais insistent plutôt sur l’importance du parc du Mont-Royal dans l’appropriation symbolique de la montagne par l’élite anglophone[67]. Certaines connaissances qu’Elsie Reford côtoyait régulièrement s’étaient installées à Westmount et à Outremont, annonçant ainsi le mouvement vers les banlieues immédiates et le déplacement vers le nord du centre financier et commercial de la ville[68].

Itinéraire montréalais d’Elsie Reford, 1905-1925

Itinéraire montréalais d’Elsie Reford, 1905-1925

À partir du « Plan de la Cité de Montréal. Ses principaux monuments religieux et civils. Voies de communication », par J. Charlebois, 1910

Note : les étoiles désignent les lieux identifiés avec certitude, les points ceux pour lesquels une incertitude subsiste

Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, collection Saint-Sulpice cartes et plans, Joseph Charlebois, Plan de la Cité de Montréal, 1910

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La concentration des lieux fréquentés dans ce quadrilatère élargi, à défaut d’être surprenante, est à tout le moins probante. Les institutions qu’elle fréquentait – que ce soit l’Université McGill et le Royal Victoria College, le Mount Royal Club et le St-James Club, l’église presbytérienne Saint-Paul[69] –, les groupes et clubs de femmes dont elle était membre avaient généralement pignon sur rue dans ce quartier ; la plupart des gens qu’elle visitait, les Angus, Galt, Holt ou Hosmer[70], habitaient aussi ce quartier. Des études comme celles de Margaret Westley ont déjà souligné le caractère très élitiste et fermé de la grande bourgeoisie montréalaise[71]. L’analyse serrée des trajets empruntés par une de ses représentantes durant les années fastes du quartier vient appuyer cette hypothèse en l’illustrant spatialement.

On constate que les frontières géographiques étroites du monde dans lequel évolue Elsie Reford correspondent à l’étroitesse relative de la sphère d’activités qui était envisageable pour les femmes de son rang. Près de la famille, ancré dans sa communauté et sa classe, associé à la « Society », son horizon montréalais dépasse d’évidence le seuil de sa maison, mais les barreaux de la cage n’en sont pas moins clairement plantés par les convenances. On a vu qu’Elsie Reford, sans oser les transgresser, a remarqué avec amertume les limites du champ d’action qui était le sien. Sur le plan spatial cependant, rien ne nous laisse supposer qu’elle aurait souhaité déborder les frontières fictives de son quartier. Son aisance financière lui permettait de s’en évader de différentes façons ; bien sûr en multipliant les séjours en Europe, mais aussi en s’exilant tous les étés à Grand-Métis, là où les clôtures du domaine de la rivière Mitis ne représentaient pas un frein à ses déambulations.

La vie métissienne

Durant toute sa vie adulte, Elsie a passé la saison estivale à la villa Estevan, domaine de Grand-Métis situé à quelques kilomètres de Métis-sur-Mer, lieu de villégiature prisé à l’est de Rimouski. Son oncle, lord Mount Stephen, était un grand amateur de pêche au saumon, loisir et passion rapportés de son Écosse natale. Lors de la construction du chemin de fer Intercolonial, il avait pris conscience de la richesse halieutique des rivières de l’Est du Québec et de la Gaspésie, ce qui l’a incité, après avoir acquis un domaine à la jonction des rivières Matapédia et Cascapédia dès la fin des années 1870[72], à jeter son dévolu sur la rivière Mitis. En 1886, il acheta les titres de l’ancienne seigneurie de Métis, de Grand-Métis et de la Pointe-aux-Cenelles. Ce vaste territoire couvrait une partie du littoral du fleuve Saint-Laurent ainsi que les terrains bordant la rivière Mitis jusqu’à la chute située à quelques kilomètres des côtes, garantissant du coup l’exclusivité de l’accès à la rivière. Il y fit construire un camp de pêche à la hauteur de ses moyens. Elsie prit rapidement l’habitude d’y séjourner l’été pour s’adonner à quelques-uns de ses passe-temps favoris, la pêche, la chasse, l’équitation et, plus tard, le jardinage. Elle entretenait avec son oncle une relation privilégiée, tellement que, quelques années après le départ définitif de lord Mount Stephen pour la Grande-Bretagne, ce dernier lui fit don de son domaine[73].

