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En 2006, Globe et la Revue d’histoire de l’Amérique française consacraient toutes deux un numéro spécial à l’histoire environnementale. Les introductions rédigées par Stéphane Castonguay[2] dressaient un bilan historiographique de cette approche encore méconnue, apparue aux États-Unis dans les années 1970, mais héritière d’autres traditions historiographiques et en plein essor dans le monde entier depuis les années 1990. Stéphane Castonguay confrontait alors l’approche environnementale aux objets et aux enjeux des études québécoises, soulignait son potentiel et invitait à multiplier les travaux, puisque « l’Amérique française constitue en soi un vaste terrain à sonder en histoire environnementale[3] ».

Quatorze ans plus tard, le plaidoyer semble avoir porté ses fruits, et l’histoire environnementale de l’Amérique française en général, et surtout du Canada, est en plein essor. Numéros spéciaux, articles, monographies et ouvrages collectifs se succèdent, attestant du fait que les chercheurs et chercheuses[4] se sont bien emparés des objets environnementaux dans leur pratique de l’histoire. De fait, pensée comme « l’étude des interactions entre l’environnement physique et les sociétés humaines dans le passé[5] », l’histoire environnementale, par sa jeunesse relative, par ses liens évidents avec les enjeux actuels du changement climatique, par ses objets mêmes, est une discipline dynamique et ouverte, en constante évolution.

Il ne s’agit pas ici de retracer l’évolution de la discipline dans sa totalité, ni même d’en dresser un bilan historiographique exhaustif à l’échelle canadienne : un simple article ne suffirait pas à cette tâche ambitieuse. Rappelons seulement que la discipline s’est développée à partir des États-Unis et en lien avec les mouvements environnementalistes des années 1960-1970, sans renier une filiation (souvent affirmée a posteriori) avec d’autres courants historiographiques, et notamment avec les Annales dont l’approche de la longue durée braudelienne fait écho à la temporalité des objets non humains auxquels sont confrontés les chercheurs en histoire environnementale[6]. Au Québec, où la discipline émerge véritablement à partir des années 2000, elle se construit également dans la lignée de certaines historiographies (dont l’histoire urbaine et l’histoire des travailleurs), mais aussi en s’appuyant sur les apports de la géographie historique[7].

Il faut également rappeler quelques-unes des évolutions de la discipline, qui en constituent aujourd’hui des bases méthodologiques ou théoriques : son développement et son internationalisation progressive ont conduit à multiplier les terrains, les sujets, les périodes d’étude, et ce, à des échelles allant du local au global. La dimension matérielle des objets étudiés et les méthodes utilisées favorisent une approche interdisciplinaire qui emprunte volontiers à l’archéologie, à la géographie, mais aussi aux sciences exactes (botanique, mécanique des fluides, biologie, chimie…). La dichotomie humain-nature ou nature-culture, d’abord affirmée pour redonner une voix au milieu physique[8], est relativisée depuis les années 1980 par les historiens de l’environnement qui lui préfèrent désormais la notion d’environnement hybride[9] et le principe d’une co-construction permanente et réciproque entre les sociétés et leur milieu[10]. Enfin, à la dimension intellectuelle de l’environnement (le rapport à la nature) des premiers travaux se sont rapidement adjointes des approches matérielle et politique (au sens large) que l’on retrouve souvent au sein d’une même étude dans des proportions inégales et qui témoignent de la complexité des objets « environnementaux »[11].

La multiplicité des traditions historiographiques qui ont conduit à l’émergence de l’histoire environnementale, la disposition ou non des chercheurs à se réclamer explicitement ou consciemment de ce champ, la diversité des objets, des méthodes et des objectifs, l’absence relative de cadres théoriques consensuels au-delà des quelques points évoqués plus haut et le débat même sur ce qu’est vraiment l’histoire environnementale (une nouvelle approche, un cadre de réflexion, un pont entre les disciplines historiques et d’autres sciences…) rendent difficile la circonscription d’un corpus clairement identifié à l’histoire environnementale[12]. Une réflexion historiographique sur la discipline implique donc de faire flèche de tout bois en considérant non seulement les travaux qui s’y inscrivent ouvertement, mais aussi ceux qui s’en approchent en considérant l’environnement comme agent historique à part entière.

Pratiquée explicitement ou de facto, cette approche dynamique, favorable à l’interdisciplinarité et à la diachronie, est aujourd’hui largement développée en Amérique du Nord, y compris au Canada et au Québec, avec des chercheurs installés dans des établissements anglophones et francophones, des enseignements d’histoire environnementale à tous les niveaux universitaires, des maîtrises et des thèses qui se réclament de la discipline, un réseau national (NiCHE, pour Nouvelle initiative canadienne en histoire de l’environnement/Network in Canadian History & Environment) et une association étatsunienne à laquelle participent pleinement les Canadiens (l’American Society for Environmental History). À quelques exceptions près, toutefois, l’histoire environnementale canadienne en général et québécoise en particulier s’intéresse surtout à des périodes récentes de l’histoire. Parce que l’ère industrielle est volontiers synonyme d’altération de l’environnement par la pollution des milieux, l’exploitation intensive des ressources ou les grands travaux d’aménagement, les XIXe-XXe siècles occultent fréquemment des enjeux analogues à plus petite échelle aux époques précédentes. Le constat est général, mais l’Amérique du Nord et le Canada en particulier ne sont pas épargnés, si bien que les études sur le Régime français au Canada ou dans d’autres territoires de l’Amérique française demeurent rares. John A. Dickinson dressait déjà ce constat en 2011[13] et si depuis, un certain dynamisme anime la discipline, la situation n’a pas fondamentalement changé. La Nouvelle-France serait-elle un espace-temps peu propice à l’approche environnementale ? On pourrait le croire.

