Corps de l’article

Plus que d’autres spécialistes, les « historiographes » (ceux et celles qui étudient les historiens ou la production historienne) ont une identité floue et précaire. Sans support institutionnel formalisé, les marais dans lesquels ils s’avancent ne sont pas encore tout à fait, pour filer la métaphore agricole, asséchés et reconnus comme terres arables par la communauté historienne. Or, on constate depuis quelques années une multiplication des études interrogeant à nouveaux frais la généalogie du savoir historique au Québec et ses conditions d’élaboration. Ce constat est à faire au vu, notamment, de la production d’un nombre assez significatif de maîtrises, de doctorats et de chantiers de recherche qui ont contribué à faire de l’historiographie un champ d’investigation renouvelé, mais aussi plus autonome et diversifié. Cette nouvelle génération de chercheurs n’entend plus appréhender le passé de la discipline sous le mode de la rétrospection stratégique, que ce soit à des fins commémoratives ou de revue critique pour marquer la grandeur ou le déclin des courants historiques. Leurs interrogations historiographiques ouvrent plutôt sur de nouveaux chantiers allant de l’épistémologie et de l’histoire intellectuelle aux rapports histoire-mémoire et à l’histoire des femmes, en passant par l’analyse des manuels scolaires ou encore le traitement historiographique d’objets spécifiques. C’est dire que vingt ans après les nombreux débats sur le « révisionnisme » déclenchés par Ronald Rudin, le Québec vivrait quelque chose comme un nouveau « moment historiographique » dont les contours, encore difficiles à définir, gagnent à être précisés et explicités.

L’objectif de cet article est de proposer un premier état des lieux de ce nouveau moment historiographique et d’offrir quelques pistes d’explication quant à ce qui le particularise. Le renouveau actuel apparaît autant comme le signe d’une maturation de la discipline que d’une mutation des rapports entre l’histoire et la société. Le phénomène à l’étude n’est, il va sans dire, pas étranger à la dynamique de recomposition historiographique qui s’est opérée à l’échelle de l’Occident depuis quelques décennies à la faveur du « tournant linguistique », de la fin des grands récits intégrateurs, de la lente érosion des certitudes et de l’obsession du présent. Ce temps des doutes est devenu, on le sait, un terreau extraordinaire pour la réflexivité historienne. De même, le phénomène ne nous semble pas totalement imperméable à la multiplication des conflits mémoriels et identitaires qui traversent la société québécoise et qui, bien souvent, sont alimentés par des interprétations historiques critiques de l’histoire dominante. Cette inquiétude méthodologique du champ historien stimule nécessairement l’interrogation sur les procédures de sa propre production.

Qu’on se le tienne pour dit : il ne s’agit pas ici d’émettre une énième complainte sur la déshérence de la science historique québécoise et de ses grands schémas d’explication. Bien entendu, le renouveau historiographique auquel on assiste peut apparaître comme le symptôme d’une histoire de plus en plus coupée de la mémoire collective, sinon comme une sorte de refuge ou de repli sur le « passé intérieur » de la discipline, faute de visions assurées du devenir commun. Il nous a néanmoins semblé que ce renouveau ouvrait aussi de nouvelles voies et d’autres potentialités pour la recherche, qu’il était aussi le signe d’un mûrissement et d’une santé disciplinaire. Cette situation constitue certainement un terreau pour pratiquer ce que Michel de Certeau appelait une « historiographie véritable », attentive à l’histoire et critique de l’histoire, et apte à s’avancer « du côté des questions indiscrètes à ouvrir » pour les historiens et pour la société[1]. Après tout, n’est-ce pas à travers ses moments de « crises » que la discipline historique s’est toujours transformée, qu’elle a pu acquérir une nouvelle conscience d’elle-même et qu’elle a donné naissance à ce genre que l’on peut nommer l’historiographie ? L’une des hypothèses que nous explorerons dans cet article est que l’historiographie récente au Québec s’est autonomisée jusqu’au point où il n’est peut-être plus farfelu de parler de la constitution d’un champ à part entière, dont on peut cerner le développement et les possibles.

Notre analyse se déploiera en trois temps : il s’agira d’abord d’offrir une brève rétrospection du geste historiographique québécois au XXe siècle en vue d’esquisser certains des enjeux, des angles et des noeuds qui l’ont caractérisé. Ensuite, à partir d’un corpus de nouvelles études historiographiques parues au cours des treize dernières années, nous présenterons la diversité des objets, approches, concepts et registres réflexifs de ces études. Enfin, nous proposerons une interprétation du corpus en soulignant les apports des historiographes et en abordant la question de l’autonomie relative d’un « champ » historiographique québécois.

Objets et approches des nouveaux historiographes

La multiplication, ces dernières années, des productions historiographiques au Québec, tributaires de nouveaux objets et de nouvelles influences, prend le relais des avancées antérieures tout en pointant un renouveau disciplinaire dont il s’agit ici de mieux saisir les contours[2]. Avant de présenter notre corpus, dont on trouvera la bibliographie complète en annexe, il nous paraît important de dire deux mots sur la tradition du geste historiographique au Québec, tradition avec laquelle dialoguent les travaux historiographiques contemporains.

L’histoire de l’histoire au Québec

À quel moment les historiens ont-ils commencé, au Québec, à faire de la réflexion sur la pratique historique un objet d’interrogations ou d’interprétations à part entière ? S’il est possible de remonter aux années 1920 (avec l’ouvrage Nos historiens d’Henri d’Arles et les Semaines d’histoire du Canada) voire jusqu’au XIXe siècle, où l’on peut retracer des bribes de réflexivité historiographique, c’est surtout au cours des années 1940, lorsque l’histoire s’institutionnalise plus formellement en milieu universitaire, que le geste historiographique acquiert une fonction plus précise : celle d’éclairer la modernisation et le progrès de la discipline. La nouvelle génération d’historiens universitaires, celle des Trudel, Frégault, Brunet et consorts, articule un nouveau discours de la méthode qui s’arme d’une « historiographie de combat » (voir le texte de Patrick Noël dans ce numéro), dressée contre l’histoire traditionnelle et providentialiste des anciens. Au cours des décennies suivantes, cette « historiographie de combat » prendra les atours d’une rivalité désormais bien connue entre l’École de Montréal et l’École de Québec en ce qui a trait aux sources historiques de l’infériorité politique et économique des Québécois par rapport aux Canadiens anglais.

Il faut cependant attendre le tournant de la décennie 1960, au fil des nouvelles conquêtes méthodologiques et à mesure que l’histoire se spécialise en milieu universitaire, pour que se dessine un véritable chantier de recherche historiographique. Cette évolution de la discipline, signe d’un réaménagement de son rapport à la mémoire nationale, s’inscrit aussi dans une dynamique occidentale plus large qui a vu, au cours des décennies d’après-guerre, croître l’engouement pour la réflexion épistémologique en histoire[3]. Au Québec, trois noms se démarquent tout particulièrement dans l’effort de rapprochement entre la pratique de l’histoire et la pensée sur l’histoire : Fernand Dumont, Jean Blain et Serge Gagnon. Ils ont chacun proposé des hypothèses, des chantiers ou des pistes qui, tout en exprimant une intention (autonomiser le champ historiographique), ont influencé ou orienté, par la suite, plusieurs chercheurs se consacrant à l’histoire de l’histoire. Dans un contexte où la sensibilité moderniste était à son paroxysme au Québec (durant les années 1960 et 1970), ils ont tous les trois cherché à comprendre les liens entre l’historien, ses lieux et son époque, soit en adossant leurs analyses sur une critique interne des textes pour y découvrir l’influence des attentes des historiens sur leur travail (Blain), soit en privilégiant une critique externe pour déceler ici le jeu de distanciation entre l’historien et sa collectivité (Dumont) et là les conditions sociales ou les idéologies qui orientent la mise en scène du passé de l’historien (Gagnon).

