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Augustin Frigon était-il voué à rester dans l’ombre de l’histoire ? Quand il décède en 1952, son héritage est éclipsé par la mort de l’ancien premier ministre du Québec Louis-Alexandre Taschereau trois jours avant la sienne. Pourtant, cet héritage est de taille. Augustin Frigon : sciences, techniques et radiodiffusion, biographie écrite par Robert Gagnon et Pierre Frigon – aucun lien de parenté –, tente justement de restituer l’importance historique de ce personnage méconnu, dont le rôle dans le développement du Québec au long de la première moitié du XXe siècle est comparable à celui de personnages comme Lionel Groulx et Marie-Victorin, selon les auteurs.
Contrairement à ces deux figures, Frigon n’était ni religieux ni scientifique, mais bien un technicien, ce qui explique en partie l’intérêt moindre qu’on lui porte, selon Gagnon et Frigon. Le premier chapitre du livre retrace son parcours universitaire. Formé en génie chimique, civil et électrique à la jeune École Polytechnique de Montréal, au Massachussetts Institute of Technology (MIT), à l’École supérieure d’électricité de Paris et à l’Université de Paris (Sorbonne), c’est cette dernière vocation d’ingénieur électrique qui lui permettra de se distinguer dans le milieu universitaire. Il est le premier Canadien français à avoir obtenu un doctorat en sciences. Pour Gagnon et Frigon, c’est entre autres cet accomplissement inhabituel qui a permis à ce fils de contremaître d’accéder à des fonctions importantes tout au long de sa carrière.
Parmi celles-ci, c’est d’abord à l’École Polytechnique qu’il s’implique, épisode retracé dans le second chapitre. Directeur du laboratoire d’électricité de cette école, il entreprend de moderniser ses équipements et fonde la Revue trimestrielle canadienne aux côtés notamment d’Édouard Montpetit. Cette revue, qui deviendra L’Ingénieur en 1955, est encore publiée aujourd’hui. Puis, fraîchement auréolé de son doctorat de la Sorbonne, il devient en 1923 le Directeur des études à l’École Polytechnique, soit le troisième en cinquante ans et le premier Canadien français à occuper cette fonction. Malgré ses obligations futures, il restera toujours lié à cette institution dont il présidera la corporation de 1935 jusqu’à sa mort.
Tout au long de sa vie, Frigon sera un ardent promoteur de l’éducation technique, comme le démontrent plusieurs exemples sélectionnés par les auteurs dans le troisième chapitre. Comme plusieurs de ses contemporains, il partage le constat de l’infériorité économique des Canadiens français. La solution réside selon lui dans l’inculcation d’un sens industriel chez le peuple québécois, ce qui passe par une « pénétration pacifique […] par l’école à tous les degrés » (p. 215). Cela se traduit par l’enseignement des travaux manuels et du dessin linéaire dès l’école primaire, qui doit s’accompagner d’une introduction aux questions économiques et industrielles. Les collèges classiques, quant à eux, sont appelés à faire une place plus grande aux sciences et aux mathématiques, afin de mieux former les techniciens de demain. Pour mener à bien cette cause, il est nommé Directeur général de l’enseignement technique de la province de Québec en 1924 et s’implique au sein de la Commission des écoles catholiques de Montréal à partir de 1928. À force d’efforts et d’alliances, il arrive à rendre obligatoire un programme de travaux manuels à l’école primaire en 1937.
Peut-être est-ce l’implication de Frigon dans la naissance et les premiers pas de Radio-Canada qui est restée dans les annales ; celle-ci est retracée dans le quatrième chapitre. Il est d’abord nommé à la Commission Aird sur la radiodiffusion en 1928, qui explore les différents régimes de régulation de ce secteur et se prononce en faveur de la création d’un organisme public de radiodiffusion. Lorsque CBC/Radio-Canada est créé en 1936, Frigon est institué Directeur général adjoint, notamment grâce à la bénédiction de Maurice Duplessis. Quand il quitte l’organisation en 1951, il laisse un legs important. Militant pour une programmation québécoise et pour l’exceptionnalisme culturel, il est par exemple à l’origine de l’émission éducative Radio-Collège dont le modèle sera repris à l’international.
Le parcours de Frigon permet de réévaluer l’image classique du technicien désintéressé de la politique et cantonné à ses calculs différentiels. À plusieurs égards, il témoigne de ce que l’historienne du nucléaire Gabrielle Hecht a baptisé la technopolitique, à savoir l’utilisation de la technique à des fins politiques[2]. Que ce soit à travers son implication dans la radiodiffusion, l’enseignement technique ou la régulation de l’industrie électrique – dans laquelle il a joué un rôle important, notamment au sein de la Commission de l’électricité de la province de Québec – il a toujours cherché à répandre le nationalisme canadien-français, comme le démontre le cinquième chapitre qui porte sur ses convictions idéologiques. Son objectif ultime de transformer les Québécois arriérés en sujets technicistes s’inscrit aussi dans un projet politique modernisateur fondé sur l’idée d’une trajectoire linéaire et uniforme du progrès des civilisations typique de son époque.
Au vu du parcours impressionnant de Frigon, il est évident que certains pans de sa vie seraient plus creusés alors que d’autres resteraient en marge du livre. Sans surprise, l’aspect universitaire de sa carrière est traité en profondeur, notamment avec une longue contextualisation de la situation de l’École Polytechnique au début du XXe siècle ; cela n’est pas surprenant quand on sait que Robert Gagnon est un spécialiste de l’histoire de l’éducation. Malheureusement, sa vie privée n’est pas du tout traitée dans l’ouvrage, ce que les auteurs justifient par un manque de sources. Peut-être que l’histoire orale aurait permis de pallier cette lacune, sachant que Frigon est décédé en 1952 et qu’il est probable que certains de ses contemporains ou descendants auraient pu témoigner de ce pan de sa vie. Par exemple, la place occupée par sa femme Elsie Owen dans sa vie n’est aucunement abordée. En quoi son origine anglophone aurait-elle aidé ou nui à Frigon ? Plus fondamentalement, compte tenu de l’impressionnant cumul de responsabilités qui a caractérisé toute la carrière professionnelle de Frigon, quelles tâches a-t-elle assumées pour l’épauler dans la gestion de son quotidien ? À ce titre, plusieurs des anecdotes croustillantes et des témoignages significatifs proviennent d’une conférence prononcée par Louise Simard, sa « fidèle secrétaire » (p. 167) à Radio-Canada. Le rôle de celle-ci n’est pas non plus explicité, bien que ses différentes déclarations semblent montrer qu’elle a aussi joué un rôle prépondérant dans la carrière de Frigon et, par extension, dans l’histoire de Radio-Canada. Malgré le potentiel silence des archives, il aurait été opportun de porter une attention plus grande à la place de ces deux femmes dans la vie de Frigon.
Malgré cette limite, ce livre retrace avec précision, clarté et concision la vie d’un homme qui a accompagné et encouragé le développement technique et culturel du Québec durant la première moitié du XXe siècle. Il apporte une contribution intéressante à l’histoire de l’éducation, des sciences et des techniques du Québec.
Parties annexes
Note
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[2]
Gabrielle Hecht, The Radiance of France : Nuclear Power and National Identity after World War II (Cambridge, MIT Press, 1998).