Son manque de visibilité en histoire environnementale doit d’abord beaucoup à l’acception ambiguë du terme lui-même. En effet, les limites (temporelles mais surtout spatiales) de la Nouvelle-France demeurent floues et fluctuantes selon les périodes, les auteurs et les territoires concernés. Force est de constater, dans les sources comme dans les travaux récents, une absence fréquente de correspondance entre les mots et les cartes d’un côté, les réalités de l’empire français en Amérique de l’autre[14]. De fait, il est plus pertinent de considérer la Nouvelle-France comme une zone de contact et de colonisation dynamique que comme une entité territoriale et politique clairement délimitée et administrée de manière uniforme[15]. L’étendue et la diversité des territoires qui la composent et des interactions qui s’y observent ne facilitent guère une approche globale cohérente, si bien que les synthèses diachroniques ne présentent qu’une histoire de la Nouvelle-France spatialement tronquée, prélude à une histoire environnementale nationale[16]. En résulte une histoire territorialement fragmentée et recomposée selon les frontières politiques contemporaines alors que, justement, l’histoire environnementale serait un moyen parmi d’autres de dépasser ces récits nationaux[17].

Il ne faut cependant pas voir dans ce constat un manque d’intérêt systématique pour les espaces ou la période de la Nouvelle-France. Certains objets se prêtent peu ou mal à cette dernière parce qu’ils sont plus évidents ou plus marqués à des périodes ultérieures, comme la question des pollutions urbaines. D’autres ont été abordés sur des espaces différents. Par ailleurs, les approches d’un phénomène particulier à l’échelle canadienne, voire américaine, tels que les contacts entre colons et Autochtones, dépassent largement le cadre spatio-temporel de l’empire colonial français qui n’en est donc qu’une étape locale. Enfin, il faut compter avec les affinités thématiques, géographiques et institutionnelles des chercheurs qui sont loin de tous travailler sur l’espace nord-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles, et encore moins sur ses aspects environnementaux. Autrement dit, la Nouvelle-France n’est pas forcément délaissée à dessein : sa place actuelle reflète plutôt une réalité académique et non historique, une sous-représentation des spécialistes de cet espace-temps dont les conséquences s’observent dans la production scientifique[18]. Pourtant, un certain nombre d’études sur la période se sont intéressées à des objets que l’on peut qualifier « d’environnementaux », qu’elles se réclament explicitement de l’histoire environnementale ou qu’elles étudient ces objets à travers d’autres approches, ouvrant un certain nombre de perspectives pour l’histoire de la Nouvelle-France.

L’objectif de cet article est donc double : il s’agit d’une part de dresser un panorama des travaux s’intéressant à l’environnement de la Nouvelle-France, et plus particulièrement du Canada sous le Régime français, pour y distinguer les objets, les approches et les méthodes qui nourrissent de près ou de loin l’histoire environnementale depuis deux décennies. Parmi eux, on distinguera ceux qui s’insèrent dans des réflexions générales, à l’échelle macro-régionale ou globale ou sur la longue durée, de ceux qui concernent directement, parfois exclusivement toute ou (le plus souvent) une partie de la Nouvelle-France. On s’intéressera, d’autre part, aux approches susceptibles de générer de nouvelles recherches en histoire environnementale sur cet espace, en postulant qu’à l’instar d’autres courants historiographiques, celles-ci gagneraient à dépasser le seul espace de la Nouvelle-France pour penser en termes d’espaces connectés[19]. Ce faisant, elles contribueraient à replacer la Nouvelle-France dans un contexte temporel et spatial plus large, permettant d’insister à la fois sur les singularités des territoires qui la composent et sur ses liens avec le continent américain, l’espace atlantique et le reste de l’empire français. En confrontant l’historien et ses lecteurs à d’autres objets, à d’autres méthodes, à d’autres territoires et à d’autres temporalités, l’approche environnementale contribue ainsi à remettre en question la pertinence de certains cadres méthodologiques, chronologiques et spatiaux de l’histoire de la Nouvelle-France.

Les objets et les approches de l’environnement de la Nouvelle-France

La Nouvelle-France dans l’histoire environnementale de l’Amérique du Nord : prélude et fragmentation

Dans les travaux dont l’échelle temporelle ou spatiale inclut la période de la Nouvelle-France, mais ne s’y restreint pas, la place consacrée à cette dernière est souvent réduite. Certes, l’on trouve bien des passages consacrés au Régime français dans des études environnementales diachroniques, mais dans des proportions souvent réduites.

La Nouvelle-France semble trouver sa place dans les récits fondateurs de l’histoire canadienne au prisme de l’environnement, les pratiques et représentations liées à ce dernier aux XVIe-XVIIIe siècles contribuant à définir le rapport à la nature et au territoire des Canadiens contemporains[20]. Cette place, toutefois, reste régulièrement restreinte à quelques paragraphes liminaires dans un article ou quelques chapitres dans une monographie.

Dans les grandes synthèses sur l’histoire environnementale canadienne, l’époque préindustrielle est en effet réduite à la portion congrue : un bilan de l’environnement avant les contacts européens, les effets dévastateurs de ces derniers, les modifications de l’environnement apportées par les colons qui exploitent les ressources et conquièrent l’espace, l’adoption ponctuelle de pratiques autochtones pour faire face aux spécificités du milieu de vie. L’approche synthétique des manuels universitaires et des histoires générales ne se prête guère à la nuance. Bien souvent, synthèse oblige, le propos porte sur l’ensemble du territoire selon ses frontières actuelles, si bien que cette époque de colonisation et de contacts avec les Autochtones couvre un espace-temps important, des premiers échanges autour des lieux de pêche au XVIe siècle jusqu’à la colonisation de l’Ouest canadien. Une telle approche nationale « dilue » la spécificité des premiers temps du Canada français tout en écartant les autres territoires qui composaient la Nouvelle-France d’une histoire parfois partagée[21]. Il en va également ainsi pour les travaux méthodologiques. La Nouvelle-France est ainsi quasiment absente de l’incontournable Method and Meaning in Canadian Environmental History[22]. Le très récent et par ailleurs excellent ouvrage dirigé par Graeme Wynn et Colin M. Coates sur les enjeux, objets et approches de la nature canadienne dans une perspective historique, The Nature of Canada, n’échappe pas à la règle : plus de la moitié des contributions concerne exclusivement l’époque contemporaine. Les autres présentations, souvent diachroniques, traitent cependant de la période coloniale française avec justesse et intègrent les processus historiques de la Nouvelle-France dans un récit qui ne les confine pas à un simple prélude, mais qui ne met pas pour autant l’accent sur cette période[23]. Il en va de même pour les synthèses et les manuels étatsuniens, où la période coloniale est souvent réduite à la portion congrue, et où le terme de Nouvelle-France n’apparaît d’ailleurs jamais, sans pour autant que les auteurs écartent complètement les espaces qui la composent, y compris dans l’actuel Canada[24].