Sa vie à la villa Estevan se déroulait selon un rythme bien différent de celui de Montréal, loin des obligations mondaines et philanthropiques, centrée sur sa famille et ses amis chers. Les indices le prouvant sont nombreux : dans son journal intime, ses fils et son mari occupent un espace beaucoup plus important que durant les mois passés à Montréal. Ses fils séjournaient avec elle à Métis et son mari y passait ses quelques semaines de vacances. Elle a initié son fils cadet, Eric, au tir à la carabine en août 1911, notant avec fierté dans son journal personnel qu’il s’était bien débrouillé[74]. Quelques jours plus tard, elle relatait l’arrivée de son mari et les activités familiales qui les occupaient à grand renfort de commentaires tels que « Such a happy time », « A glorious day »[75].

Même si la vie métissienne d’Elsie Reford s’apparente à un repli sur la sphère privée et sur la famille, on ne peut pas conclure qu’elle est aussi contrainte spatialement que dans la métropole. L’éloignement relatif des réseaux sociaux montréalais et la proximité de la nature lui permettent de se dégager, à l’occasion, des codes de classe et de genre auxquels elle est quotidiennement soumise.

Comme toutes les familles anglophones aisées de Montréal, les Reford quittaient la ville durant l’été pour fuir la chaleur, les odeurs de la métropole et pour se mettre à l’abri des possibles épidémies. Murray Bay, Cacouna, Knowlton, Métis-sur-mer accueillaient plusieurs de ces familles qui reproduisaient, à la campagne, les exigences de sociabilité qui régentaient leur vie montréalaise[76]. Métis-sur-Mer, par exemple, était reconnu pour ses grands hôtels où se pressaient des centaines de villégiateurs durant la saison estivale, villégiateurs issus de la bourgeoisie montréalaise anglophone, mais pas nécessairement de la grande bourgeoisie d’affaires à laquelle les Reford appartenaient. Située à Grand-Métis, la villa Estevan est située en retrait de toute cette agitation, et les relations entretenues entre la famille Reford et ces vacanciers semblent avoir été presque inexistantes. Les rares mentions de contact d’Elsie avec l’entourage métissien réfèrent presque exclusivement au curé de la paroisse ou encore aux employés qui travaillaient pour elle durant l’été, que ce soit les jardiniers ou encore les gardiens de la rivière et les guides de pêche.

La famille Reford maintenait un train de vie somptueux à la villa Estevan[77]. Jalouse de son rang, elle n’y recevait que des amis chers ou encore quelques invités triés sur le volet. Parmi eux, on compte lord Milner et lord Grey ainsi que les premiers ministres conservateurs Borden et Meighen. L’étiquette aidant, certains moments de la journée étaient réglés au quart de tour : les soupers se déroulaient selon un décorum imperturbable, service d’argenterie, robes longues et cravates inclus. Mais en dehors de ces moments, la pêche, les sorties en canot ou à cheval, les piques-niques, la lecture et le jardinage occupaient le quotidien d’Elsie. Recevant généralement des amis plutôt que de simples connaissances, elle prenait certaines libertés. Lady Sybil Grey a ainsi séjourné à quelques reprises à Métis pour aller pêcher le saumon. L’amitié des deux femmes transparaît dans ce bref passage du journal personnel d’Elsie : « Bed early but Sybil came & talked till midnight in my room[78]. »

Il faut dire que les Reford avaient la possibilité de se retirer à la campagne dans leur villa et de pêcher à l’abri de toute ingérence. La rivière Mitis, contrairement à la majorité des rivières à saumon de la province, n’avait pas été convertie en club privé au cours des années 1880, au moment où le Québec, confirmé dans sa propriété des droits de pêche des eaux intérieures, en avait confié la gestion à des associations chargées de mettre en valeur les ressources et d’en assurer la protection[79]. Lorsqu’elle et son mari ont hérité des terrains en bordure de la rivière, ils n’ont pas eu à en partager la gestion avec d’autres actionnaires. En effet, là où des clubs existaient, la vie de club suivait. Cette réalité a fort probablement permis aux Reford de se soustraire à une bonne part des obligations de voisinage estival[80].

