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Culture et architecture coloniale française ; un procès politique

Gauvin Alexander Bailey publiait à l’été 2018 Architecture and Urbanism in the French Atlantic Empire. State, Church, and Society, 1604-1830. L’ouvrage propose de raconter le projet et l’héritage architectural et urbain lié à l’empire colonial français de l’Ancien Régime. Le cadre théorique est culturaliste, c’est-à-dire que le projet colonial serait modelé par « une personnalité, un comportement, des idées et une mentalité » (Larousse) qui expliquerait son succès ou son échec. C’est la thèse proposée par Bailey pour expliquer l’évolution et, ultimement, la disparition de cet empire et les miettes qui constituent son héritage.

Parce que ces anciens domaines sont intégrés à de nouveaux États, nés du démantèlement de l’empire français, ce legs colonial est considéré à travers les limites politiques contemporaines. Comme l’observe M. Bailey, la Nouvelle-France ou l’Acadie sont des sujets canadiens, tandis que la Louisiane est une histoire américaine et que l’interprétation est complexe pour Haïti, les Antilles ou le Sénégal. Le livre envisage l’ensemble de cet héritage urbain et architectural complété par l’auteur en tirant des exemples coloniaux espagnols, portugais, anglais et néerlandais. C’est donc un regard nouveau, large et nécessaire, sur un sujet peu traité dans son expérience comparée.

L’ouvrage est monumental dans sa forme. Voilà plus de 600 pages composant 17 chapitres auxquels s’ajoutent des notes et des références nombreuses. Le propos s’appuie sur une documentation originale conséquente avec l’objectif d’une histoire transversale. Le texte est illustré abondamment par des documents d’archives inédits et des photos récentes qui soulignent l’effort de recherche. L’érudition de l’auteur est fascinante dans ce qu’elle montre sur la lecture et l’intégration de sources variées et complexes et l’intention de tracer une synthèse. Ainsi, ce seraient des réfugiés juifs originaires du Brésil qui auraient introduit la canne à sucre en Martinique lorsqu’une zone occupée par les Hollandais est récupérée par le Portugal. Cet épisode suggère combien l’histoire coloniale est celle de réseaux d’échanges et de concurrence.

Devant cette vaste synthèse qui se termine par l’Australie, l’ouvrage navigue entre les sujets, les faits et les anecdotes. En introduction, l’auteur annonce se concentrer sur l’architecture et l’urbanisme commandés par la Couronne et l’Église, mais dès le second chapitre, il traite de l’architecture vernaculaire et de l’évolution de l’architecture religieuse au Québec au XIXe siècle. Par la suite, il propose des descriptions détaillées – missions chez les Amérindiens, l’esclavage aux Antilles, architectes et ingénieurs coloniaux, diverses études de cas centrées sur une colonie. Chaque chapitre cherche à poser une histoire sociale, ou culturelle, pour interpréter les projets et les réalisations coloniaux.

Tous ces faits semblent crédibles, mais l’analyse culturaliste reste déroutante. L’axe suggère de mesurer les intentions et résultats dans les colonies en fonction des modèles et préceptes métropolitains. Est-ce raisonnable ? L’histoire coloniale n’est-elle pas avant tout celle de l’adaptation d’une culture à un nouveau milieu, au point de donner naissance à une identité nouvelle ? Faut-il juger les projets coloniaux en fonction de leur reproduction parfaite ou de leur adaptation des modèles français ?

Les Français sont-ils les plus intransigeants par rapport aux Espagnols, aux Portugais, aux Anglais ou aux Néerlandais ? Comment prétendre que les conditions fussent égales et comparables entre les divers établissements français tels les Antilles et le Canada pour ne pas mesurer le niveau d’adaptation ?

En tant qu’architecte et professeur, j’estime que l’enseignement en architecture distingue d’une part la culture architecturale, qui peut être internationale, et d’autre part le projet qui est local et répond à un milieu. L’histoire de l’art est peut-être une question de goût et de distinction, l’histoire du projet pour l’architecte – idéalisé et bâti – est celle de l’adaptation qui oblige à composer avec les conditions naturelles, sociales et économiques. C’est d’ailleurs l’impossibilité de reproduire deux fois le même immeuble qui explique que la discipline soit une profession et que chaque construction soit sur-mesure. Si le projet est culturel dans ses intentions, sa réalisation et son entretien sont structurels.