Que l’on considère les synthèses d’histoire nationale ou d’autres échelles, d’autres territoires, le constat est souvent le même : la Louisiane française n’occupe ainsi que quelques pages liminaires dans les travaux de Craig E. Colten sur la Nouvelle-Orléans en particulier, du Sud américain en général[25]. Au sujet des marais de l’estuaire du Saint-Laurent ou de l’Acadie, les études diachroniques dirigées par le géohistorien Mathieu Hatvany incluent le Régime français dans un « contexte de civilisation agraire » qui s’étend jusqu’à la fin du XIXe siècle, une approche parfaitement justifiée, mais qui limite toute lecture des spécificités de cette période[26].

L’environnement de la Nouvelle-France : confrontation et adaptation

Néanmoins, depuis le début des années 2000 et surtout depuis les premiers bilans historiographiques proposés dans les numéros thématiques de la RHAF et de Globe, les études touchant à l’environnement, ou plutôt aux environnements de la Nouvelle-France, se multiplient peu à peu, en faisant la part belle à l’espace laurentien. Dans le même numéro de Globe, Denys Delâge avait par exemple invité à approfondir cette approche en montrant la diversité des relations des populations à leur environnement à travers la question du choc microbien, du rapport aux chiens et des pratiques et représentations liées à l’eau[27]. Cet article posait des enjeux essentiels en matière de compréhension des relations humains-milieux en Nouvelle-France : au-delà des objets évoqués, il reflétait les interactions complexes qui découlaient de la confrontation protéiforme des Européens et de leur environnement avec le milieu canadien et les Autochtones, et qui revêtaient à la fois une dimension matérielle, intellectuelle et discursive.

La sensibilité des historiens de la Nouvelle-France pour les questions environnementales n’est pas récente. Dans la lignée de l’approche développée par Fernand Braudel, les travaux sur le régime seigneurial dans la vallée laurentienne ont très tôt tenu compte du milieu physique et de son rôle dans la structuration et le développement du peuplement : l’organisation de l’espace, l’occupation des sols, l’hydrographie et le climat sont ainsi pris en compte dans la démarche économique et sociale qui prévaut à la fin du XXe siècle[28]. Dans l’ensemble toutefois, l’approche matérialiste de la reconstitution des environnements passés à l’époque de la Nouvelle-France a peu suscité l’intérêt des historiens. Ce sont en fait d’autres disciplines qui explorent cette voie, recourant aux sources textuelles et aux traces archéologiques, et en dépit de l’intérêt méthodologique à croiser ces deux types de données qui se complètent de manière évidente[29], les travaux semblent privilégier l’une ou l’autre source. Marcel Moussette a ainsi comparé l’environnement de cinq zones humides de l’Acadie à la vallée du Mississippi pour en retracer la faune, la flore, mais aussi l’occupation humaine et en étudier les points communs et les spécificités. L’approche choisie est résolument environnementale, dans la mesure où elle prend en compte les interactions réciproques humains-milieu plutôt que de s’intéresser à la seule évolution de ce dernier, Moussette visant en effet à « mieux comprendre le rapport [des] colons aux zones humides et à l’eau[30] ». L’étude s’appuie cependant uniquement sur des sources archéologiques. À l’inverse, Lydia Querrec, Louise Filion et Réginald Auger, respectivement géographes et archéologue, spécialistes des paléoenvironnements, ont exploité les sources textuelles « classiques » de l’histoire de la Nouvelle-France (récits de voyage ou d’exploration, correspondance, traités, mémoires…) pour tenter d’identifier l’évolution du paysage végétal[31]. Malgré un résultat qu’eux-mêmes reconnaissent peu concluant, les auteurs relèvent avec justesse l’importance de « l’établissement d’une pensée scientifique qui se développe à travers l’histoire naturelle et la botanique[32] ».

C’est de fait sur cette question que l’historiographie récente s’est montrée la plus dynamique. Cette approche de l’environnement canadien à l’époque du Régime français par la constitution et la circulation des savoirs scientifiques prédomine pour l’instant, sans nécessairement revendiquer l’étiquette d’histoire environnementale[33]. Elle a notamment été mise à profit par Thomas Wien à travers la figure du médecin Jean-François Gaultier, chargé de réaliser des observations « botanico-météorologiques » à destination de la métropole, même si ce n’est ici pas tant la nature des informations que les conditions de leur collecte, de leur mise en mots et de leur circulation qui intéressent le chercheur[34]. L’édition des écrits naturalistes de Louis Nicolas, enrichie d’un solide appareil critique, permet de comprendre les modalités d’acquisition et de restitution des savoirs naturalistes[35]. Avec une approche qui relève à la fois de l’histoire des sciences et de l’histoire environnementale, les travaux de Christopher M. Parsons prolongent cette réflexion en s’intéressant tant à la construction et à la diffusion de ces connaissances qu’à leurs retombées sur l’environnement. Prenant pour exemple principal la végétation, ses travaux portent particulièrement sur les conditions d’adaptation des colons à un nouvel environnement et aux confrontations qui en découlent : entre l’environnement et ses représentations, d’une part, entre différentes conceptions européennes et autochtones de l’environnement canadien, d’autre part[36]. Parsons montre comment cette appropriation passe autant par des processus intellectuels (l’établissement d’analogies entre espèces européennes et américaines, par exemple) que des pratiques matérielles comme les tentatives de domestication de ces espèces.

