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Mise sur pied en 1958 par un collectif de congrégations religieuses québécoises engagées dans les missions ad extra et, de ce fait, oeuvrant sur le plan international, l’Entraide missionnaire a connu un parcours remarquable. Au fil des années, cet organisme d’entraide et de solidarité intercommunautaire a développé une analyse pénétrante de la situation du monde et de son évolution. Proches du terrain, les religieuses et les religieux, tels des sismographes, enregistraient les déplacements et les secousses et développaient, au fil du temps, une conscience fine des enjeux politiques et économiques. Les congrès annuels de l’Entraide étaient des rendez-vous importants. Sa contribution à la réflexion dépassait de ce fait largement les membres des congrégations religieuses qui l’avaient fondée. En effet, l’Entraide est devenue le fer de lance du catholicisme social et engagé au Québec, à partir des années 1970, un lieu de réflexion et d’engagement en faveur de la justice et de la paix, inspirés de l’Évangile.

Après soixante ans d’existence, l’organisme fermait ses portes en 2018, non sans avoir engagé un processus de transmission de son legs. Ce processus se proposait de récolter les acquis de ces soixante années d’expérience de solidarité internationale. Au nombre des projets visant à assurer cette transmission de l’héritage, il y a la publication de cette anthologie : soixante textes qui témoignent de ce parcours exceptionnel et de cette aventure de solidarité internationale.

Ces soixante textes rendent compte en sept chapitres d’une longue traversée et des évolutions qui se rattachent à divers contextes : celui de la mission dans le contexte de la guerre froide (1949-1962), celui des commencements (1966-1971), période marquée par l’aggiornamento conciliaire, en particulier Gaudium et spes qui définit un nouveau rapport au monde, et, au Québec, par le rapport Dumont, mais marqué également par l’encyclique Populorum progressio de Paul VI, qui aborde la question du développement, la création de Justice et Paix, la deuxième conférence de l’épiscopat latino-américain à Medellin en 1968 et l’Assemblée du Synode des évêques sur la Justice dans le monde. On peut parler, au cours de cette décennie, de refondation. Celle-ci annonce déjà la question qui dominera la période suivante (1972-1977), la libération et le travail sur les structures injustes. Le chapitre III, intitulé « Le retour du libéralisme, 1980-1984 », représente une période de transition. De nouveaux thèmes apparaissent (le désarmement, le rapport aux autres religions), voire de nouveaux acteurs de l’histoire, en particulier les Autochtones.

S’ouvre ensuite une nouvelle période inaugurée par la chute du mur de Berlin : « Vers un nouvel ordre mondial, 1988-1992 ». L’année 1989 annonçait la fin de la guerre froide qui marquait le chapitre premier. Elle annonçait également la défaite des idéologies totalitaires héritières du marxisme, et le triomphe du libéralisme et de la démocratie occidentale. Au cours de cette période qui se conclut par la commémoration des 500 ans de la « découverte » de l’Amérique, la place réservée aux Autochtones s’élargit et la place reconnue aux femmes s’impose désormais. De plus, un nouveau thème fait son apparition : la nouvelle évangélisation. Le chapitre V nous fait parcourir une nouvelle période (1996-2001) marquée par la fin du millénaire et qui approfondit les questions qui ont émergé au cours de la période précédente, questions reprises dans le contexte de la mondialisation qui impose de plus en plus sa loi d’airain.

Le choc du 11 septembre représente un autre marqueur dans cette histoire. L’apocalypse mise en scène par les terroristes sous les yeux du monde entier représente ce que le philosophe Jürgen Habermas a désigné comme « le premier événement qui s’est immédiatement inscrit dans l’histoire mondiale au sens strict[3] » grâce aux caméras qui ont relayé en boucle les images de l’attentat. Détruire le World Trade Center, c’était s’attaquer au symbole de l’hégémonie du monde occidental. Pour Habermas, les deux plus hautes tours de Manhattan étaient « l’incarnation forte de la puissance économique et de la projection sur l’avenir[4] ». Ainsi, cet événement du 11 septembre 2001 exprime-t-il ouvertement la contestation de la suprématie du libéralisme économique occidental : il inaugure un monde multipolaire où chaque « civilisation » revendique sa place. La violence irrationnelle des terroristes marque aussi le retour des vieux démons oubliés : le mal semble rester tragiquement et définitivement insurmontable. L’anthologie fait peu de place, finalement, à l’irruption sur la scène internationale du Moyen-Orient. Cela traduit le fait que les missionnaires québécois sont surtout en Amérique latine et en Afrique. Aussi, la montée de l’islam, les développements au Moyen-Orient et les pays du Golfe, comme la montée en puissance de la Chine trouvent peu de place dans la réflexion. Il faudra attendre des textes de 2011 et de 2012, réunis dans le dernier chapitre de l’ouvrage (« De crises en révoltes, 2009-2015 ») avant que le monde arabe n’émerge.

Cette anthologie n’est pas simplement un témoin de l’Entraide missionnaire. Elle est également un témoin de l’évolution de la pensée missionnaire au Québec, des années 1950 à 2015. Elle est enfin un témoin du catholicisme social au Québec au cours de cette période. Ce témoignage est en quelque sorte un portail qui renvoie aux archives de l’Entraide, archives dont ces textes sont extraits, et déposées à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Il ne s’agit donc que de la pointe de l’iceberg et, en quelque sorte, une invitation à poursuivre la recherche.

Cette anthologie, introduite par Étienne Lapointe et conclue par Catherine Foisy, est en somme une vitrine et elle invite les jeunes chercheurs à plonger dans un domaine trop méconnu, l’histoire des instituts missionnaires québécois.