Hormis de notables exceptions, les historiens ont peu labouré ces sillons historiographiques au cours des deux décennies suivantes. Comme l’a fait remarquer Julien Goyette, la génération historienne dominante entre 1970 et 1990, acquise aux idéaux modernes et à la professionnalisation du métier d’universitaire, a fait montre d’un étonnant « silence épistémologique[4] ». Cette génération a plutôt tenu un discours historiographique à teneur « idéoprogrammatique », c’est-à-dire axé sur une critique (stratégique) des prédécesseurs. Il faudra cependant attendre les années 1990 pour que le discours « triomphaliste » sur le passé disciplinaire soit profondément remis en question et que le champ historiographique soit réinvesti. Les nombreux départs à la retraite de la « génération longue » de l’histoire sociale et l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’historiens aspirant à un repositionnement de l’historiographie jouent un rôle important dans ce mouvement. En plein présentisme, dans le sillage de la double crise de l’Histoire et de l’histoire, l’historiographie apparaît alors plus que jamais nécessaire pour réfléchir à plusieurs enjeux largement laissés pour compte par l’histoire sociale. Parmi les chercheurs qui vont forcer une nouvelle interrogation épistémologique et historiographique, il faut mentionner Jean Lamarre, Jocelyn Létourneau, Gérard Bouchard et surtout, Ronald Rudin, qui donnera une impulsion à l’histoire de l’histoire pour toute une nouvelle génération d’historiographes. À la suite de Patrice Régimbald, on dira que Rudin a eu « la très grande qualité d’aborder l’inabordé, de discuter l’indiscuté » dans un champ disciplinaire qui « échapp[ait] aux remises en question trop brutales »[5].

Malgré la teneur critique de leurs analyses historiographiques, la plupart des travaux mentionnés précédemment partaient d’une histoire du Québec autoréférentielle où les acteurs implicites – et les moteurs du changement – étaient issus de la majorité historique franco-catholique. Bien entendu, ces premiers historiographes ont écrit dans un contexte où la référence québécoise n’allait pas nécessairement de soi et cherchait encore à advenir à elle-même. Il n’en reste pas moins que les « autres », en général passés sous silence, étaient plus ou moins inclus d’office dans le plus grand tout du Québec. Tant que les grands récits du « soi collectif » magnétisaient les écrits des historiens, ces « autres » pouvaient être mis entre parenthèses en attendant la libération des Québécois francophones des périls (culturel, politique, économique) qui les menaçaient. Or, à partir des années 1970, les « autres » ont ressurgi dans l’histoire et avec eux des réflexions historiographiques jusque-là minorisées ou marginalisées, deux des plus importantes étant celles des femmes et des Autochtones.

Dès le début de cette décennie, la revue militante Québécoises deboutte !, en s’inspirant d’historiennes comme Micheline Dumont, adoptait une perspective historiographique et critiquait l’absence des femmes (blanches et autochtones) dans les livres d’histoire, qui se sont « intéressés au passé de la classe dominante blanche et masculine » sans prendre la mesure des récits « racistes, sexistes et colonisateurs »[6]. Poursuivie depuis par de nombreuses chercheuses sur différents terrains, cette approche critique a également porté sur l’invisibilisation des historiennes elles-mêmes. C’est toute la centralité accordée à la figure de l’historien universitaire classique comme objet de l’historiographie qui est par là remise en cause. Pour ne prendre qu’un exemple, Louise Bienvenue, dans un article récent sur Marie-Claire Daveluy (1880-1968), « présente le silence qui [l’]entoure » afin de comprendre comment celle-ci, pionnière de l’histoire des femmes, s’est retrouvée « dans l’angle mort des historiographes »[7]. Elle attribue ce « silence » en partie au déficit d’ancrage institutionnel de Daveluy qui aurait pu légitimer sa production. Cette optique déformante a également joué à plein dans l’histoire autochtone, parent pauvre d’une histoire collective officielle qui avait un oeil sur le rétroviseur (l’épopée française en Amérique du Nord, la survivance, l’oppression des francophones) et un autre vers des lendemains enchanteurs ou menaçants. Brian Gettler a récemment incité les historiens à reconnaître le fait que les Premières Nations « ont et continuent de participer de l’intérieur au déroulement de l’histoire québécoise ». En rejetant cette perspective, c’est une histoire « nettoyée du colonialisme » qui serait maintenue et, avec elle, les raccourcis qui renforcent une posture socioculturelle et une historiographie autocentrées[8].

En court-circuitant une historiographie bornée à son autoréférentialité, l’histoire des femmes et celle des Autochtones l’ont réfléchie à travers un prisme altéritaire dont l’impact est loin d’être épuisé. Elles ont ainsi bousculé la cohérence supposée du Sujet et de l’objet « Québec » et ont constitué des truchements privilégiés pour réfléchir ensemble les transformations (et les blocages) de la société et de l’intégration des « autres » dans l’histoire.

Les perspectives historiographiques que nous présenterons dans les prochaines pages s’appuient de différentes manières sur cet héritage historiographique qui, autoréférentiel ou altéritaire, est mobilisé pour comprendre sous un nouveau jour l’histoire et pour cerner les rapports de celle-ci avec le passé, le présent ou le futur de la collectivité.

Présentation du corpus

La ligne entre ce qui appartient au genre « historiographique » à proprement parler et au genre « historique » – dont la démarche implique un positionnement historiographique – est parfois mince. Pour la constitution de notre corpus, la priorité a été donnée aux études dont l’histoire de l’histoire constituait l’objet principal de la recherche et non une démarche auxiliaire au traitement d’un autre objet. À cette priorisation se sont ajoutés les trois critères suivants : 1) l’étude devait avoir été produite entre 2007 et 2020[9] ; 2) être conduite par un chercheur du Canada francophone[10] ; et 3) s’être inscrite dans un projet de recherche d’envergure qui a pris la forme d’un mémoire de maîtrise, d’une thèse de doctorat ou d’une monographie.

Cette recherche nous a permis de constituer un corpus de 27 études, confirmant ainsi, au-delà de nos attentes, une véritable dynamique de recomposition historiographique. Plusieurs de ces études étaient d’ailleurs restées, à notre étonnement, dans l’ombre des répertoires de thèses et de mémoires des bibliothèques universitaires. C’est dire que pour les besoins du présent article, nous n’avons pas tenu compte des articles historiographiques savants mais plus ponctuels, dont bon nombre sont d’ailleurs tirés de mémoire de maîtrise ou de doctorat ou encore de chantiers de recherche plus vaste. De même, nous n’avons pas intégré la production historiographique issue d’autres catégories de textes comme les bilans, essais, préfaces, « égohistoires » ou notes critiques parus sur diverses plateformes d’idées et de débats, comme Histoire engagée, bien que ceux-ci mériteraient certainement d’être considérés dans le cadre d’une recherche plus approfondie[11]. Quant au repérage qui a guidé notre analyse, nous avons surtout privilégié une lecture attentive des introductions, du premier chapitre méthodologique et des conclusions des études, sections qui étaient les plus susceptibles de nous livrer l’intentionnalité et l’approche des auteurs.

Pour rendre compte de la diversité des études de notre corpus, nous avons d’abord classé celles-ci en trois axes thématiques, qui dessinent déjà quelques orientations : l’écriture de l’histoire, l’étude des historiens et la dialectique mémoire-histoire.

L’écriture de l’histoire

Sous ce premier axe, s’inscrivent les études portant sur l’écriture de l’histoire dans une perspective épistémologique ou narrative. Le geste historiographique concerne ici moins les historiens (comme individus) que leurs textes et les enjeux que ceux-ci soulèvent sur le plan de la scientificité, de la mise en récit ou plus simplement des traitements d’une thématique ou d’une problématique donnée.

