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Cent treize ans après sa mort, Jules Verne reste sans contredit l’un des écrivains français les plus lus dans le monde. Ses romans d’aventures, regroupés sous le titre des Voyages extraordinaires, ont fait le bonheur de plusieurs générations de lecteurs et certains d’entre eux sont devenus des classiques du genre, comme Voyage au centre de la terre ou Le tour du monde en quatre-vingts jours. Au sein de cette vaste production, il existe trois romans qui certes sont moins connus que les grands chefs-d’oeuvre, mais qui présentent la particularité de se dérouler au Canada : Le pays des fourrures (1872-1873), Famille-Sans-Nom (1885) et Le volcan d’or, rédigé en 1899-1900 et publié à titre posthume en 1906. Dans l’essai qui fait l’objet de ce compte rendu, Gérard Fabre, chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et spécialiste des relations entre la France et le Canada, se penche avec beaucoup de justesse sur ces trois romans qu’il considère comme une trilogie se lisant « comme un formidable révélateur de la place du Canada et du Québec en France » (4e de couverture). Même si, dans toute sa vie, il n’a passé que quelques heures sur la rive ontarienne du Niagara, Jules Verne était un fin connaisseur de la réalité canadienne, de son histoire et surtout de sa géographie. Selon Gérard Fabre, Verne est parvenu à diffuser cette connaissance au moyen de son immense talent d’écrivain et de sa maîtrise du potentiel métaphorique que représente le Canada, dans une période où la France, qui avait été malmenée par la guerre de 1870 contre la Prusse, tentait de repenser ses alliances, notamment à l’égard de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans cette perspective, le Canada pouvait être considéré comme un baromètre permettant justement de réfléchir aux relations possibles de la France avec l’Angleterre, dans la mesure où il constituait un véritable laboratoire des relations entre francophones et anglophones. Fabre note en ce sens une évolution sensible de la pensée de Jules Verne dans Le volcan d’or, quand il cesse de voir les Américains comme les alliés naturels des Canadiens francophones, qui sont désormais plus proches de leurs compatriotes de langue anglaise que dans Le pays des fourrures et surtout dans Famille-sans-nom, un roman où Verne, sans flirter pour autant avec l’idée de l’indépendance du Québec, revendique un nouveau pacte canadien.

Selon Gérard Fabre, une figure importante de l’univers de Jules Verne est celle du voyageur canadien, qui occupe une position stratégique dans Le pays des fourrures. L’auteur montre bien en quoi cette figure est tributaire du personnage de Natty Bumppo mis en scène par James Fenimore Cooper dans ses romans, qui ont connu une popularité extraordinaire dans la France de l’époque, où l’on a assisté à une véritable « Coopermania ». Plusieurs écrivains français ont en effet exploité la figure du « coureur des bois » [sic] héritée des romans de Cooper, notamment Gabriel Ferry, Henri-Émile Chevalier et Gustave Aymard, dont Fabre décrit bien le parcours. Mais aucun d’entre eux n’est parvenu à faire ce que Jules Verne a réalisé, soit de transformer le stéréotype du voyageur canadien en une figure emblématique, « rebelle à la couronne britannique », et de lui conférer du même coup un sens hautement politique. La figure du voyageur s’inscrit en effet dans le mouvement de valse-hésitation entre anglophilie et anglophobie qui anime Jules Verne tout au long de sa vie et de sa carrière d’écrivain. Ses romans canadiens traduisent bien cette hésitation, tout particulièrement Famille-sans-nom, un roman où Verne s’appuie sur le mythe de la démocratie américaine véhiculé par Tocqueville dans sa lecture des événements de 1837-1838, en insistant sur le rôle joué par les ressortissants américains dans le mouvement de rébellion. On voit se profiler ainsi une américanité assez particulière dans les deux premiers romans canadiens de Jules Verne, qui doit beaucoup aux écrits de Fenimore Cooper et au républicanisme américain. Or, comme je l’ai mentionné plus haut, cette tendance se renverse dans Le volcan d’or, où les personnages américains sont caractérisés par la cupidité, tandis que les personnages canadiens, qui sont présentés comme le résultat du métissage franco-britannique, se distinguent par leur élégance d’esprit. Le roman développe ainsi le double visage de l’américanité, opposant l’esprit d’initiative des personnages canadiens à la sauvagerie des personnages américains. Fabre note ainsi chez Verne un changement important dans sa perception de l’Amérique du Nord, le Dominion canadien, plutôt que la République américaine, devenant contre toute attente un modèle à suivre.

Cette présentation schématique ne rend sans doute pas justice à l’excellent ouvrage de Gérard Fabre et à sa connaissance poussée de l’oeuvre de Jules Verne, qu’il parvient à situer dans son contexte de façon remarquable. Les rapports entretenus par l’écrivain avec l’esprit de son temps, avec la science, avec le théâtre, avec la littérature, sont très bien décrits et expliqués dans cet essai qui retrace bien le cheminement d’une pensée politique plus ramifiée qu’on pourrait le penser de prime abord. L’ouvrage témoigne aussi d’une maîtrise poussée de l’analyse des textes littéraires, tout en faisant la démonstration de la connaissance dont fait preuve son auteur de la littérature canadienne-française de cette époque, qui forme le point aveugle ou l’angle mort des lectures de Jules Verne, qui aurait sans doute gagné à consulter les auteurs canadiens-français de son temps, notamment Philippe Aubert de Gaspé père, Joseph-Charles Taché et Antoine Gérin-Lajoie.