De tels processus d’appropriation intellectuelle peuvent être confrontés aux pratiques qui en découlent ou qui les conditionnent, mais également aux connaissances actuelles sur le milieu. Dès 2006, l’historienne des sciences Lynn Berry avait ainsi questionné le récit du tremblement de terre de 1663 à la lumière des données produites par les sciences de la terre pour comprendre à la fois les conditions matérielles de l’événement, mais aussi son interprétation par ses contemporains[37]. Colin Coates et Dagomar Degroot ont étudié de leur côté les discours sur le climat et leur rapport aux forêts, s’intéressant notamment aux interprétations contemporaines et actuelles des différences de température entre la métropole et la colonie. À l’instar de Berry, Coates et Degroot ne s’intéressent pas seulement au climat des XVIIe-XVIIIe siècles tel que les connaissances météorologiques actuelles peuvent le révéler, ni au discours que le froid canadien a pu susciter à cette époque, mais à la confrontation de ces discours avec une réalité matérielle ainsi qu’avec les politiques qui ont découlé de ces représentations, notamment en matière de défrichement.

D’autres travaux sur des espaces de la Nouvelle-France se sont d’ailleurs intéressés à cette dimension politique de la confrontation des colons à un nouvel environnement. Craig E. Colten a ainsi retracé le changement de paradigme du rapport à l’eau en Louisiane au XVIIIe siècle, montrant comment la vision européenne de l’hydrographie comme ressource et comme risque s’est progressivement imposée dans les colonies méridionales d’Amérique du Nord au détriment notamment des pratiques et représentations autochtones. Pour la vallée laurentienne, nous avons montré que la maîtrise des rivières, essentielles à l’appropriation du territoire par la France, passait par l’adaptation des politiques monarchiques davantage que par les modifications du milieu[38].

Toutes ces approches, notamment l’intérêt porté à la circulation et à la diffusion des connaissances, des pratiques et des politiques vers et depuis la Nouvelle-France, sont aussi l’occasion d’ancrer les questions environnementales dans un contexte plus large, atlantique ou mondial, un atout sur lequel nous reviendrons. Surtout, elles présentent un récit environnemental commun et dual, celui de la confrontation et de l’adaptation[39]. Confrontation entre les colons et une nature américaine méconnue, mais aussi entre conceptions autochtones et vision européenne de la nature, entre connaissances locales et savoirs de métropoles, entre pratiques vernaculaires et discours savants. Conséquence de ces confrontations, l’adaptation relative et inégale des hommes à des espaces nouveaux, mais également l’adaptation des espèces animales et végétales allogènes ou endémiques à ce nouveau contexte, l’adaptation des pratiques, des représentations et des discours à mesure qu’elles traversent et retraversent l’Atlantique, se diffusent et en rencontrent d’autres.

Ouvertures et interdisciplinarité

Des approches et des territoires particuliers restent encore peu mobilisés sur l’espace-temps de la Nouvelle-France, contrairement à d’autres périodes. L’environnement urbain, par exemple, reste délaissé en dépit de quelques études sur les paysages ou le réseau hydrographique de Montréal[40]. L’histoire des forêts, qui a suscité au Québec de nombreux travaux, est pour l’instant restreinte à l’époque contemporaine, à l’exception du travail de Monique Delaney, qui a analysé l’échec de la politique de construction navale en Nouvelle-France en insistant sur les contrastes entre les politiques et les représentations des administrateurs et des colons d’un côté, les réalités de l’environnement forestier canadien de l’autre[41]. L’approche paysagère de l’environnement pourrait bénéficier des travaux précurseurs de Colin Coates sur la question, et capitaliser sur l’apport des traces matérielles susceptibles de les compléter[42]. Il paraît aussi étonnant qu’aucun travail d’envergure sur le commerce des fourrures n’ait encore été proposé à l’échelle de la Nouvelle-France, qui pourrait compléter les travaux en histoire économique entamés par Harold Innis[43] et l’approche ethnohistorique développée par Denys Delâge et Bruce Trigger[44]. L’historien ou l’historienne qui s’y essaiera pourra suivre les pistes lancées plus largement (incluant les territoires anglophones et s’étendant au-delà des bornes chronologiques du Régime français) à ce sujet par John F. Richards, par William Beinart et Lotte Hughes et par Stephen J. Hornsby et Graeme Wynnn qui y consacrent chacun un chapitre dans une perspective respectivement globale, impériale et canadienne[45]. Tous insistent sur le rôle central des Autochtones dans les rapports à l’environnement qu’entraîne la traite des fourrures. De fait, c’est là l’une des caractéristiques de l’approche coloniale en histoire environnementale : aux habituelles influences réciproques entre les populations et le milieu qui sont au coeur de la discipline se substitue souvent, et particulièrement dans le cas de la Nouvelle-France, un triple jeu d’acteur colons-Autochtones-environnement. Toutefois, si James D. Rice constate que « les historiens de l’environnement de l’Amérique coloniale se sont particulièrement préoccupés des relations entre Autochtones et colons européens[46] », le constat doit être plus nuancé quant à la place accordée aux premiers au profit des seconds.

Les conditions de la présence française en Amérique et l’organisation même de la Nouvelle-France, où « les petites zones où les colons français étaient numériquement prépondérants […] ne peuvent être séparées de zones bien plus vastes et majoritairement indigènes[47] », rendent primordiale l’intégration des Autochtones au récit environnemental de cet espace autrement qu’à travers l’histoire des colons et des explorateurs. C’est en partie le cas, notamment pour les travaux qui s’éloignent des principaux foyers de peuplement européens. L’approche environnementale de Robert Morrissey sur le Pays des Illinois aux XVIIe et XVIIIe siècles est à ce titre remarquable, puisqu’elle permet d’éclairer d’un jour nouveau l’histoire de ces territoires, mais aussi qu’elle propose une méthodologie et des pistes de réflexion pour s’affranchir du prisme colonial. Sollicitant à la fois l’ethnohistoire, l’archéologie, la linguistique et l’écologie, Morrissey remet ainsi en question le récit dominant d’une évolution des dynamiques autochtones comme seule réaction au contact européen en montrant que la plupart des changements reposent plutôt sur des logiques socioculturelles internes, sur les évolutions du climat ou sur leurs interactions avec l’environnement[48]. L’approche de Morrissey reste malheureusement rare en histoire sur cette période, mais des travaux en études autochtones, en archéologie et en anthropologie, notamment sur les animaux et en particulier sur les pratiques cynégétiques et halieutiques, permettraient de favoriser l’intégration d’une histoire environnementale autochtone à celle de la Nouvelle-France[49]. Les historiens peuvent également bénéficier des résultats de l’archéologie dans la connaissance de paléoenvironnements locaux[50].

