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Si la diffusion en France de connaissances sur la Nouvelle-France a fait l’objet de quelques études, on connaît mal le genre d’informations sur cet ensemble colonial qui circulait ailleurs en Europe. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce beau volume que d’attirer l’attention sur les cartes de la vallée laurentienne et ses approches maritimes et lacustres qui se sont accumulées à… Dresde, à l’ancienne bibliothèque du Prince électeur de Saxe. La collection étonne par son importance (151 documents étudiés) et sa diversité. Prendre la mesure de la Nouvelle-France en propose un catalogue raisonné.

Il s’agit finalement de deux catalogues qui se recoupent : d’abord, 30 cartes jugées particulièrement intéressantes sont reproduites en couleurs et commentées sur deux ou trois larges pages ; ensuite, chacune des 151 cartes de la collection fait l’objet d’une notice bibliographique très détaillée et, parfois, d’une reproduction (toujours en couleurs). Nous devons cette partie du volume à Christian Weyers, jadis collaborateur au Centre interdisciplinaire de recherches franco-canadiennes et franco-américaines/Québec-Saxe (CIFRAQS) de l’Université technique de Dresde. D’une grande richesse, ses commentaires présentent les cartes sous plusieurs aspects : degré de précision, sources, éditions antérieures ou ultérieures, contexte géopolitique, sans négliger la toponymie et les langues utilisées qui fascinent visiblement ce philologue de formation. La liste de pas moins de cinq noms donnés par les cartographes français à l’actuel lac des Deux Montagnes (p. 155) ou la brève histoire héraldique de l’ordre (danois) de l’Éléphant, dont un pendentif orne une carte de Lahontan (p. 119-120), fournissent une bonne idée de la minutie du catalogueur.

C. Weyers signe aussi une ample mise en contexte utilement consacrée à la genèse de la collection de Dresde et à l’histoire de la cartographie, ses procédés et ses conventions techniques et décoratives, dans la longue durée, en Occident et en France. Professeur émérite à Dresde, spécialiste des francophones d’Amérique et fondateur du CIFRAQS, Ingo Kolboom a porté à bout de bras à la fois le projet d’inventaire et cette publication qui en est le fruit. Il est également responsable de l’introduction historique du volume. Ici, le récit de la colonisation française en Amérique est enrichi d’une réflexion sur la cartographie au service de l’effort impérial et complété par un survol de l’historiographie sur les représentations spatiales de la Nouvelle-France.

Qui ce volume pourrait-il intéresser ? Trouvons-lui quelques publics. L’ouvrage constitue une fort bonne introduction à l’histoire de la Nouvelle-France, tout particulièrement pour un public germanophone qui n’est pas très bien servi en la matière. À ce titre, la réflexion de I. Kolboom voulant que l’empire se pense difficilement sans ses cartes trouve ici son application : l’histoire qui se lit dans les commentaires et les textes de présentation porte sur les documents de la collection tout en s’appuyant sur eux.

Pour ceux et celles qui possèdent quelques notions d’allemand et d’histoire de la Nouvelle-France, Die Vermessung… propose une visite guidée stimulante, d’un univers cartographique particulier, dans une perspective qu’on pourrait qualifier de doublement dresdoise. D’une part, l’hésitation qu’on décèle chez les deux auteurs entre la célébration des prouesses notamment cartographiques des Français et une attitude plus critique envers l’entreprise impériale et ses géographes est sans doute en partie la rançon de la volonté de familiariser avec une lointaine aventure coloniale un lectorat nourri d’autres histoires (bien que pareille aporie guette aussi les spécialistes qui s’adressent à des publics plus avertis). D’autre part, cette collection de Dresde porte sa propre histoire, depuis sa constitution, souvent à partir de collections particulières, du temps des princes électeurs puis des rois de Saxe, jusqu’aux pertes subies en 1945 et après. Dressant l’inventaire de cette accumulation dans des notices qui sont tout aussi utiles à des non-germanophones, le catalogue fournit une précieuse idée de ce qui était susceptible d’intéresser – ou d’atteindre – les « cartophiles » de l’Europe centrale à l’époque moderne : quelques raretés, bien sûr, mais surtout des cartes à grand tirage (produites par les Coronelli, Sanson, Delisle ou Bellin, puis après 1759, par Jefferys). Les notices renseignent aussi sur le chemin que ces cartes empruntent, qu’elles soient arrivées directement de Paris ou de Londres ou en passant par une nouvelle édition à Amsterdam, Nuremberg ou Augsbourg, détour qui leur vaut souvent l’ajout de mentions dans des langues supplémentaires. Ces mêmes notices bibliographiques rappellent que les cartes voyagent souvent seules, mais aussi regroupées en atlas. Quand ce ne sont pas certains tracés qui se déplacent, discrètement « empruntés » à une carte plus ancienne. Aussi, le volume peut-il nourrir une enquête sur l’intertextualité cartographique. Restent les magnifiques cartes elles-mêmes qui aujourd’hui font partie des fonds de la Bibliothèque de l’État de Saxe/Bibliothèque universitaire de Dresde. Plusieurs d’entre elles peuvent d’ailleurs être visionnées à partir du site http://www.deutschefotothek.de. Voici un livre très utile, à la fois ouvrage de référence et oeuvre de réflexion, un jalon important de l’internationalisation des études sur la Nouvelle-France.