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Dans cet ouvrage, l’auteure (VLG) utilise le concept de kairos pour interpréter le « moment Laurendeau-Dunton ». Kairos est un terme grec appliqué à la médecine pour montrer que le moment de la prescription d’un remède est aussi important que le remède lui-même. Dans le Canada des années 1960, les tensions entre Canadiens français et Canadiens anglais étaient à un niveau jamais vu peut-être depuis la première crise de la conscription. Le monde aussi était en ébullition : décolonisation, opposition à la guerre du Vietnam, contre-culture, etc. Pour une raison ou pour une autre, de jeunes Canadiens français s’identifiaient aux luttes de libération nationale des mouvements anticoloniaux. Dans ce contexte, le kairos ou moment Laurendeau-Dunton, un « moment où le temps se suspend et où une possibilité s’ouvre pour penser autrement les relations entre francophones et anglophones », a sans doute été aussi important que les remèdes proposés.

Le travail d’érudition est impressionnant : l’auteure a examiné à la loupe les archives accumulées au cours des huit années de travaux de la Commission, les archives des intellectuels de la commission (outre André Laurendeau et Arnold Davidson Dunton, Clément Cormier, Royce Frith, Jean-Louis Gagnon, Gertrude Laing, Jean Marchand, Jaroslav Rudnyckyj, Paul Wyczynski, Paul Lacoste, Neil Morrison, Michael Oliver, Léon Dion), la correspondance des protagonistes, les journaux personnels, les procès-verbaux des 83 rencontres des commissaires, les 409 mémoires soumis, les 178 études signées par 78 chercheurs-spécialistes. En comparaison avec une étude publiée quelques années plus tôt et qui a fait un tabac au Canada anglais (Eve Haque, Multiculturalism within a Bilingual Framework : Language, Race and Belonging in Canada, Toronto, UTPress, 2012), VLG elle-même remarque, avec justesse, à la note 35 page 21, que le travail d’érudition d’Eve Haque ayant été limité à la lecture des comptes rendus des réunions, du  rapport préliminaire et des volumes I et IV, celle-ci « n’a pu saisir toute la complexité de la conception des commissaires ».  

L’ouvrage est structuré de la façon suivante : 12 chapitres répartis en quatre grandes parties, dont la première partie consacrée à la définition du kairos Laurendeau-Dunton et de la dualité canadienne, ainsi qu’une mise en contexte des intellectuels de la commission, du climat intellectuel de l’époque et de la rencontre des commissaires, enfin une série de mini-essais entre autres sur André Laurendeau, Frank Scott et Jean-Louis Gagnon. La seconde partie porte, notamment, sur le fonctionnement même de la commission, l’interprétation du mandat, la réalité du terrain, la question autochtone et les relations avec l’État fédéral. La troisième partie aborde – à nouveau par de mini-essais sur Paul Wyczynski, Gertrude Laing, Jaroslav Rudnyckyj et Clément Cormier, André Laurendeau, Jean-Louis Gagnon et Frank Scott – les contradictions au sein de la commission, les difficultés de la rédaction du rapport final, les défis posés par l’activisme ukrainien et le « sacrifice » de la notion de biculturalisme par la récupération par Pierre E. Trudeau du livre IV sur L’apport culturel des autres groupes ethniques. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, l’auteure revient sur la signification du moment Laurendeau-Dunton, comme « lieu d’exercice démocratique » et l’importance « de penser l’engagement au féminin » par l’exemple de Gertrude Laing. D’ailleurs le livre de VLG a permis de découvrir en quelque sorte le journal d’une importante protagoniste, Laing, dont l’étude avait été négligée.