La prise en compte des rapports autochtones à l’environnement paraît notamment essentielle à une histoire environnementale des Pays d’en Haut, dont les conditions de conquête et d’occupation par les Français diffèrent radicalement des colonies de peuplement que sont la Louisiane et le Canada, tout en demeurant étroitement liées à ce dernier[51]. Aucun travail d’envergure n’a encore été produit sur la question, mais les travaux de Richard White et de Gilles Havard sur les rapports franco-autochtones dans cet espace, notamment sur la figure du coureur de bois fourniront d’intéressantes pistes de réflexion : les modalités d’appropriation collective ou individuelle du territoire, notamment par les conditions de circulation au sein de cet espace ou vers la vallée laurentienne, revêtent une dimension environnementale indéniable qui s’observe dans les pratiques matérielles autant que dans les représentations. Mentionnons par exemple la place de l’hydrographie indispensable à la pénétration du territoire et dont la maîtrise relative par les Européens reposait sur l’acquisition de connaissances géographiques et pratiques auprès des Autochtones[52].

Dans tous les travaux d’historiens évoqués ci-dessus, ce sont les sources classiques, souvent bien connues de l’histoire de la Nouvelle-France qui sont mobilisées avant tout. Journaux de voyage ou d’exploration, archives administratives, histoires naturelles et correspondance sont le matériau de base de l’histoire environnementale, complétées rarement et remplacées parfois par l’archéologie. Il reste beaucoup à faire pour atteindre l’interdisciplinarité que prônent les théoriciens de l’approche environnementale. Le présent bilan l’a montré, l’approche discursive propre aux historiens relègue au second plan la valorisation des traces matérielles de ces environnements passés révélées par l’analyse de diatomées (des algues unicellulaires dont les vestiges renseignent sur les milieux aquatiques), la datation au carbone 14, la dendrochronologie (analyse des cernes de croissance du bois), la sédimentologie ou encore la palynologie (étude des pollens, notamment fossiles). Ces données issues de ce que Stephen Mosley qualifie « d’archives de la nature[53] » sont plus volontiers mobilisées par les géographes et les archéologues, eux-mêmes potentiellement moins à l’aise avec l’exploitation des sources écrites.

Par ailleurs, les apports des sciences de la vie et de la terre sont mobilisés à bon escient pour compléter de manière critique les sources historiques sur le climat, l’hydrologie, la biosphère, mais les travaux qui se réclament de l’histoire environnementale sont tous l’oeuvre d’historiens et uniquement d’historiens devant faire appel à une littérature scientifique extérieure. Les études interdisciplinaires demeurent rares. Une véritable approche interdisciplinaire s’incarnerait dans des collaborations entre chercheurs de différentes spécialités, en dépit d’obstacles évidents (isolement relatif des historiens modernistes, incompatibilités méthodologiques, sensibilité au passé peu évidente pour nombre de disciplines, surtout s’il est lointain) ou dans une formation pluridisciplinaire qui dispenserait à la fois des enseignements en sciences historiques et en sciences de l’environnement pour un bénéfice partagé. Comme le rappelle Stephen Bocking, « cela vaut la peine de se rappeler que les historiens ne doivent pas nécessairement juste emprunter aux scientifiques. Ils ont quelque chose à offrir en retour : une compréhension plus sophistiquée de la science et des connaissances scientifiques[54]. » Les réalités institutionnelles et scientifiques étant ce qu’elles sont, cette position relève, à court terme, du voeu pieux. En attendant de pouvoir mieux tisser ces liens interdisciplinaires, d’autres voies de développement de l’histoire environnementale de la Nouvelle-France paraissent plus accessibles. Le décloisonnement géographique des approches environnementales semble constituer un excellent moyen de développer l’histoire du Canada sous le Régime français et de la Nouvelle-France en général, tout en dynamisant l’histoire environnementale de l’époque moderne[55].

Connecter l’histoire environnementale de la Nouvelle-France

Comparer les empires : biorégions et espaces coloniaux

La comparaison entre espaces coloniaux facilite la mise en lumière des enjeux environnementaux du processus de conquête, de colonisation et d’appropriation du territoire par les Européens, tant pour les colons que pour les populations autochtones et le milieu physique. L’un des débats récurrents de l’histoire environnementale concerne les espaces à privilégier. A priori, l’approche peut concerner n’importe quelle échelle, du global au micro, avec des problématiques adaptées[56]. Cependant, l’histoire environnementale s’intéressant à des objets non humains, Stéphane Castonguay notait qu’il est « de bon ton de critiquer l’échelle nationale et les limites qu’impose aux historiens l’État-nation qui les légitime[57] », et de favoriser des échelles naturelles, notamment la biorégion[58]. Une approche nuancée s’impose[59], mais une première connexion susceptible de dynamiser l’histoire environnementale de la Nouvelle-France serait donc de considérer la biorégion comme cadre d’étude des espaces coloniaux, sans tenir compte a priori des frontières humaines et des puissances impérialistes. Comme le rappelle Richard W. Judd, « la région recoupant la vallée du Saint-Laurent et la Nouvelle-Écosse jusqu’au Massachusetts présente des types de sols et de forêts similaires, des topographies et des écosystèmes semblables et, à certains égards, une histoire et une culture voisines[60] », plaidant pour une comparaison précautionneuse des territoires américains et canadiens.