L’une des approches privilégiées ici est la réflexion théorique sur le savoir historien. L’historien Patrick Noël est l’un des rares chercheurs à s’y consacrer quasi exclusivement. Souhaitant renverser le mythe de l’historien comme « indécrottable empiriste », ses travaux démontrent son recours fréquent à l’épistémologie et sa capacité à tenir un discours réflexif sur le savoir historique. L’approche de Noël se démarque par sa conception résolument internaliste (ou « textualiste » (p. 171)) du geste historiographique[12]. Pour sa part, Julien Goyette se concentre sur un cas, celui de Fernand Dumont, dont il approfondit la conception et l’application de l’histoire à partir d’une recherche combinant l’analyse intellectuelle et l’herméneutique de texte. L’auteur suit Dumont sur de nombreux terrains (les idéologies, la mémoire, l’épistémologie, la philosophie de l’histoire, l’historiographie, etc.) et propose une lecture historiographico-philosophique de son oeuvre.

C’est le thème de la construction du récit historique au regard des écrits des historiens canadiens-anglais à propos du Québec qui intéresse Simon Couillard. Dans une thèse de doctorat soutenue à l’UQTR en 2018, l’historien et philosophe souhaite montrer en quoi le discours de l’historiographie canadienne-anglaise s’est édifié en partie à travers une neutralisation de la valeur ou de la particularité de l’expérience des francophones au Canada. Partant à la recherche de régularités dans la formation discursive de ces historiens, il décortique leur traitement des événements historiques et leur mise en intrigue. C’est également sur une construction narrative que se penche Fanny Le Roux, mais il s’agit plus précisément de celle du « XXe siècle » tel qu’il fut représenté dans les pages de la Revue d’histoire de l’Amérique française. Construit, ce siècle a pris forme non pas d’emblée mais au fur et à mesure. Pour sa part, Marc-André Laramée s’attache à l’étude des diverses mises en récit, chez les historiens, de la rationalité des paysans canadiens-français dans le Québec rural préindustriel en montrant comment les contextes historiographiques successifs ont modifié les conceptions et les représentations de cette rationalité.

Les rapports entre l’histoire savante et l’histoire scolaire ont également suscité un intérêt particulièrement marqué ces dernières années, balisant ainsi un domaine relativement nouveau en historiographie au Québec. Cet engouement s’explique notamment par les controverses entourant la « réforme » en éducation des années 2000[13]. Les travaux réalisés autour de ces thématiques attestent aussi l’influence grandissante des didacticiens de l’histoire sur la réflexivité historienne. C’est ainsi que Jean-François Chartrand se penche sur la correspondance entre les avancées de la recherche scientifique en histoire et l’enseignement de l’histoire au cégep en étudiant les décalages entre les conceptions théoriques affichées et les interprétations proposées. C’est un objet semblable qui intéresse Jonathan Larocque, mais à propos du rendu des Rébellions de 1837-1838. Entre les réformes de 1982 et de 2006, il s’attache à relever les contradictions entre les intentions des réformes et la construction des manuels.

Ces objets se prêtent bien à une déconstruction – sinon à une contestation – des grands récits historiographiques et de leurs fondements pédagogiques et politiques. Dans sa thèse de doctorat, Catherine Larochelle démontre comment l’école du XIXe siècle produisait de l’altérité entre la distanciation culturelle et l’essentialisation raciale en jouant à la fois sur le savoir et sur le régime émotionnel des jeunes. Munis d’un savoir sur un Autre déshumanisé (l’Autochtone), ils étaient à même d’endosser une vision impérialiste et hiérarchique du monde et de l’histoire. Dans son mémoire de maîtrise, Rosemarie Brodeur s’intéresse pour sa part à la quasi-absence des femmes et du genre dans les manuels scolaires d’histoire au Québec et appelle à une « révision de la trame narrative » et à une « prise de conscience historiographique ». C’est plutôt sur « l’absence des Noirs dans l’historiographie québécoise », et particulièrement dans les manuels d’histoire au XIXe siècle, que se penche Augustin Roland d’Almeida, qui explore le poids du nationalisme et les relations d’altérité au Québec afin de comprendre les enjeux de l’insertion ou de l’oubli d’un groupe dans l’histoire collective.

L’étude des historiens

Sous ce deuxième axe figurent les écrits qui souscrivent plutôt à une sociologie ou à une anthropologie historique de la discipline historienne. Ces approches consistent à situer les discours, les préoccupations et les pratiques des historiens en fonction de leur contexte (culturel, social, politique, temporel) d’énonciation.

Les relations entre l’approche historienne et le rôle de l’intellectuel sont au coeur de plusieurs travaux classés sous cet axe. Serge Miville s’intéresse ainsi à la présence intellectuelle des historiens Michel Brunet et Donald Creighton. Marchant dans la voie tracée par les travaux de Jean Lamarre sur l’École de Montréal et de Donald Wright sur Donald Creighton[14], Miville montre à voir comment ces deux historiens ont habilement su jouer de leur « capital symbolique » d’historien pour « obtenir un accès privilégié à l’espace public » (p. ii). Damien-Claude Bélanger se penche pour sa part sur l’oeuvre de l’historien Thomas Chapais en faisant de sa trajectoire le prisme d’une archéologie intellectuelle du loyalisme canadien-français. Bélanger plonge l’historien ultramontain dans l’environnement socioculturel élitaire de la bourgeoisie franco-catholique conservatrice du Québec qui l’a façonné. Ce sont plutôt les espaces idéologiques de l’extrême gauche (dont le Parti Communiste du Canada) qui servent à Joël Bisaillon pour étudier la pensée marxiste de l’historien Stanley Bréhaut Ryerson par rapport à la question nationale au Québec, de 1930 à 1991.

Si les précédentes analyses s’attachent surtout à mettre en scène la figure historienne dans la spécificité de ses environnements politique et idéologique, d’autres s’intéressent plutôt à la sociabilité historienne au regard de l’institutionnalisation de la discipline historique. C’est le cas, par exemple, de François-Olivier Dorais, qui a étudié l’énigmatique « École historique de Québec » (Marcel Trudel, Jean Hamelin, Fernand Ouellet). Dorais, qui s’intéresse autant aux écrits publiés qu’aux archives privées, analyse les lieux de sociabilité des historiens et les considère comme des acteurs de premier plan dans l’élaboration de cadres d’intelligibilité de l’expérience canadienne-française ainsi que des témoins pour comprendre les transformations socioculturelles plus amples du Québec d’après-guerre. Cette exploration des trajectoires historiennes dans divers milieux scientifiques ou culturels est également au centre du travail de Daniel Poitras, qui a étudié le rapport au temps et à l’histoire de Fernand Dumont, Michel de Certeau et François Furet. Afin de cerner leur parcours comme historiens et contemporains, il a croisé quatre niveaux d’analyse (biographique, lieu d’attente, régime d’historicité, historiographie) de façon à faire ressortir comment la pratique de l’historien et son actualisation du passé s’inspirent de son présent et de ses attentes comme contemporain.