Ses retours à Montréal, après quelques mois passés à la villa Estevan, se révélaient parfois crève-coeur. « Tomorrow I go back to Montreal, very reluctantly. Here it is easy to escape from what Stevenson calls the “bear’s hug of custom” but in the city it is different[81]… » C’est probablement pourquoi, lorsqu’elle était à Montréal, Elsie se ménageait des petits moments de nature, généralement de courtes excursions à cheval ou en raquettes sur la montagne[82]. La nature, sauvage ou domestiquée, se charge de sens au moment où l’industrialisation et l’urbanisation s’accélèrent en Occident. La représentation bourgeoise de la nature a suscité l’intérêt de plusieurs chercheurs au cours des dernières années[83], certains d’entre eux examinant la thèse voulant que la nature en soit venue à représenter l’antithèse de la ville – lieu de travail et d’insalubrité à fuir lors des grandes chaleurs –, et cherchant à démontrer dans quelle mesure la nature sauvage, parfois chargée de dangers, n’en incarne pas moins une image de « Benevolent Mother capable of soothing city-worn nerves and restoring health[84] ». La relation d’Elsie Reford avec la nature atteste bien cette idée de ressourcement, d’apaisement, et même, de sacralité. Comme l’explique Michèle Dagenais, la « conception spirituelle de la nature est particulièrement présente dans les discours tirés de la presse anglo-montréalaise » de ces années. La nature apparaît alors comme un lieu de renaissance, de régénération face à un monde en bouleversement[85]. À Montréal, la neige qui assourdissait le vacarme urbain incarne chez Elsie cette sacralité et suscite la contemplation :

A glorious moon shining down on the freshly fallen snow. Not a breath of wind, absolute stillness and silence over everything, a night of perfection when fairies and angels must have been tempted to walk abroad for it all seemed to have been transformed by beauty into a world of purity[86].

À Métis, le paradis n’est jamais bien loin : « Paddling out these evenings into the sunset is like entering the porch of Heaven. Nothing could be more wonderfully beautiful or speak more of divine promise[87]. »

Mais le rapport à la nature ne se limite pas à la contemplation ; la faune est également objet de réflexion, son contrôle et sa récolte, source d’ascendant social. La pratique de la chasse et, surtout, de la pêche, par Elsie Reford témoigne de la construction genrée de ces activités tout en venant appuyer l’hypothèse émise par Paul-Louis Martin selon laquelle l’institution des clubs privés de chasse et de pêche relevait « d’un processus beaucoup plus large de colonisation, du modelage plus ou moins subtil des coutumes sur les archétypes impériaux[88] ». Lorsque le gouvernement du Québec a confié à l’entreprise privée la gestion des territoires de pêche et de chasse à la fin du xixe siècle, les riches propriétaires britanniques, américains et canadiens d’origine britannique se sont empressés d’en faire l’acquisition[89]. Les abords de la rivière Mitis ayant été vendus, les Métissiens n’avaient plus accès aux ressources qu’elle contenait ; outre le braconnage, la seule manière pour eux d’obtenir quelques-uns des saumons qui venaient y frayer chaque été était de les troquer avec les propriétaires. Elsie, à partir du moment où elle a commencé ses jardins, échangeait des saumons contre des feuilles mortes, celles-ci étant essentielles à l’enrichissement de son terreau de plantation. Un tel contrôle de l’accès aux ressources exprime un rapport de pouvoir qui a toujours été entretenu par Elsie Reford, cette dernière « tenant sa place » en offrant des prix à l’école primaire du village et faisant des dons à des organismes locaux[90].