En 1984, Anthony D. King publiait un essai intitulé Colonial Cities : Global Pivots of Change. Devant la variété des établissements coloniaux, King proposait une réflexion structurelle vers une typologie d’intervention définissant le projet urbain. Il observait que les colonies commerciales se voyaient dotées d’infrastructures minimales concentrées sur le contrôle et l’exportation des ressources – un port, un entrepôt, un palais, un fort, un quartier blanc avec ses maisons, son église et son école. À l’inverse, la colonie de peuplement tentait de reproduire dans un « Nouveau Monde » les formes et pratiques de la mère patrie. King arrivait ainsi à offrir un cadre souple pour expliquer l’envergure variable des projets coloniaux, par exemple en Irlande ou en Jamaïque face à l’Afrique du Sud ou au Canada.

La présence d’une société organisée, aux Indes, ou son absence, en Australie, expliquaient tout autant l’échelle des projets que la nature de la ségrégation entre colons et indigènes. Ce cadre structurel donne un nouveau sens aux pratiques décrites par Albert Memmi dénonçant l’impact social et culturel du colonialisme sur les habitants et les nouveaux venus dans la Tunisie française. C’est ce qui déroute dans la thèse culturelle proposée par Bailey. Comment comparer des colonies sans tenir compte des différentes phases de l’aventure coloniale française et du relatif succès commercial des entreprises, entre l’encadrement de l’État et les initiatives privées ? Certes, la documentation des archives d’outre-mer tente de donner une unité dans la manière de gérer les différents établissements. Les dossiers des rapports et des lettres, et notamment la richesse de la production cartographique et architecturale, témoignent d’une administration française organisée, sur papier. Mais est-ce vraiment là une fiction ou un péché d’orgueil, comme l’affirme Bailey à maintes reprises ?

L’explication proposée tient davantage du jugement que de la démonstration. L’analyse culturelle réconforte un public anglo-saxon dans ses préjugés francophobes et sa propre supériorité culturelle quant à son sens du commerce, du pragmatisme et du réalisable et d’autres vertus projetées sur l’éthique protestante. En cela, l’ouvrage de M. Bailey est classique et il reprend le thème déjà exploité par Marc Grignon de la frivolité française pour expliquer l’architecture institutionnelle de Québec.

Il n’y a pas de place pour rapporter tous ces jugements où le texte condamne l’expérience française, face à elle-même ou aux autres puissances coloniales, sans ajouter ici et là des flèches destinées au public canadien. Ainsi, devant la persistance de la tradition française au Québec après la Conquête, M. Bailey écrit que « this use of French style as a nationalistic response to foreign conquest was unprecedented and is unique to Quebec » (p. 17). Si l’Acte de Québec de 1774 reconnaît la langue et la religion, il confirme aussi la validité des lois et traditions françaises dans le champ immobilier dont le cadastre et l’art de construire. Son prolongement après la Conquête, comme l’usage du français, ne relèverait-il pas davantage des conditions structurelles que d’un choix critique, découlant d’un entêtement politique ou culturel ?

Ainsi l’ouvrage révèle des intentions politiques, étroitement canadiennes. Tout cela suscite un sentiment curieux. Comment un intellectuel bilingue, issu sans doute des meilleurs milieux et ayant fréquenté des institutions prestigieuses – un doctorat à Harvard et correspondant d’une Académie des belles lettres en France – peut-il dénoncer si férocement un sujet qu’il aurait choisi ?

L’écrivain noir américain, James Baldwin, disait que la figure du Nègre, avec tout le bagage culturel et social associé, est un concept nécessaire pour définir la supériorité des Blancs aux États-Unis. L’ouvrage de Bailey semble procéder de la même manière face à l’héritage français des Amériques ; il lui permet de définir une supériorité culturelle anglo-saxonne et « canadian » ; superlatifs gratuits et rhétoriques en prime.

Faut-il consulter ce livre ? Oui, sans hésitation, l’historien et l’amateur trouveront une documentation fouillée et abondante pour décrire en détail différents aspects et épisodes des aventures coloniales françaises. Mais comme un procès malveillant, les pièces à conviction sont valables, mais la mauvaise foi du rhéteur demande un appel pour un jugement plus impartial et une explication plus convaincante.