Une telle approche est d’autant plus pertinente que la Nouvelle-France elle-même est loin de présenter une continuité écologique, au même titre que les territoires qui la composent sont largement dissemblables sur le plan démographique, politique ou économique. Il y a peu de points communs entre l’environnement de l’Acadie et la Louisiane, entre la ville de Québec et un établissement des Pays d’en Haut. L’histoire environnementale invite ainsi à réfléchir à la pertinence des frontières spatiales de la Nouvelle-France, au-delà des enjeux mentionnés dans l’introduction au présent article. Le Canada comprend ainsi la vallée laurentienne, foyer de peuplement français, mais aussi les Pays d’en Haut qui ne comptent de présence européenne que « quelques missions, comptoirs et forts situés sur les rives des Grands Lacs[61] », le Domaine du roi, le Labrador, autant de territoires dont les spécificités géographiques et historiques invitent à la nuance. L’approche biorégionale incite à s’affranchir des délimitations classiques des empires coloniaux en général, des frontières internes de la Nouvelle-France en particulier, pour questionner sa réalité spatiale. Intégrer l’environnement comme acteur à part entière des processus historiques permet une histoire « par le bas[62] » de ces territoires, contribuant à définir ce qui constitue la Nouvelle-France. Une telle approche facilite ainsi le dialogue entre l’échelle locale (la biorégion) et l’échelle macro-régionale, identifiant les singularités et les processus globaux, distinguant ce qui relève du milieu de ce qui est défini par les populations qui y vivent et qui l’exploitent. Ce faisant, et pour autant que le permettront les sources, elle invite à réexaminer de manière critique les récits classiques de l’histoire de l’empire français.

Dans cette optique, la Nouvelle-France pourrait bénéficier des travaux entamés sur d’autres territoires qui partagent avec elle un contexte colonial et une continuité écologique, climatique et topographique. L’approche biorégionale permettrait par exemple de prolonger l’oeuvre fondatrice de William Cronon sur la confrontation des conceptions autochtones et coloniales de la possession territoriale (à la propriété individuelle, permanente et exclusive pour les Européens s’oppose une propriété autochtone tantôt conditionnée par l’usage, tantôt réservée aux seules ressources, non à la terre elle-même) et leurs conséquences environnementales[63]. Les nuances apportées à ces mécanismes grâce à l’approche comparée (Nouvelle-France, Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-Espagne) d’Allan Greer sur les mécanismes de dépossession des Autochtones de leurs terres pourront à ce titre fournir un cadre de référence : l’historien a en effet montré la diversité des processus et de leurs conséquences en fonction des territoires où ils étaient mis en oeuvre[64]. La question des communs, notamment, abordée avec une perspective environnementale, a d’ores et déjà suscité l’intérêt de certains chercheurs[65]. Parmi les exemples convoqués par Cronon de pratiques environnementales antithétiques et de confrontation des régimes de propriété, celui des conséquences de l’implantation d’animaux domestiques par les colons soulève la question plus large du rapport aux animaux. Elle a été traitée, pour la Nouvelle-Angleterre coloniale, par Virginia DeJohn Anderson[66] et gagnerait à être étendue à la Nouvelle-France où les conditions démographiques, les rapports avec les Autochtones et la mise en valeur des terres différaient. Un tel travail prolongerait par ailleurs la piste ouverte sur le chien par Denys Delâge et ferait écho à l’approche biologique et historique de Joshua Abram Kercsmar[67].

Timothy Silver s’est penché sur « le cadre large des interactions écologiques[68] » du sud-est américain à l’époque coloniale, portant plus particulièrement son intérêt sur les forêts. Son approche, inspirée de celle de William Cronon, met elle aussi l’accent sur la confrontation entre pratiques et conceptions autochtones et européennes de l’environnement, mais le contexte particulier de l’esclavage s’ajoute à ces jeux de pouvoir et à leurs conséquences sur le milieu, et il conviendra de le prendre en compte dans les recherches sur la Louisiane[69]. On pourra encore étendre aux colonies françaises la lecture des « révolutions écologiques » de Nouvelle-Angleterre à la lumière des connaissances scientifiques et du genre qu’avait proposée Carolyn Merchant[70].

La prise en compte des dynamiques écologiques permet d’ailleurs de remettre en question les cadres temporels habituels de l’histoire de la Nouvelle-France, marqués en amont par les premiers contacts et les débuts d’une présence européenne en Amérique, en aval par les changements de souveraineté. D’une part, les sources et les méthodes de l’histoire environnementale permettent en effet d’établir des continuités entre les périodes de pré-contact et de contact en Amérique du Nord et de nuancer les périodisations classiques de l’époque coloniale[71]. D’autre part, si comme le suggère Joyce E. Chaplin, « le tournant crucial vers une énergie basée sur le carbone[72] » revêt davantage d’importance historique que la Révolution américaine pour l’histoire des États-Unis, il paraît légitime de questionner, pour la Nouvelle-France, des dates habituellement considérées comme des ruptures, à l’instar du traité de Paris en 1763. De fait, l’environnement, au sens des relations entre l’humain et son milieu, dépend en partie seulement de structures politiques et administratives. Une approche sur la longue durée, qui ne se restreindrait pas à la chronologie politique de la Nouvelle-France, peut se révéler particulièrement pertinente. Arrêter son étude de l’environnement de la Nouvelle-France en 1763 n’est pas forcément justifié, comme ont pu le montrer Robert Morrissey sur les rapports entre Européens et Autochtones dans les grandes plaines, ou Colin M. Coates au sujet de l’influence de la conquête anglaise sur le paysage laurentien et ses représentations[73].