Il y a eu, à l’intérieur du grand kairos Laurendeau-Dunton, de plus petits moments de friction, néanmoins importants puisqu’ils ont contribué à miner de l’intérieur l’impact initial du kairos, notamment au niveau de la définition du mandat de la commission. Ainsi, un concept clé de Laurendeau, « l’égalité entre les deux peuples fondateurs » comme pivot de la Confédération canadienne, fut constamment discuté, critiqué, amendé. Si la « dualité » pour les uns, dont Laurendeau, et, parfois, Lacoste, Laing et Dion, ne pouvait déboucher que sur une reconfiguration politique du fédéralisme, pour les autres, dont Scott, Cormier et Rudnyckyj, le problème était d’abord d’ordre culturel, le « biculturalisme » étant l’étalon de mesure des « deux peuples fondateurs ». La question du « statut particulier » du Québec dans la Confédération, une « exigence première » de Laurendeau, fut l’objet d’un rejet à l’intérieur même de la commission et, dès 1966, l’intensité initiale du moment a fait place à ce que VLG décrit comme un « dialogue de sourds ». Les uns parlaient d’une reconfiguration politique du fédéralisme et de la place politique du Québec dans cette reconfiguration, les autres se préoccupaient de la préservation culturelle du Canada français dans un Canada politiquement figé dans une vision très mécanique du fédéralisme. 

La commission, martelée par les quelque 225 mémoires ou présentations des associations ukrainiennes et influencée de l’intérieur par l’argumentation passionnée du commissaire d’origine ukrainienne Rudnyckyj, sans compter l’insistance culturaliste du commissaire Scott au sujet du Canada français, glissa lentement et sûrement du « biculturalisme » au « multiculturalisme ». Au même moment, les États généraux du Canada français ont justement fait éclater ce Canada français, au désespoir de plusieurs délégués représentant les minorités canadiennes-françaises hors Québec. Laurendeau, pour sa part, s’éteint prématurément le 1er juin 1968. Surgit alors celui qui est décrit par VLG comme « l’assassin des espoirs », Pierre Elliott Trudeau, disciple de Scott, qui devint premier ministre et fit alors du multiculturalisme l’ancrage de sa politique nationale canadienne. Point de statut particulier pour le Québec dans une telle vision. On connaît la suite.  

Depuis quelques années, la « gauche », si une telle chose existe, au Canada anglais, s’est acharnée, notamment sous la plume d’Eve Haque, précédemment citée, sur le caractère colonial de la thèse de la dualité nationale. D’où ces nombreuses attaques contre le bilinguisme officiel. Bien que les racines coloniales des deux entités de la « dualité nationale » soient indéniables, le caractère inégal de la relation entre ces deux sociétés d’origine coloniale est escamoté, tout comme le rôle complexe et parfois anticolonial de la langue française dans le contexte canadien. Il faudrait donc que ce livre de VLG soit rapidement traduit et publié en anglais. Ce serait une importante contribution, pour le public anglophone, voire un kairos, permettant de mieux saisir la complexité de la question francophone, québécoise/canadienne-française et acadienne. Ce serait aussi, toujours pour le public anglophone, une excellente leçon de méthodologie et d’érudition, deux aspects plutôt lacunaires dans l’ouvrage d’Eve Haque. Enfin, la publication en anglais de ce livre permettrait peut-être d’apporter à tout le moins une piste de réflexion sur l’une des grandes contradictions qui a découlé du moment Laurendeau-Dunton : alors que le Québec et les communautés francophones des autres provinces ont semblé se replier sur soi depuis quelques décennies, le Canada anglais semble vivre, in vitro, la « dualité nationale », notamment par la croissance ininterrompue des écoles d’immersion jusqu’à aujourd’hui. Seulement au cours de l’actuelle décennie, les effectifs dans les écoles d’immersion sont passés en 2010-2011 de 350 000 à près de 450 000 en 2017-2018. Tout récemment, une province comme la Colombie-Britannique déplorait la pénurie d’enseignants compétents pour les écoles d’immersion française de la province, à tel point qu’il a été suggéré que la province ouvre un bureau de recrutement en France ! Il y aurait peut-être lieu de tenter d’interpréter cette nouvelle « dualité nationale », fort différente, de toute évidence, de ce que Laurendeau avait imaginé…