La dialectique mémoire-histoire

Les études rassemblées sous cet axe se penchent moins sur des historiens en particulier que sur le rapport entre la mémoire et l’histoire, qu’il s’agisse des mécanismes ou des contextes de la commémoration, de l’oubli ou de l’actualisation qui permettent de se situer dans le temps et d’opérer une distanciation avec le passé. L’engouement pour ce type de recherche historiographique n’est pas indifférent à la fascination des historiens pour les objets associés à la « mémoire » depuis les années 1980 et 1990. Il se comprend aussi à la lumière de l’actualité des nouvelles communautés mémorielles, à la percée du courant de l’histoire publique dans le milieu universitaire québécois et aux débats entourant l’inscription des noms de personnages historiques dans l’espace public (statues, rues, stations de métro, édifices, etc.)[15]. Face à de nouveaux conflits des mémoires et à une « demande » historique inédite (jeux vidéo et de table, romans, films et séries, chaînes spécialisées, villages des temps anciens reconstitués, grandeur nature, etc.), l’historiographe, tout comme l’historien, cherche à réaffirmer sa pertinence et, peut-être, à clarifier son rôle, lui qui est plus que jamais tiraillé entre celui du témoin, de l’expert, du juge, du chercheur distancé et du vulgarisateur.

L’une des pratiques historiographiques les plus répandues à cette enseigne est l’analyse des « opérateurs narratifs » (événements, personnages, etc.) qui génèrent de la mémoire. La focale est ici portée sur l’historicité des objets, c’est-à-dire l’évolution de leur traitement et de leur signification au regard des valeurs changeantes de la société. Ainsi, à partir d’une étude sur les diverses représentations historiennes des Rébellions de 1837-1838, Mathieu Arsenault a établi une nouvelle classification de la production historique à partir de trois grands métarécits (national, libéral et républicain) qui expliquent les modalités d’actualisation de 1837-1838 par les historiens. Pour sa part, Stéphane Couture se penche sur une figure à mi-chemin de l’histoire et de la mémoire, celle du coureur de bois. En étudiant sa place dans l’imaginaire collectif, il illustre l’évolution de ses représentations à partir des préoccupations historiennes et contemporaines à différentes époques. Andréanne Jalbert adopte une perspective semblable en ciblant l’itinéraire historiographique de trois individus (Vaudreuil, Bougainville et Lévis), dont la postérité a varié selon trois contextes nationaux et mémoriels (Canada français, Canada anglais, Grande-Bretagne).

La dialectique histoire-mémoire est aussi au coeur du thème de la commémoration, devenu un chantier majeur de l’histoire depuis quelques décennies. Celui-ci a amené certains historiographes, au Québec comme ailleurs, à circonscrire leurs études dans le temps et l’espace, avec pour objectif d’historiciser les rapports évolutifs à la mémoire. C’est ainsi que Patrice Groulx s’est intéressé à la production et à la diffusion de l’histoire entourant la carrière de Benjamin Sulte au XIXe siècle, historien pour qui la positivité en histoire s’est conjuguée à son « idéalisation statufiée », et acteur de la constitution d’un « champ de la mémoire » qui résonne jusqu’à aujourd’hui. Chantal Lacoste se penche pour sa part sur le processus de mythification des Rébellions de 1837-1838 à la fin du XIXe siècle à l’occasion de la publication d’un recueil hommage pour le 60e anniversaire des événements. Le travail de Félix-Antoine Morin, qui porte sur les relations entre l’entreprise Bombardier et le déploiement de la mémoire collective dans une petite localité qui l’a vue naître (Valcourt), aborde quant à lui le mythe sous un autre angle : celui de la patrimonialisation et des stratégies de diffusion.

L’enjeu de la construction nationale, particulièrement au XIXe siècle, est notable dans quelques-uns des textes étudiés ici. Ce n’est pas à proprement parler la mémoire qui intéresse Maxime Raymond-Dufour dans sa thèse de doctorat, mais plutôt la formation d’une conscience historique nationale canadienne au XIXe siècle par le biais de divers acteurs ou médiums (dont les historiens et les manuels scolaires). L’auteur inscrit la formation de cette conscience dans un contexte international afin de cerner les points d’enclenchement entre le rapport à l’Histoire au Canada français et celui de certains pays européens (dont la Belgique).

La nation est aussi au coeur de la réflexion historiographique d’Éric Bédard, réflexion dont les contours ont été explicités dans divers travaux. Récemment, dans Survivance. Histoire et mémoire du XIXe siècle canadien-français, il critique la marginalisation de la dimension nationale dans l’historiographie et cherche à en réhabiliter la valeur interprétative, en particulier pour la période historique qui suit les Rébellions. Il en appelle, entre autres, à un dépassement des métarécits moderniste, libéral et marxiste qui en sont venus, selon lui, à dominer l’écriture de l’histoire au Québec et à rendre difficilement intelligible la sensibilité conservatrice du Canada français. Stéphanie St-Pierre, dans sa thèse de doctorat, s’intéresse pour sa part au « discours d’enracinement » produit par les producteurs d’histoire (historiens, sociétés historiques) dans divers milieux francophones (Ontario, Ouest canadien, Nouvelle-Angleterre, Québec) du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. En se penchant sur la manière dont s’y est jouée la tension entre région et nation, elle analyse le rôle de ces producteurs dans l’émergence d’une conscience historique régionale. Elle démontre par là que les ancrages territoriaux et l’appartenance identitaire, s’ils se recoupent, ne se confondent pas. Le contexte d’émergence de la conscience historique au XIXe siècle sert également à David Cadieux pour analyser l’influence des modes évolutionnistes sur une société savante (la Société royale du Canada) et les conséquences des discours racisés qui en découlent sur les « autres » (nommément les Autochtones) en contexte colonial.

L’approche du type « bilan historiographique », également présente dans notre corpus, implique moins l’analyse des lieux (de production ou de mémoire) particuliers que l’articulation de la construction du récit et des enjeux mémoriels dans une perspective générale. Sébastien Parent fait ainsi de l’historiographie une « clé interprétative permettant de saisir le travail de la mémoire » (p. 6), ce qui l’amène à retracer les grands courants et méta-discours sur la Révolution tranquille et la mémoire canadienne-française depuis les années 1960. De façon similaire, Mathias Boulianne cible les discours historiens sur la Révolution tranquille et cherche à identifier et à exposer, à l’aide d’une approche générationnelle, les paradoxes ou les apories interprétatives, entre nostalgie et anticipation du futur, de certains historiens.

Les études regroupées autour de ces trois axes se distinguent d’abord par leur éclatement et leur pluralité d’orientations, autant dans les objets retenus que dans les angles privilégiés. Cette hétérogénéité de la réflexion historiographique tient peut-être d’abord au fait d’une simple évolution disciplinaire dans le sens de sa différenciation et de sa segmentation naturelle. La division du travail, des sujets et des perspectives serait engendrée, ici, par l’augmentation objective du nombre de chercheurs qui, dans nos universités, se livrent à l’exercice historiographique. Peut-être faut-il également y voir l’effet d’un élargissement du concept d’historiographie en lui-même, dont la définition est devenue, au fil des années, pour le moins ambiguë, renvoyant à l’histoire des idées sur l’histoire, à l’histoire sociale des historiens, à l’analyse de la pluralité des modes d’écriture de l’histoire, à la genèse institutionnelle de la discipline, aux témoignages des praticiens, à l’accumulation des connaissances sur un thème particulier, etc. Mais encore, cet éclectisme de l’historiographie est sans doute aussi redevable aux déplacements de concepts et d’approches qui, ces dernières années, ont transformé la pratique historienne à l’échelle internationale, y compris au Québec. Parmi ces changements, on note tout particulièrement l’intégration des nouveaux dynamismes de l’histoire culturelle appliqués notamment à la temporalité, aux phénomènes de médiations et de circulations, à la mémoire, à l’histoire des femmes et du genre. Cette pluralisation des objets et des approches s’indexe aussi à une critique de la nation comme espace d’intelligibilité de l’histoire, critique qui donne à s’exprimer assez clairement chez bon nombre des nouveaux historiographes québécois recensés. La réflexivité historienne s’accommode mal de l’histoire nationale, qui est souvent associée à la mémoire et à une histoire strictement politique et excessivement normative, opposée aux acquis des nouveaux courants.