Les relations genrées sont également mises en lumière par la pratique de la chasse et de la pêche, deux activités essentiellement mais non exclusivement masculines. La pêche sportive était l’apanage des bien nantis. Les Canadiens d’origine britannique, particulièrement les Écossais, connaissaient bien la pêche au saumon, et les rivières de l’Est du Québec leur offraient l’occasion de s’y adonner. Quelques femmes de l’élite pratiquaient également ce sport. Lord Mount Stephen a abandonné la villa Estevan au moment de la mort de son épouse, car il ne pouvait envisager d’y retourner pêcher sans cette dernière qui l’accompagnait dans toutes ses équipées sur la rivière[91]. Lady Sybil Grey était une grande amatrice de pêche au saumon ; elle échangeait avec Elsie des informations sur les mouches utilisées, le poids des proies capturées et partageait avec celle-ci des moments de pêche privilégiés[92]. Elsie était également une amatrice de chasse et de tir. Elle s’y adonnait régulièrement, particulièrement à l’automne, avec Robert, lors de leurs voyages au camp Cariboo au sud de Rimouski. Plutôt attirée par la chasse au petit gibier, elle a aussi participé à des expéditions de chasse à l’orignal.

Cette pratique féminine de la pêche et de la chasse semble beaucoup moins répandue chez les femmes que chez les hommes, à tout le moins lorsqu’on se réfère aux « histoires de pêche » relatées dans certains ouvrages portant sur les activités des clubs du Québec[93] ou encore aux photos de chasse[94]. Sans doute, un biais masculin fausse-t-il le portrait. Comme le souligne Patricia Jasen dans une étude sur les voyages et la nature, les femmes ont souvent été les grandes oubliées des travaux portant sur le tourisme lorsque celui-ci est décrit comme l’incarnation d’un idéal romantique de la liberté, comme si les femmes n’avaient pas été tentées par les escapades et n’avaient pas eu la possibilité d’assouvir leurs désirs de grands espaces[95]. Peu importe si elles furent nombreuses ou non à s’adonner à ces activités, l’image qu’on se faisait de la pêche et de la chasse est masculine. Une bourgeoise qui s’y adonnait n’avait pas à aller à l’encontre des convenances associées à ses origines sociales, mais elle devait néanmoins surmonter certains préjugés associés à son sexe.

La même dynamique a présidé à la décision d’Elsie de se lancer à l’aventure dans les vastes contrées encore relativement peu peuplées de la Gaspésie. À l’hiver 1910, elle rend compte avec enthousiasme de sa lecture de Conquest of the Great Northwest d’Agnes Laut (1908), lecture qui l’a incitée à envisager une expédition dans l’Ouest canadien, à répondre à cet appel qui, comme elle le citait de Miss Laut, « becomes almost unbearable at times[96] ». C’est finalement la péninsule gaspésienne qui deviendra son objectif de voyage l’été suivant, plus de deux semaines de canot, d’équitation et de pêche sur les rivières Saint-Jean, York et Matapédia. Elle avait fait part de ses projets à lord Grey, bien consciente des remarques et de l’étonnement qu’une telle entreprise pourrait soulever. Elle savait qu’elle trouverait chez le gouverneur général une oreille compréhensive, ce dernier lui ayant déjà dit en 1905, au moment où elle planifiait un séjour dans les bois avec son mari, d’aller de l’avant avec son projet et de ne pas se préoccuper de ceux qui le qualifieraient d’extravagant et de déplacé[97]. En 1910, elle part sans son mari, mais tout de même accompagnée de 12 guides et de porteurs[98].

Cette excursion relativement inusitée pour une femme mariée et mère de famille permet la formulation de l’hypothèse suivante : pour Elsie Reford, l’éloignement de Montréal n’est pas seulement synonyme de recentrage sur sa vie familiale et domestique, il incarne aussi la possibilité de se dégager, dans une certaine mesure, des contraintes sociales de sa condition de femme et de bourgeoise. Encore qu’elle dût s’entourer d’une équipe de guides pour l’accompagner, ce qui la confirme dans sa féminité et, surtout, dans son origine sociale et urbaine. Le récit qu’elle a fait de ce périple illustre à la fois sa conception romantique de la nature sauvage et un certain jugement à l’endroit des « gens des bois ». Alors qu’elle avait examiné les cartes avec attention avant son départ, elle a constaté une fois sur place que le trajet n’était pas aussi simple que prévu, et elle a semblé surprise que les guides qui l’accompagnaient n’aient pas démontré une meilleure connaissance des lieux. Ainsi, elle expliquait que seul un vieux chasseur avait déjà fréquenté les sentiers permettant de passer de la rivière York à la rivière Saint-Jean pour se rendre à Gaspé, mais qu’il ne les avait pas empruntés depuis 25 ans. Au total, le bilan qu’elle a fait du voyage est positif : « Yesterday I returned from a month of life which I loved and lived every minute of[99]. »