Le croisement des « archives de la nature », de l’archéologie, de l’anthropologie et des sources occidentales permet ainsi de distinguer d’autres ruptures et d’autres temporalités que celles fixées par la politique et la diplomatie[74]. Sur cette question, les historiens du climat ont une longueur d’avance. Délaissant la périodisation classique de l’Amérique coloniale, ils sont à même de proposer une chronologie basée sur les fluctuations climatiques, au coeur desquelles on retrouve, pour la période de la Nouvelle-France, le Petit Âge glaciaire[75]. Les études concernent surtout l’espace anglo-saxon, mais on peut mentionner l’ouvrage de Sam White, qui propose ainsi une histoire comparée de l’adaptation des premiers explorateurs et colons espagnols, britanniques et français aux rigueurs du climat américain, en mettant à profit tant les données matérielles que les sources textuelles et en attachant une importance non négligeable à la confrontation des pratiques et des représentations du climat entre Autochtones et Occidentaux. Consacrant un chapitre à l’exploration et aux premières implantations en Nouvelle-France (jusqu’à la fondation de Québec), il insiste sur le « processus d’apprentissage et d’adaptation[76] » nécessaire à l’installation européenne, conditionné par le climat du Petit Âge glaciaire et marqué par de nombreux échecs.

Évidemment, nonobstant l’unité écologique des milieux coloniaux de Nouvelle-Angleterre et de la vallée du Saint-Laurent ou la proximité des colonies méridionales britanniques avec la Louisiane, les contextes diffèrent : les conditions démographiques, culturelles, religieuses ou linguistiques, les relations entre Européens et Autochtones, les objectifs des colons conditionnent tout autant l’histoire environnementale des territoires que le climat ou les migrations animales[77] et il ne faudrait pas supposer une identité des processus à l’oeuvre, même au sein d’une biorégion. Mais là réside justement l’intérêt de la comparaison : à quel point le milieu physique conditionne-t-il le rapport à l’environnement, au-delà des frontières politiques ? Et inversement, comment est-il aussi défini par les mécanismes politiques, culturels, sociaux ou économiques propres à chaque contexte colonial ? De telles questions sont susceptibles d’être éclairées par l’approche biorégionale ou comparée, mais aussi par un décentrement de la focale sur les mondes atlantiques.

Histoire environnementale et histoire atlantique

L’histoire atlantique constitue en effet une autre perspective de développement de l’histoire environnementale à l’époque de la Nouvelle-France.

La plupart des travaux évoqués ci-dessus tiennent déjà compte de l’intégration de la Nouvelle-France dans un espace atlantique qui connecte les territoires plus qu’il ne les sépare. La circulation des idées, des espèces et des pratiques liées à l’environnement constitue l’un des premiers questionnements de l’histoire environnementale de l’époque moderne[78]. Réciproquement, l’approche environnementale est susceptible de bénéficier à l’histoire atlantique. Comme le note John R. McNeill, « les macro-histoires du monde atlantique ignorent les considérations écologiques[79] ». Pourtant, les perspectives existent bien pour écrire une histoire environnementale atlantique dans laquelle la Nouvelle-France aurait toute sa place.

Liée directement à l’histoire des sciences évoquée ci-dessus, l’histoire de la cartographie semble particulièrement prometteuse. Les travaux de Jean-François Palomino sur la construction et la circulation des savoirs et des pratiques géographiques en Nouvelle-France adoptent une perspective résolument atlantique : l’historien s’intéresse en effet aux conditions d’élaboration de ces savoirs et à leur diffusion dans la colonie et en métropole. Ce faisant, il montre la diversité des processus d’appropriation de l’espace par les producteurs comme les utilisateurs de ce corpus qui comprend non seulement des cartes, mais aussi les documents qui les accompagnent ou en permettent l’élaboration[80]. Ce travail offre plusieurs perspectives prometteuses pour l’histoire environnementale : la prise en compte de tous les espaces de la Nouvelle-France quand la majorité des travaux portent seulement sur un des territoires qui la composent ; l’insistance sur la diversité des données nécessaires au travail cartographique, la description de leur acquisition, la mise en lumière des liens étroits entre l’espace, ses représentations et les politiques que celles-ci suscitent…

L’approche cartographique a d’ailleurs également été suggérée par Stéphane Castonguay, qui relève la concomitance des représentations spatiales du Saint-Laurent comme mer intérieure servant de support à la colonisation, et comme voie de circulation connectée à l’espace atlantique, connectant l’histoire de la cartographie à d’autres historiographies de l’espace laurentien. Selon lui, la combinaison des approches disciplinaires permet « d’éclairer d’un jour nouveau la question des relations fluviales d’une société coloniale[81] ». Plus récemment, Graeme Wynn montrait comment la carte de la Nouvelle-France réalisée par Champlain pouvait être mise à profit pour comprendre les perceptions du territoire, de ses habitants et de la nature canadienne[82]. De fait, la carte montrant un espace réel au prisme des représentations mentales de son auteur, dans un objectif précis et selon des modalités de figuration plus ou moins conventionnées, elle permet d’aborder l’environnement physique autant que son appropriation intellectuelle.

Comme l’a mentionné Cécile Vidal, l’un des écueils de l’histoire atlantique est de considérer les terres qui bordent l’océan, mais d’ignorer ce dernier, « traité comme un espace prédéfini et allant de soi, qui sert d’artifice rhétorique pour définir les populations vivant sur ses pourtours[83] ». Kenneth Banks montrait toutefois que la circulation atlantique elle-même est un enjeu de la formation et de l’administration des empires coloniaux, à travers les obstacles que le voyage lui-même pose aux communications[84] et le constat peut s’étendre à la circulation des espèces, comment l’ont montré Christopher Parsons et Kathleen Murphy[85]. Espace de circulation, l’Atlantique (incluant le golfe et l’estuaire du Saint-Laurent) est aussi un espace de ressources halieutiques exploitées dès le XVIe siècle. Des travaux, déjà anciens pour certains, ont été réalisés sur les pêcheries du Canada français[86] et seraient susceptibles d’être renouvelés par une approche environnementale, approfondissant par la même occasion les recherches qui ont déjà pu être proposées sur la question dans des ouvrages d’histoire environnementale globale ou régionale[87].