Ce qui ressort également de ce corpus est la singulière disproportion entre les hommes et les femmes pratiquant l’historiographie, qui se conjugue encore très majoritairement au masculin. Ce déséquilibre mériterait une analyse à part entière, tant il est révélateur des modalités de construction genrées de la réflexivité disciplinaire dans les milieux savants. En effet, les historiographes se sont longtemps attribué une posture de surplomb sur leur discipline, une hauteur de vue qui tirait sa force de ce qu’elle s’inscrivait dans une hiérarchisation fort ancienne entre un masculin « universel » et « omniscient » et un féminin confiné au « privé » et à la « petite histoire ». Revendiquée jalousement par les hommes, cette distinction les hissait d’emblée comme témoins et acteurs de la Grande Histoire – à l’exclusion de plusieurs autres groupes. Aussi, on peut penser que les historiennes avaient d’autres priorités, notamment celle de rééquilibrer la configuration d’un champ qui les exclut ou les désavantage. Malgré une pratique historiographique inventive, grâce notamment à l’appropriation des divers courants de la théorie féministe, les femmes historiographes ont été peu entendues, et ce, même lorsqu’elles ont cherché à nouer le dialogue avec les tenants d’une approche sociale plus englobante, qui fut pendant un temps la caisse de résonance de l’historiographie au Québec. Cette absence relative des femmes a contribué à mouler une « mémoire » du geste historiographique qui fut peu encline à inclure l’histoire des femmes et à se nourrir de ses percées, épistémologiques ou autres.

Le renouveau historiographique actuel semble tendanciellement reconduire cet angle mort, mais la diversité de ses inspirations et le souci de plusieurs historiographes à l’égard des conditions de l’écriture de l’histoire et de ses tenants et aboutissants (sociaux et politiques, notamment) tend à corriger le tir et à ouvrir de nouvelles possibilités. Pour mieux comprendre cette portée, nous allons maintenant explorer plus en détail notre corpus en dégageant quelques traits qui ressortent particulièrement.

Trois pistes analytiques

L’une des différences frappantes entre les nouveaux historiographes et leurs prédécesseurs concerne le type de lecture des textes historiques. Les historiographes de la première génération étaient lecteurs d’histoire érudits, capables de confronter les historiens sur leur terrain même. Jean Blain ferraillait avec les historiens de l’École de Montréal ; Serge Gagnon décortiquait les textes historiques à coup de critique interne et de déterminations idéologiques. Ce rôle de critique, qui ne recule pas devant la conflictualité et la controverse, est beaucoup moins en évidence dans notre corpus. Hormis certaines exceptions, les historiographes d’aujourd’hui débattent plus ou moins avec les historiens à propos de leurs méthodes, de leurs approches ou du choix de leurs sources. Ils sont de fait rarement spécialistes du champ qu’ils étudient. Ils s’attardent plutôt à la situation, aux interprétations et aux conclusions des historiens, tout en plongeant ceux-ci dans divers contextes énonciatifs ou sociaux. Pour autant, les historiographes actuels ne cherchent pas moins à contribuer soit à l’histoire, soit au « champ » historiographique. Trois pistes analytiques nous paraissent particulièrement fécondes pour l’expliciter.

Jeux d’échelles et modélisation

Le point d’observation de l’historiographe est propice pour étudier les récits et modélisations des historiens, quitte à proposer lui-même des grilles d’analyse ou des catégories. Presque tous les historiographes de notre corpus tiennent à rappeler la nature construite – et parfois instrumentalisée – du passé. Précisons que l’attention à la modélisation et au construit des historiographes ne les amène non pas au relativisme, mais plutôt à interroger des lieux communs, des marqueurs de temps, des enchaînements usuels ou des trames qui passent ordinairement sous le radar des historiens. Fanny Le Roux démontre par exemple que certains marqueurs que l’on tient pour acquis (comme le « XXe siècle » au Québec) ont été construits progressivement par des historiens qui ont « inventé » un siècle selon les caractéristiques qu’ils lui attribuaient (économiques, nationales, culturelles, etc.). C’est également une construction a posteriori qu’examine Dorais avec le label « École historique de Québec », dont le secret gît dans une mémoire disciplinaire qui a été l’objet de combats et de fixations confinant parfois à la caricature. L’attention au caractère construit, sinon mythifié, de l’histoire disciplinaire amène les historiographes à explorer la place faite aux uns et aux autres dans le passé et, ainsi, à lier la mémoire et les représentations aux enjeux de pouvoir. Il en va de même chez Couillard avec la construction des représentations de l’identité nationale ou encore chez Cadieux avec la « construction discursive et institutionnelle d’une discipline » (p. 6) qui construit son autre, ici l’Autochtone.

Mais les historiographes « construisent » eux aussi, à mi-chemin entre les constructions typiques de la discipline et une modélisation qui puise parfois à d’autres sources. Il serait trop long de rendre compte ici de l’ensemble de ces constructions ; retenons seulement leur inventivité sur le plan de la périodisation. S’ils utilisent bien sûr les repères temporels habituels pour contextualiser ou découper leur objet, les historiographes avancent également de nouvelles périodisations spécifiques à leur champ. Ainsi, Dorais s’attache à la période 1947-1965, cadre temporel délimité au « temps fort » de l’École de Québec en ce qu’il « fait converger une réalité institutionnelle et spatiale avec une configuration d’acteurs » (p. 59). Poitras utilise les années 1968 pour identifier une double crise du temps et de l’histoire, mais distingue entre deux phases (optimiste et tragique) et cerne leur impact sur l’historiographie. Maxime Raymond-Dufour pose l’année 1830 comme une nouvelle borne chronologique pour comprendre les mutations de la conscience historique et réinterroger le « récit » de la disciplinarisation de l’histoire au Québec. Arsenault propose, quant à lui, un nouvel ordonnancement de la production historique du XXe siècle à partir des grands métarécits qui « transcendent souvent les querelles d’interprétation ou d’école à travers lesquelles on a généralement interprété l’historiographie québécoise » (p. 2). Laramée, pour sa part, examine comment la rationalité socioéconomique des paysans canadiens-français a été étudiée à l’aide de trois « paradigmes interprétatifs » qui renvoient à différentes phases d’interprétation de la seconde moitié du XXe siècle (le libéral traditionnel, celui de l’« homme social » et celui de la « dissection des rapports sociaux »). Enfin, l’analyse des différentes lectures historiographiques de la Révolution tranquille chez Boulianne comme chez Parent devient un prétexte pour approfondir une lecture générationnelle des interprétations historiques.

Analysées ou proposées, ces constructions impliquent des jeux d’échelle et des comparaisons dans plusieurs travaux de notre corpus. L’approche comparative en historiographie a pour fonction de mettre en évidence des faits ou des contradictions qui échappent à l’analyse d’un seul objet ou plan, qu’il s’agisse des manuels scolaires francophones et anglophones (Brodeur), des historiographies nationales canadienne-française et canadienne-anglaise (Couillard, Laramée), des textes contemporains et scientifiques des historiens (Poitras, Dorais), de l’histoire savante et l’histoire scolaire (Larocque, Chartrand), des régions historiographiques du Canada français (St-Pierre) ou des perspectives nationales sur des figures héroïques (Jalbert).

Si l’histoire nationale est le point de départ (analytique ou réflexif) de plusieurs historiographes, elle figure rarement au point d’arrivée. À l’exception d’Éric Bédard, plusieurs textes du corpus font montre d’une propension marquée à la remise en question de l’exceptionnalité canadienne-française et québécoise. Ce décentrement s’énonce de différentes manières. Il s’effectue, par exemple, sur un plan internationaliste avec Noël et Goyette, qui resituent les efforts réflexifs des historiens (pour le premier) ou de Dumont (pour le second) au sein de courants épistémologiques plus vastes. Chez Couillard, le décentrement opère plutôt à partir du regard de l’« autre » (ici, l’historien canadien-anglais) sur l’histoire du Québec, alors qu’il peut également mettre en jeu l’intertextualité propre à différentes historiographies nationales dans la construction identitaire (Jalbert) ou l’influence d’autres historiographies sur les marqueurs de périodisation des historiens (Le Roux).