Sur le plan spatial et géographique, le monde estival d’Elsie Reford était beaucoup plus vaste que son Montréal. Libres de conventions sociales rigides, les grands espaces gaspésiens l’invitaient à s’évader, permettant à son esprit de s’ouvrir sur la nature. Pour reprendre ses mots, entendre les oiseaux s’éveiller vers quatre heures le matin, « [i]t is then I think that one feels most nature reaching out her hands to us and though it all be a state of mystic vagueness anything that bears one’s mind so far away cannot surely be vain[100] ».

Cette conception romantique de la nature n’est vraisemblablement pas étrangère à la décision d’Elsie d’entreprendre la construction de vastes jardins autour de la villa Estevan. La mode des jardins ornementaux domestiques, influencée par la pratique britannique[101], était déjà bien implantée au Canada au moment où Elsie s’est lancée dans son projet au milieu des années 1920. Les grands domaines du Golden Square Mile faisaient depuis de nombreuses années la part belle aux grands parcs et aux serres de plantes ornementales. De nombreuses photos, reproduites par Donald MacKay dans The Merchant Princes, montrent la maison Mount Stephen, son jardin dessiné pour les grandes réceptions et la serre tropicale agrémentée d’une fontaine[102]. De plus, la mode des jardins est étroitement associée au mouvement de réforme sociale qui se répand au Canada au début du xxe siècle, les jardins revêtent une mission psychologique, morale et sociale. Leur but n’est pas uniquement esthétique ; de par leur beauté et leur harmonie, on les présente même comme un remède aux maux de la société, comme un vecteur de progrès moral et matériel[103].

Lorsque, en 1925, son médecin lui suggère d’abandonner la chasse, la pêche et l’équitation, Elsie décide de se mettre au jardinage. Sa manière d’aborder cette nouvelle activité révèle à la fois une approche ambivalente de la nature et une grande ambition. En effet, toute entreprise horticole implique une domestication de la nature, son contrôle par des choix de plantation ou l’amendement des sols. Elsie s’y est lancée avec ardeur, multipliant les lectures en horticulture et procédant par essais et erreurs. Son sens de l’organisation est perceptible dans ses carnets de jardinage où elle consigne méticuleusement plusieurs informations comme la température, les plantations effectuées dans la journée, les échecs, etc. Les terrains glaiseux entourant la villa n’étaient pas d’emblée propices à l’horticulture, elle a donc dû y intégrer plusieurs éléments organiques, du sable et du gravier avant d’espérer y faire pousser les plants importés qu’elle destinait à ses plates-bandes. Elle a pris le temps de comprendre la topographie de son terrain, d’identifier les lieux les moins exposés aux vents et les plus protégés des froids hivernaux. Elle a ensuite entrepris d’acclimater sur ces terres léchées par les embruns des fleurs exotiques encore très peu répandues au pays.

N’étant pas limitée sur le plan financier, elle s’est lancée dans des expériences de plantation à grande échelle. Des milliers de plants de lis, de pivoines, de roses, de pavots ou de gentianes sont acquis un peu partout au pays et en Europe. Dans la conception de ses jardins, Elsie Reford n’a jamais sacrifié sa liberté de création. Alors que la mode était aux aménagistes, Elsie a toujours refusé de recourir à leurs services. Dirigeant une équipe de jardiniers qu’elle avait formés elle-même, Elsie Reford a gagné assez d’assurance pour oser publier des articles dans les grandes revues horticoles anglaises de cette époque[104]. Aujourd’hui, ses jardins, restaurés depuis une quinzaine d’années, sont devenus une attraction touristique majeure de la région de Métis, et Elsie Reford a gagné, à titre posthume, une grande réputation d’horticultrice et de paysagiste.

