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Il est de bon ton de se méfier des ouvrages portant sur les politiciens. L’histoire politique ne cherche-t-elle pas encore à se renouveler à l’heure où l’histoire sociale continue de fleurir ? Et, parmi les politiciens objets de l’histoire nouvelle, il y en a quelques-uns investis d’une mémoire « contestée » avec lesquels l’historien négocie parfois maladroitement. Car, il faut bien l’admettre, il existe une différence entre une étude sur Jean Lesage ou René Lévesque et une autre sur Maurice Duplessis. Les deux premiers ne sont pas encore tombés – ou à peine secoués – de leur glorieux piédestal, alors que le dernier a si vite coulé dans les bas-fonds de l’estime collective qu’il a engendré, en moins de quelques décennies, des thèses opposées ; les unes accusant les autres de se tromper et, ultimement, de déformer l’histoire et notre rapport au passé. Ce n’est pas rien. Autrement dit, choisir comme objet de recherche Maurice Duplessis n’est pas sans risques, quoique ce soit moins périlleux que de prendre la parole contre lui sous son règne… Jonathan Livernois, professeur d’histoire littéraire et intellectuelle à l’Université Laval, ne s’est pas formalisé de ces apories. Regardons-y de plus près.
Attardons-nous d’abord à la thèse de l’auteur, annoncée dans le titre de l’essai et inspirée d’un discours de Daniel Johnson du 16 janvier 1952. Lors d’une conférence hommage à son patron, Johnson dit que « [d]epuis 1936, il s’est opéré dans notre province une véritable révolution dans l’ordre » (p. 110). Qu’est-ce qu’une révolution dans l’ordre, sinon une formule antinomique ? Pour Livernois, c’est l’expression même désignant le « temps Duplessis » et justifiant les succès du politicien trifluvien. Et ce « temps duplessiste », nous n’en sommes pas délivré parce que « […]n’espérons-nous pas encore une révolution dans l’ordre, celle qui prend les décisions à notre place, à notre insu, sans fracas ? » (p. 245) Voilà qui est précisé, Duplessis gardien d’une tradition politique dans laquelle nous attendons le changement en ne faisant rien. Voyons comment l’auteur arrive à défendre cette intéressante thèse sans réhabiliter l’homme ni travestir son héritage.
Dans le premier chapitre, l’auteur s’intéresse à l’ascension politique de Duplessis (1890-1944) au cours de laquelle l’homme politique met en place les éléments fondamentaux de ce qui deviendra, dans le langage populaire, la « Grande Noirceur » (1944-1960). À travers une lecture attentive des expériences et anecdotes politiques, toutefois assez connues des initiés – passion pour le baseball, amitié avec le frère André, dévotion à saint Joseph, élections le mercredi, jour justement dédié à saint Joseph, etc. –, Livernois propose une analyse renouvelée de la période. On y comprend que la performance de Duplessis aux élections de 1935 est bonne mais insuffisante pour lui assurer le pouvoir. Les scandales dévoilés et le programme de l’ALN (Action libérale nationale) mis de l’avant assureront par ailleurs à l’Union nationale la victoire en 1936, à la suite de la démission de Taschereau. L’analyse que propose Livernois de cette première victoire électorale du « chef » n’est pas sans rappeler le discours de la CAQ (Coalition avenir Québec) à l’occasion des élections de 2018. En effet, l’équipe de François Legault, comme celle de Maurice Duplessis, ne s’est-elle pas présentée devant l’électorat en mettant de l’avant cette idée, ni rouge ni bleue, selon laquelle ses membres seraient d’abord et avant tout de bons administrateurs ? Si l’auteur évite de mettre en évidence ce lien dans ce chapitre, laissant probablement le temps au lecteur de faire sa propre comparaison, il en arrivera à cette conclusion en fin d’essai, sinon avant.
Le second chapitre est probablement celui que les historiographes apprécieront le plus. C’est l’occasion pour l’auteur de définir clairement sa position sur Duplessis. Pour ceux qui seraient tentés d’associer le professeur de l’Université Laval au courant « moderniste », malgré son refus préalable d’être identifié à un quidam prêt à américaniser le passé duplessiste, le doute ici se dissipe, notamment lorsqu’il se distancie de Bourque, Duchastel et Beauchemin. Ainsi, après avoir survolé ceux qui ont raconté Duplessis, de Dumont, Cité libre, Parti pris à Ferretti et Gélinas, en passant par Black, Rumilly, Boismenu, Bourque et al., Livernois défend quant à lui une perspective traditionaliste dans laquelle la permanence et la stabilité auraient été une forme rassurante de vivre la modernité et les changements proposés par l’Union nationale. Les succès de Duplessis s’expliqueraient donc par cette capacité (habileté ?) du politicien à envahir tout le champ idéologique, d’autant plus qu’il n’en développe aucune qui ne lui soit propre. Cette thèse plaira aux historiens des idées à la recherche d’un autre point de vue sur la période.
Le troisième chapitre porte sur le fonctionnement du gouvernement sous Duplessis. Les budgets électoraux illimités (p. 120), près de deux fois ceux de 2014, ainsi qu’un discours autonomiste auront d’abord permis au système de se maintenir. Par ailleurs, la poigne de l’homme n’aurait pas été étrangère à son succès, comme on l’a souvent dit. À ce sujet, il faut admettre que Livernois en ajoute plus qu’il n’innove. Le régime était alors celui d’un seul homme qui méprisait ses ministres et décidait de tout de manière discrétionnaire. Si l’historien ne remet pas en question le pouvoir du « Noblet » (p. 154), il questionne toutefois la nature du nationalisme promu par l’Union nationale et se demande en fin de compte s’il y a lieu de faire des comparaisons avec la CAQ. Malheureusement, l’auteur demeure évasif sur ce point et conclut sans trop de détails que le nationalisme de Duplessis était conservateur, à la manière du roman Maria Chapdelaine, porté à la défense des moeurs du Canada français, libéral économiquement, opposé à l’étatisation et discrétionnaire (p. 155-156).
Si le duplessisme a pu être heureux pour certains, ce sera, selon ce que dit Livernois, parce qu’il se sera aliéné ses opposants traditionnels en plaidant « que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes » (p. 172). L’historien montre dans son quatrième et dernier chapitre qu’au-delà du fait que « les risques de la prise de parole étaient réels dans la province de Québec » (p. 175), voire même dramatiques dans certains cas, il y avait des gens qui profitaient et appréciaient le régime. Cet intérêt, occulté dans d’autres synthèses, apporte à la connaissance de la période un vent de fraîcheur. Livernois, jeune historien, propose par conséquent un essai documenté offrant quelques perles que le lecteur découvrira, entre autres cette liste des lectures personnelles de Duplessis. Si l’initié restera parfois sur sa faim, c’est qu’il se trouve en face d’une synthèse dont le principe premier demeure celui de ratisser large au profit d’une analyse fine. Or l’auteur a du temps devant lui et se voit invité, par ces quelques critiques, à poursuivre un programme de recherche prometteur et novateur.