Lorsqu’il est effectué sur un plan externaliste, ce décentrement est mis en oeuvre à partir de la comparaison de cadres régionaux ou étatiques. C’est ainsi que Raymond-Dufour restitue l’émergence de la conscience nationale au Canada français au XIXe siècle dans son inscription occidentale. En s’inspirant de l’histoire transnationale et connectée, il entend poser le « nationalisme historique » comme une caractéristique des sociétés occidentales du XIXe siècle » (p. 8). Pour sa part, Poitras relativise l’unicité de certains marqueurs nationaux (comme la Révolution tranquille et les Trente Glorieuses) à l’aune d’une comparaison avec la France et au prisme du régime d’historicité, ce qui lui permet de connecter les historiographies nationales sous un nouveau jour. De son côté, Dorais, dans son effort de pluralisation de l’objet « École de Québec », plaide pour un « aller-retour » entre les niveaux micro (les trajectoires singulières) et macro (l’articulation des échelles contextuelles nationale et internationale) (p. 63).

Si les jeux d’échelle et de comparaison opèrent principalement sur le plan spatial, c’est d’abord et avant tout le plan de la temporalité qui intéresse la majorité des historiographes de notre corpus. Il s’agit selon nous de leur contribution la plus significative.

Temps et distance

La sensibilité des historiographes à la temporalité et à la distanciation découle largement de leur terrain même : l’étude de l’historien, qui écrit nécessairement à distance de ses objets. C’était déjà le cas pour Fernand Dumont, qui voyait dans « le jeu de la réciprocité et de la distance entre la situation présente et [l]es situations passées[16] » un élément fondamental de l’approche historiographique et une façon, dans les mots de Goyette, de « combine[r] conscience critique et conscience herméneutique » (p. 180). Cette sensibilité concerne plus particulièrement la propre activation ou mise en scène du temps chez les historiens. Dans son analyse de Guy Frégault, Jean Blain notait que l’historien ne voyait pas la Nouvelle-France « pour elle-même » mais « en fonction du critère d’une future indépendance[17] ». Les historiographes de la deuxième génération ont fait montre d’une sensibilité apparentée[18]. Dans un texte paru en 1986, Létourneau en appelait à l’étude de l’histoire des perceptions du temps historique des sociétés comme condition préalable à une histoire de l’histoire[19]. De son côté, Jean Lamarre – sous l’égide dumontienne – faisait déjà usage, au début de la décennie 1990, de la paire « horizon d’attente » et « espace d’expérience » de Reinhart Koselleck pour comprendre l’École de Montréal[20].

Pour ces historiographies de la première et deuxième génération, le contexte d’historicité – de l’avènement du « nouveau Québec » des années 1960 à son essoufflement post-référendaire – invitait à considérer le futur de la discipline historique et de la collectivité ensemble, soit pour les solidariser soit pour critiquer une dangereuse alchimie. Ils étaient, autrement dit, des passeurs du temps ; leur réflexivité disciplinaire était animée par une vision plus assurée du futur, articulée autour des topiques historiographiques classiques tels ceux du « retard », de la « normalité » ou de l’« exceptionnalité ». Ce n’est toutefois plus le cas pour la troisième génération d’historiographes à l’étude ici. D’évidence, le contexte n’est plus le même : la discipline est confrontée à la dissolution graduelle des grands schémas d’explication historique, à l’inquiétude face à l’avenir scolaire de l’histoire (à tous les niveaux) et à l’incapacité grandissante des historiens à se faire entendre dans l’espace public. Qui plus est, bon nombre des auteurs de notre corpus sont nés dans les années 1980 et ont été formés dans un contexte universitaire aux horizons engorgés ou bloqués.

Les propres confidences des historiographes sont révélatrices de ce contexte et des incertitudes qui l’accompagnent. Pour les uns, l’avenir de la mémoire et le sens de la continuité de la collectivité sont des enjeux constitutifs de leur démarche de recherche, qu’il s’agisse de la dévaluation des références communes et de la difficulté croissante d’une « mise en objet du “Québec” » (Dorais, p. 597), de la « fatigue culturelle » qui menacerait la suite du monde (Parent, p. 315), de la volatilité du « sentiment de continuité qui fonde notre société » (P. Groulx, p. 254) ou de la précarité des traces qui menace les patrimoines immatériels (Morin, p. 26). Pour les autres, c’est l’articulation des horizons du temps qui est en jeu, notamment les tribulations d’un « monde en quête de modernité » (Raymond-Dufour, p. 104), notre rapport ambigu aux « pompeuses réflexions sur le sens du devenir » (Goyette, p. 2), la possibilité d’un « passage à un après-révisionnisme » (Arsenault, p. 20), « l’incertitude face au futur » (Le Roux, p. 4) ou encore le sort des « naufragés de l’Histoire du début du XXIe siècle » (Poitras, p. 281). Pour d’autres encore, c’est la jonction entre recherche historique, transmission de l’histoire et inclusivité socioculturelle qui est en jeu, qu’il s’agisse du réel impact des recherches historiques sur la société (Chartrand, Larocque) ou de la capacité des historiens et de la société à intégrer les autres (Larochelle, Brodeur, D’Almeida).

Ces témoignages donnent des indices sur l’expérience du temps des historiographes, qui contrastent sur plus d’un plan avec celle de leurs prédécesseurs, toute pétrie de vitalisme et aiguillonnée par un futur ouvert – ou, du moins, par la mémoire encore vivace de ce futur passé. Ce qui ne veut pas dire que les nouveaux historiographes ne peuvent pas faire cette expérience de façon rétrospective. Mais c’est au prix de mesurer – et sinon de subir – la distance qui les en sépare. La refocalisation de cette génération vers d’autres problèmes et objets n’implique pas plus une spécialisation entendue comme un décrochage par rapport à des enjeux plus globaux. Ces historiographes sont conscients de l’enjeu central qui s’imposait aux générations précédentes et qui détermine encore profondément le rapport à l’histoire de plusieurs contemporains, à savoir le rapport à une référence collective (autoréférentielle) forte. En pleine phase ascendante du régime d’historicité moderne (1950-1980), cette référence soutenait, comme on l’a dit, ici l’exaltation du grand récit national et là les ambitions de l’histoire sociale/globale[21], tout en permettant l’approfondissement de divers enjeux temporels (les mythes, les dynamiques de l’histoire, les téléologies). De fait, les textes de notre corpus manifestent une sensibilité à la temporalité en privilégiant moins le « devenir collectif » que celui de différents domaines et objets qui sont explorés en fonction d’autres critères que celui de leur seule appartenance au récit collectif ou national. Au ras des textes, cette sensibilité au temps se manifeste notamment dans l’attention portée à certains événements et dans l’analyse du cheminement temporel/mémoriel des objets historiques.

