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Dans Property and Dispossession, l’historien Allan Greer propose une nouvelle lecture de l’histoire de la colonisation de l’Amérique du Nord et de la dépossession des peuples autochtones. Cette étude s’intéresse aux pratiques concrètes par lesquelles les settlers en sont venus à exercer le contrôle sur des portions de terre aux dépens des peuples autochtones. Cette étude s’étend dans la longue durée, soit de la chute de l’Empire aztèque à l’arrivée de Cortès jusqu’à la veille de la Révolution américaine, et adopte une démarche comparative entre les principaux empires coloniaux de l’Amérique du Nord (Nouvelle-Espagne, Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre). Cette ambitieuse entreprise repose principalement sur les littératures nationales du Mexique, des États-Unis et du Canada.
Concept central de cet ouvrage, la « formation de la propriété » – un processus historique au même titre que celui de la formation de l’État – permet d’observer comment les Européens et leurs descendants euroaméricains ont refait l’espace du « Nouveau Monde ». Dans cette étude du processus de la formation de la propriété, Greer distingue les empires et les colonies. C’est par la colonisation, c’est-à-dire par l’occupation et la mise en culture de la terre, que les settlers établissent de nouveaux modes de tenure et s’approprient des portions de terre auparavant contrôlées par les peuples autochtones. À l’extérieur de ces enclaves européennes, restreintes en comparaison des empires, les Autochtones restent en possession du territoire au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Avant l’âge des révolutions, la propriété privée joue un rôle très limité dans la colonisation de l’Amérique du Nord. Tant pour les Européens de l’Ouest que pour les Autochtones, la propriété constitue une multitude de droits sur les ressources d’un territoire qui se superposent. Au moment où les empires espagnols, français et anglais entreprennent la colonisation de l’Amérique du Nord, la terre n’est pas encore conçue comme une marchandise pouvant être aisément achetée ou vendue. Il n’y a pas encore de contrôle personnel et exclusif sur la terre en Europe au moment de l’arrivée de Colomb et c’est encore le cas trois siècles plus tard.
Ce livre est divisé en trois parties. La première partie, composée de cinq chapitres, comprend d’abord un aperçu de la diversité des traditions de gouvernance territoriale et de propriété en Amérique du Nord. Ce panorama, fait à partir de trois groupes autochtones (les Nahuas du Centre du Mexique, les Ninnimissinuok de la Nouvelle-Angleterre et les Innus du Québec), permet de souligner que la colonisation européenne n’a pas apporté la propriété aux Autochtones et que les formes de propriété autochtone ne sont pas l’antithèse de la propriété européenne. Greer présente ensuite les premières années du contact entre ces trois groupes autochtones et les Européens de l’Ouest, en mettant l’accent sur l’expérience des Autochtones. Les Espagnols, les Français et les Anglais ne peuvent alors pas imposer leur version de la propriété face aux coutumes et aux pratiques foncières des Autochtones.
Les trois chapitres suivants portent sur les différences et les similitudes entre les trois empires coloniaux quant à la formation de la propriété. Ceux-ci ont un rapport différent avec la propriété autochtone, allant de la reconnaissance et de l’intégration (Nouvelle-Espagne et Nouvelle-France) à la volonté de l’éliminer (Nouvelle-Angleterre). Dans les trois zones de colonisation européenne, deux systèmes de propriété foncière se constituent et participent à la définition des frontières raciales entre les colonisateurs et les colonisés.
La deuxième partie de l’ouvrage comprend quatre chapitres explorant plusieurs aspects de la formation de la propriété. Le chapitre sept démontre que la dépossession des Autochtones s’est produite à travers l’affrontement entre des conceptions différentes des « communs ». Contrairement à l’idéologie colonialiste, les terres de l’Amérique précolombienne ne sont pas un immense espace ouvert à tous attendant d’être clôturé. La fiction coloniale va toutefois servir comme un instrument de dépossession, en niant que ces terres forment un ensemble de règles et de coutumes différentes qui gouvernent l’accès et la gestion des ressources.
Les chapitres huit et neuf portent sur la mathématisation de l’espace. La période moderne voit l’émergence d’une notion plus territorialisée de la monarchie et de sa souveraineté impériale. Toutefois, la cartographie de l’Amérique du Nord par les empires coloniaux va avoir un impact limité sur le contrôle que les Autochtones continuent d’exercer sur leurs terres. À l’instar des Autochtones, les colons euroaméricains ont, durant la période moderne, un savoir local de la terre par lequel il donne sens aux terres qu’ils occupent. Les pratiques d’arpentage dans les trois empires coloniaux demeurent imprécises. Les Autochtones vont néanmoins être amenés à s’adapter aux conceptions de l’espace et de la propriété des colonisateurs, en définissant davantage leurs terres en termes de surface ayant des frontières spécifiques.
Le chapitre dix aborde le lien entre la formation de l’État et la formation de la propriété. Dans les trois empires coloniaux, les gouvernements interviennent pour sécuriser et légitimer la propriété des terres que les Euro-Américains s’approprient par leur occupation. La formation de la propriété participe ainsi à la construction de l’État colonial, dont la souveraineté prend un caractère territorial.
L’auteur termine son ouvrage par un épilogue sur l’émergence de l’idéologie de la propriété privée à partir de la fin du XVIIIe siècle, qui va mettre un terme à la diversité des pratiques de propriété dans le monde atlantique et entraîner (non sans résistance) la dépossession massive des Autochtones. Durant le XIXe siècle, les États-nations, issus de trois anciens empires coloniaux, vont adopter le modèle des réserves, soit des terres étant la propriété du gouvernement où les Autochtones sont autorisés à vivre. Ces États-nations vont faire de ces terres une « antithèse » de la propriété libérale, en restreignant leur aliénation, et de ces occupants, des individus ne disposant pas des droits civiques de citoyens.
Le livre d’Allan Greer est sans conteste un ouvrage important. Malgré les appels à sortir de l’histoire nationale, la démarche comparative demeure peu exploitée par les historiens. Property and Dispossession témoigne de la fécondité de cette approche continentale pour relire l’histoire de la colonisation et de la formation de la propriété en Amérique du Nord.