Pour dessiner ses jardins, Elsie s’est inspirée de la mode des jardins naturels de son époque dont l’objectif était de créer une nature idéalisée plutôt que véritable[105]. Dans ses carnets, à côté de détails techniques, elle n’hésite pas à décrire les émotions que la beauté des lieux lui procure. En mai 1954, elle confesse que les primevères au sol font comme un tapis de joie, un tapis magique même, et elle conclut en disant que « celui qui aime un jardin a toujours son Éden avec lui[106] ». Il en ressort l’impression qu’Elsie a voulu recréer chez elle la beauté et la sacralité qu’elle trouvait dans les bois lorsqu’elle était plus jeune et auxquelles elle n’avait plus accès. Tandis que ses expéditions dans les terres presque vierges de la Gaspésie visaient le ressourcement et le plaisir de se retrouver au coeur d’un paysage à l’abri de l’industrialisation, en s’astreignant à la construction de ses jardins elle rejoignait la tendance dominante de son époque qui était de domestiquer la nature, de la modeler pour la rendre conforme à un idéal.

Assurément, ces jardins ont été pour elle un refuge loin des voitures, du bruit et de la foule[107]. Ils ont également pu être une façon de se dépasser tout en contrôlant un environnement hostile et en se conformant aux impératifs de son genre et de sa classe. C’est un peu comme si, à cette époque, elle était parvenue à réaliser la synthèse de sa vie privée et de la nature, comprimant dans ses jardins l’espace de liberté qu’elle avait conquis plus jeune en sillonnant les bois.

Conclusion

Des femmes de la bourgeoisie montréalaise et canadienne du début du xxe siècle ont ouvertement contesté l’espace social et physique qui leur était attribué. Certaines, comme Idola Saint-Jean ou Carrie Derick, ont investi l’université, non pas seulement dans les gradins comme étudiante ou auditrice, mais derrière le bureau comme professeure. D’autres, telle soeur Marie Gérin-Lajoie, ont quitté les beaux quartiers pour remplir leur mission auprès des habitants des quartiers défavorisés. Un peu plus tard, Agnes Macphail a gravi les marches menant à la Chambre des communes, haut lieu du pouvoir politique. À côté d’elles, d’autres femmes, comme Elsie Reford, qui avaient été confrontées au même discours des sphères publique et privée n’ont pas voulu franchir ouvertement la frontière qui les séparait et se sont fait un devoir de « respecter leur sexe et leur rang ».

Jusqu’à maintenant, les historiennes qui ont étudié les discours sur les sphères privée et publique ont surtout pris la ville comme cadre d’analyse. En examinant les parcours d’Elsie à Montréal et à Grand-Métis, nous avons pu constater que son espace de liberté fluctue selon le lieu où elle se trouve et qu’elle négocie différemment avec les contraintes de genre et de classe selon qu’elle est à Montréal ou à Métis. À la ville, les attentes associées à son sexe et à son origine bourgeoise la font hésiter à plonger dans certains dossiers politiques et fixent les bornes d’un Montréal qu’elle peut arpenter sereinement. L’intériorisation des frontières mentales et physiques des sphères privée et publique prend alors le dessus dans ses décisions. À la campagne, les prescriptions de genre et de classe semblent quelque peu affaiblies par la distance. Elsie n’hésite pas à s’évader dans les vastes contrées gaspésiennes et à faire fi de la mode des paysagistes pour mener à bien son projet de grands jardins. Mais jamais elle n’arrive à s’affranchir de son origine sociale : sa conception de la nature et sa manière d’aborder les Métissiens ou les guides de pêche dénotent ainsi une forte conscience de classe.

Genre, classe et espace s’entrecroisent ici, permettant, à la lumière de cette étude de cas, de relire les traditionnelles oppositions entre les sphères publique et privée, sans toutefois mener à un rejet de la pertinence heuristique de ces concepts qui, malgré tout, permettent d’aborder la vie des femmes de la bourgeoisie de cette époque en tenant compte de leur propre conception du monde.