Trois événements prismes s’imposent par leur importance et leur occurrence dans notre corpus : la Conquête, au coeur des analyses de Jalbert, Laramée, Miville et Bélanger ; les Rébellions, centrales dans les textes d’Arsenault, Couillard, Larocque et Lacoste ; et la Révolution tranquille, bien présente dans les travaux de Dorais, Poitras, Parent, Chartrand et Boulianne. Ces événements sont étudiés pour comprendre leur insertion dans diverses trames à partir de certaines préoccupations et finalités des historiens. Cette prédilection n’est pas étonnante : les trois événements ont été au coeur de la construction des récits et de la projection dans des futurs possibles (sur des modes utopique ou dystopique) au Québec. Ils sont porteurs d’un « signifié extraordinaire » (Parent, p. 9), à la fois moteurs de changements, marqueurs de périodisation et générateurs de mythes et de dichotomies reconduites, actualisées, dénouées, renouées. D’événements, ils ont souvent été consacrés comme avènements. Pour cette raison, ils se prêtent particulièrement bien à l’analyse des historiographes. En compagnie des grands canons de la mémoire collective, ils sont ainsi envisagés dans leur fonction ; ils ne sont pas actualisés ou futurisés à mi-chemin entre l’histoire écrite et l’histoire à faire et ils ne servent pas plus à distiller le neuf du vieux – comme c’était souvent le cas pour les historiographes précédents – afin de faciliter l’avancée ou le progrès du Québec dans l’histoire. Nous avons de fait été frappés par l’abandon, chez les nouveaux historiographes, de l’ambition de distinguer entre les « anciens » et les « modernes » ou entre l’histoire d’hier et celle de demain.

Relativement dégagée de l’enchaînement temporel, du télescopage et parfois de la téléologie auxquels pouvaient prêter la Conquête, les Rébellions et la Révolution tranquille, l’analyse des nouveaux historiographes mobilise ces événements prismes pour dégager la particularité et l’historicité de différents objets. Arsenault découvre ainsi que ce sont les anti-rébellions qui, de 1873 à 1960, ont eu le monopole sur l’interprétation des insurrections, jusqu’à leur réintégration dans le courant remettant l’histoire libérale au coeur du Québec. Les Patriotes ne sont pas acclamés ou diabolisés par l’historiographe, mais abordés en tant qu’objet d’historiens, ce qui lui permet de jauger les multiples fonctions que cet objet a remplies, à commencer par celle d’assurer la continuité entre le Québec (moderne et libéral) et son passé canadien-français. Un siècle plus tard, les révolutionnaires tranquilles étudiés par Poitras ne sont pas salués ou décriés comme héros ou opportunistes, mais réintégrés dans une trame d’historicité plus large où leur expérience du temps et leurs écrits historiques sont lus en fonction d’autres repères que ceux associés à l’histoire collective et aux récits rétrospectifs ou justificateurs qu’elle génère.

Ce dégagement par rapport aux enchaînements temporels typiques des grands récits collectifs, ainsi qu’aux visées idéoprogrammatiques et aux combats historiographiques, idéologiques ou mémoriels autour de certains objets, rend l’historiographe apte à cerner des paradoxes apparents qu’il dénoue grâce à son outillage conceptuel. Raymond-Dufour déplace l’analyse de l’idéologique au temporel et décortique la coexistence du conservatisme et du libéralisme à la fin du XIXe siècle en parlant de leur altérité temporelle au sein de la modernité. Cette question est aussi reprise par Le Roux, pour qui les constructions des historiens s’appuient sur – ou génèrent – une distanciation. La question qu’elle pose – « à quel moment historicise-t-on certains événements du XXe siècle (ce qui signifie qu’on place une certaine distance entre eux et le présent) ? » (p. 31) – illustre bien cette pratique. Cette distanciation n’implique cependant pas un désengagement par rapport aux objets. Dans certains cas, c’est tout le contraire.

Marginalisation et angles morts

La distanciation avec l’histoire nationale incite à aborder les objets différemment, mais également à voir d’autres acteurs que ceux des « deux solitudes » (canadienne-française et canadienne-anglaise). L’historiographe ne se promène plus ici à travers les grands mausolées de l’histoire collective au sein d’un cadre autoréférentiel. Il s’avance plutôt sur les bords de l’histoire officielle ou des récits dominants pour y repérer oublis, rejets, refoulements ou angles morts. L’historiographe peut ainsi cerner comment l’historien valide ou invalide différentes expériences (de culture, de classe, de sexe, de sensibilité politique, etc.) en creusant les rapports d’altérité entre différents groupes. Soucieuse des manipulations de l’histoire ou de « l’instrumentalisation de la mémoire par les élites » (P. Groulx, p. 19), l’historiographie débouche ici sur le social ou le politique. Elle met en jeu le rôle des récits et des représentations historiques dans des rapports de force ou de domination.

Les historiographes s’intéressant aux manuels scolaires sont particulièrement sensibles à ces questions qui mettent en jeu le passé des objets et le présent des producteurs d’histoire. L’examen de la trame narrative largement masculine de ces manuels incite Brodeur à constater ce biais genré, mais également à proposer des pistes pour remédier à la situation et intégrer les femmes dans l’histoire. Elle ne cache d’ailleurs pas son ambition normative : « J’essaierai de me faire l’avocate d’une “nouvelle histoire” » (p. 16). C’est à une autre marginalité que s’intéresse D’Almeida, qui s’interroge sur les mécanismes qui ont « masqu[é] la présence historique des Noirs » (p. 2) dans l’histoire du Québec, et soulève le paradoxe entre le discours d’ouverture sur le monde des Québécois francophones et leurs réticences à intégrer les autres dans la définition de la collectivité.

L’enjeu de l’ouverture à l’autre contribue dans plusieurs textes à déboulonner la trame altéritaire traditionnelle (Anglais/Français) au Québec. Larochelle soutient qu’au XIXe siècle, « ce n’était pas comme canadien-français ou canadien-anglais que les enfants étaient définis face aux Autres, mais bien en tant que Blanc et civilisé » (p. ii). D’Almeida constatait lui aussi, en attirant l’attention sur la persistance du mythe des deux peuples fondateurs, le frein historiographique qu’a pu constituer la « dichotomie régime français/régime anglais » (p. 107). Pour sa part, Larocque s’étonne également de l’importance accordée aux « rivalités ethniques » (Anglais/Français) (p. 29) dans les manuels d’histoire et d’éducation à la citoyenneté, qui ne reflètent dès lors ni les avancées de l’histoire ni les transformations actuelles de la société.

Ces mécanismes d’inclusion/exclusion sont également étudiés par les historiographes sous l’angle du refus de l’altérité, une thématique qui trouve une saillance particulière au Québec en raison du conflit latent entre les droits individuels promus par le régime constitutionnel canadien et la défense des droits collectifs de différentes populations, dont les francophones et les Autochtones. Simon Couillard critique ainsi une « historiographie [canadienne-anglaise] impérialiste » (p. 421) et mentionne que non seulement les Canadiens français et les Québécois ont été (et sont) représentés comme dépourvus d’une expérience collective propre, mais également, à travers les mêmes stratégies discursives et la même idéologie, les Autochtones, les femmes et les minorités culturelles. Tous subiraient le « common canadianism » pour lequel « toute idée d’une expérience nationale alternative est niée » (p. 421). Cet enjeu de la domination d’un discours historique s’imposant comme universel est également traité par Larochelle par le biais de l’école, qui relaie les savoirs impérialistes européens, et par Cadieux, qui étudie la « production élitaire d’une normativité du monde » (p. 2) qui, dans le cas de la Société Royale du Canada, s’approprie la linguistique et l’histoire pour justifier un évolutionnisme au nom duquel elle exclut certaines populations, dont les Autochtones.

La construction et l’impact de ces discours historiques dominants concernent aussi les traditions historiographiques « perdues » ou « oubliées », telles que la tradition historique lavalloise que Bélanger et Dorais interrogent obliquement. Bélanger s’y emploie par l’analyse du récit historique chez Chapais, longtemps abordée « par l’entremise des analyses portant sur l’abbé Groulx » (p. 11), ce qui a indirectement contribué à déprécier sa valeur et à invisibiliser sa contribution. Pour sa part, Dorais constate, dans une perspective similaire, que l’« École de Québec » demeure un label idéologique appliqué après coup qui a peu à voir avec la réalité effective de ce groupe d’historiens et dont la fonction fut surtout celle d’agir comme figure repoussoir de l’École de Montréal. Il en aurait ainsi résulté une « distorsion » dans la compréhension de l’apport des historiens lavallois et de la singularité de leurs parcours (p. 11).

Ces trois pistes analytiques des nouveaux historiographes nous fournissent de bons indices quant à leurs contributions à la discipline en général, mais aussi quant à l’établissement d’un « champ » de recherche propre à l’historiographie, sur lequel nous allons nous pencher en dernière instance.

Quel « champ » pour l’historiographie au Québec ?

Les mécanismes d’émergence et de transformation d’une discipline scientifique sont bien connus. Parmi eux, on retrouve un certain degré d’institutionnalisation du champ (cours, séminaires, colloques, revues, spécialistes, etc.), un ensemble de règles et de méthodes partagées, la capacité de se localiser dans l’historicité du champ, le repérage de combats passés ou actuels et l’identification de pistes éventuelles, l’élection de précurseurs pionniers (ou à dépasser) et la délimitation d’un « nous » disciplinaire plus ou moins exclusif. Or, peut-on désormais parler d’un « champ » pour l’historiographie québécoise ? Question difficile à résoudre, étant entendu que l’ambiguïté du statut épistémique de l’approche historiographique semble constitutive de son identité disciplinaire. Cette ambiguïté est d’ailleurs reconduite dans le corpus à l’étude, qui fait état de limites, mais aussi de possibilités, en ce qui concerne l’autonomisation d’un champ d’études.

Sur le plan institutionnel, on constate d’abord que l’historiographie demeure largement isolée dans le milieu universitaire québécois. En fait, bon nombre des recherches constitutives du corpus à l’étude sont issues du Département d’histoire de l’Université de Montréal. De ce nombre, plusieurs ont été dirigées par Thomas Wien et quelques autres par Michèle Dagenais, Dominique Deslandres et Ollivier Hubert, soit dans le cadre de la formation régulière aux études supérieures soit dans le cadre du programme de maîtrise avec option histoire au collégial. À ce compte, soulignons aussi l’apport de Julien Goyette (UQAR), Lucia Ferretti (UQTR), Martin Pâquet (ULaval) et Harold Bérubé (UdeSherbrooke), qui ont assuré la direction de certaines contributions de notre corpus. Il n’existe par contre, à ce jour, aucune chaire d’historiographie au Québec et au Canada, aucun centre ou groupe de recherche, aucune collection dans une presse universitaire et encore moins une revue spécialisée qui permettrait de fédérer cette communauté de chercheurs à l’échelle québécoise. Par ailleurs, les offres d’embauche de professeurs, à notre connaissance, ne mentionnent jamais cette expertise en premier plan. En outre, si certains historiographes ont récemment réussi à percer le milieu universitaire comme professeur régulier[22], ils occupent des postes situés à la périphérie des grands centres, qui ont moins d’impact sur la visibilité et la légitimation du champ.

Sur un autre plan, celui des diverses inspirations, références et emprunts des historiographes, on retrouve certains renvois récurrents. De qui les nouveaux historiographes s’autorisent-ils ? Quels prédécesseurs invoquent-ils ? Les noms de Gagnon, Blain, Rudin, Lamarre, Bouchard, Létourneau, et surtout de Dumont, sont souvent mentionnés dans notre corpus et, plus encore, ils sont discutés, actualisés ou critiqués, ce qui indique une volonté de se localiser dans l’historicité du champ. Les références aux historiographes du Québec forment une toile de fond nourrie par les renvois des textes du corpus entre eux. Un aspect de cette toile de fond qui nous a étonnés est l’emprunt conceptuel à d’autres disciplines, notamment la sociologie et la philosophie. Les premiers historiographes incitaient déjà à dépasser la simple « histoire de l’histoire » et soutenaient qu’un travail historiographique qui ne se limite pas à la chronique d’écoles est amené à une forme ou une autre d’interdisciplinarité. Cette propension aux emprunts et à l’interdisciplinarité[23], tout en attestant leur ambiguïté disciplinaire, distinguerait les historiographes et en ferait potentiellement (lorsqu’ils sont lus…) des entremetteurs disciplinaires privilégiés de par leur proximité avec les historiens.

Une autre piste pour jauger la structuration du « champ » de l’historiographie concerne les énonciations sur le champ lui-même. Il ne s’agit pas, dans la plupart des textes du corpus, de se positionner dans un « champ » encore immergé ou hypothétique, mais plutôt de témoigner d’une appartenance parfois floue et parfois assumée, comme dans le cas de Le Roux, qui parle de l’historiographie comme d’un « champ fondamental de la recherche historique » (p. 9). Significativement, l’historiographie est aussi mentionnée comme une approche à part entière (et non un apport secondaire ou un exercice obligé) pour étudier divers phénomènes. St-Pierre parle ainsi de « l’optique historiographique qui est la nôtre » (conclusion), alors que Cadieux avance que « c’est par la lecture de textes portant sur l’histoire de l’histoire que nous avons d’abord compris la construction discursive et institutionnelle » des objets à l’étude (p. 6). Les multiples déclinaisons des termes d’« historiographique » et d’« historiographie » pourraient attester d’une solidification du champ, tout comme l’utilisation d’« historiographe » dans plusieurs textes. Ici, c’est l’identité du chercheur qui est en jeu, puisque se nommer constitue aussi une façon de s’inscrire dans un champ. L’appellation « historiographe » pourrait d’ailleurs témoigner d’une volonté de distinction afin de se ménager un espace de pratiques propre pour mieux explorer les avenues ouvertes par une autonomie (toute relative) par rapport aux historiens. Enfin, fait notable, plusieurs textes annoncent leur approche historiographique avant leur objet lui-même, ce qui contribue, compte tenu de l’importante composante théorique (outils conceptuels, modélisation) et des emprunts disciplinaires de plusieurs textes à l’étude, à les distinguer.

Conclusion

En partant à la recherche d’objets, d’approches et d’intentions relevant de l’historiographie (ou de l’histoire de l’histoire), nous avons rencontré une diversité de travaux qui nous ont amenés à constater la filiation et les ruptures entre les historiographes d’aujourd’hui et ceux d’hier. Bien loin d’être confinée au rôle de conscience mélancolique (et impuissante) d’une discipline historique délestée des grands projets et du rôle éminent qui a été le sien pendant deux siècles, l’historiographie s’est renouvelée à travers et au-delà de la « crise » de l’histoire. On pourrait dire qu’elle est déjà ailleurs ; non pas à la remorque de la discipline historique, mais explorant ses propres objets et arpentant son propre territoire.

Mais voilà, compte tenu des résultats de notre enquête, peut-on conclure à l’existence d’un champ de l’historiographie ? Selon qu’on tient compte d’un critère ou d’un autre (l’institutionnalisation, l’actualisation d’une tradition disciplinaire, les dialogues et débats à l’intérieur du champ, la volonté de s’inscrire dans un champ, etc.), la réponse sera différente, d’autant plus que la vitalité d’un champ découle aussi largement de la capacité et de la volonté de le projeter dans l’avenir. Qu’à cela ne tienne, « animée par une insatisfaction permanente [et] [t]oujours inquiète[24] », l’historiographie est dans une posture privilégiée. Les historiographes de notre corpus, qui ne manquent ni d’idées ni de projets, continueront certainement à faire du statut épistémique ambigu de l’historiographie – et de la capacité d’adaptation qu’il confère – un tremplin vers de nouvelles recherches. C’est dire, au final, que sa fragilité pourrait bien faire sa force.