La question des circulations atlantiques peut également s’observer dans les travaux d’histoire rurale, qui s’est attachée à explorer l’importation de pratiques agraires et plus généralement d’aménagement de l’espace vers les colonies. Sur la Nouvelle-France, plusieurs travaux revêtent déjà une dimension environnementale plus ou moins marquée et plus ou moins assumée, notamment autour de la question de l’aménagement et la valorisation des zones humides[88]. Dans cette lignée, les perspectives ouvertes par l’étude des pratiques alimentaires et les transformations de l’environnement qu’elles entraînent doivent aussi être relevées : à des travaux d’anthropologie, d’histoire socioéconomique ou politique sur l’agriculture en contexte colonial succèdent désormais – mais trop rarement – des études plus organiques, intégrant la dimension environnementale à une réflexion qui croise approche culturelle et matérielle de la production et de la consommation[89].

La Nouvelle-France au sein de l’empire français

Prenant le contrepied de l’approche biorégionale ou atlantique qui dépasse d’éventuelles frontières politiques, une troisième piste inviterait justement à prendre en compte ces frontières pour questionner l’homogénéité de l’espace qu’elles délimitent. Ce sont ici deux historiographies que l’histoire environnementale contribuerait à remettre en question, comme le fait déjà en partie l’histoire atlantique : la première, française, est marquée par l’ignorance fréquente du contexte colonial dans les études sur la France moderne[90]. La seconde, canadienne, se subdivise en deux tendances : l’une, plutôt politique, est une approche téléologique insistant sur les différences entre les colonies et la métropole conduisant à un éloignement progressif et inéluctable. L’autre, plus sociale, s’intéresse aux structures internes des sociétés coloniales, élargissant la réflexion aux interactions entre Européens, Créoles, Autochtones, Africains… sans pour autant l’étendre à la métropole[91]. Or, les terres françaises en Amérique s’insèrent dans un ensemble complexe que la dichotomie métropole/colonies est loin de refléter : la France moderne est un assemblage de territoires dont les frontières administratives, judiciaires, ecclésiastiques ou fiscales ne coïncident que rarement. Les conditions et la période d’intégration de ces espaces au royaume, le contexte politique local, leur régime d’impositions, ou tout simplement leur démographie ou leur économie varient au point de remettre en question la notion même d’une norme métropolitaine dont pourraient ou non se dissocier les colonies. En ne tenant pas compte a priori de cette distinction métropole/colonie, il est possible de mieux questionner l’émergence de certains processus historiques.

C’est à cette approche d’histoires « connectées, dans et au-delà du monde atlantique », qu’encourageait Cécile Vidal, invitant à « pratiquer autant l’histoire comparée que l’histoire croisée ou encore de faire varier les échelles d’analyse en fonction des objets étudiés[92]… ». Plusieurs historiennes et historiens ont déjà exploré avec succès l’inclusion de la Nouvelle-France dans le contexte plus large d’un espace français comprenant la métropole et ses colonies abordées dans leur diversité[93]. Sur ces bases, nous avons étudié la place de la gestion des cours d’eau par la monarchie française dans le processus d’appropriation de nouveaux espaces en Alsace et au Canada, montrant l’importance des divers paramètres locaux, notamment environnementaux, pris en compte par le pouvoir royal pour adapter sa politique d’administration et de développement du territoire[94]. Confrontée à d’autres contextes, l’histoire environnementale du premier empire colonial français en Amérique peut en effet être nuancée, permettant de discerner ce qui relève de politiques, de mesures, de pratiques générales (à l’échelle de l’espace français ou atlantique) de ce qui découle des spécificités locales liées à un milieu physique ou à des populations particulières. Ce faisant, cette approche comparée ou connectée permet de retracer avec finesse les conditions de circulation des espèces, des comportements et des idées.

Conclusion

Si l’approche environnementale de l’histoire de la Nouvelle-France est encore peu répandue, les conditions de son développement sont bien là. Premièrement, bien que parfois diluée dans un récit régional ou national, l’Amérique française à l’époque moderne figure dans les études diachroniques – surtout canadiennes –, abordant la rencontre entre les Européens et l’environnement américain. Une telle question, étudiée plus particulièrement à l’échelle de l’un ou l’autre territoire français (pour l’heure, surtout de la vallée laurentienne), permet d’intégrer le milieu physique et ses interactions avec les humains au coeur des processus historiques. Ce faisant, elle confirme la prédominance d’un récit de confrontation matérielle et intellectuelle complexe entre les colons français et le territoire américain, mais aussi avec les Autochtones au-delà des seuls aspects socioéconomiques et politiques, et fait la part belle aux processus d’adaptation qui en ont découlé. La question des circulations matérielles et immatérielles qui conduisent à l’appropriation de ce territoire est particulièrement dynamique dans l’historiographie actuelle. Deuxièmement, les perspectives de développement de l’approche environnementale à l’échelle de la Nouvelle-France ou des territoires qui la composent demeurent nombreuses, tant au niveau des objets que des méthodes, notamment en encourageant à l’interdisciplinarité. Enfin, le terreau existe pour une histoire environnementale de la Nouvelle-France connectée à d’autres espaces coloniaux, atlantiques ou français, permettant ainsi de distinguer et de contextualiser les mécanismes à l’oeuvre dans ces processus de confrontation, d’adaptation, d’appropriation suggérés ou attestés dans les études existantes. Ce faisant, de nombreux chercheurs peuvent se retrouver partiellement ou totalement dans l’approche environnementale, même s’ils ne revendiquent pas cette étiquette.

Quoi qu’il en soit, la prise en compte des phénomènes non humains comme acteurs des processus historiques est susceptible à la fois de dynamiser et de remettre en question certains acquis de l’historiographie de la Nouvelle-France. En effet, l’histoire environnementale permet de redéfinir un certain nombre de cadres méthodologiques, spatiaux et chronologiques de l’historiographie coloniale, ainsi que de (re)mettre au premier plan des acteurs (humains, notamment les Autochtones, et non-humains) habituellement étudiés uniquement en contrepoint d’un récit centré sur les voyageurs, les colons et les administrateurs européens. En ignorant a priori des bornes spatiales et temporelles définies par le seul contexte politique, elle offre une alternative aux récits de colonisation, de valorisation du territoire et de circulations centrées sur la seule expérience occidentale pour proposer une véritable histoire des territoires qui composent l’immense espace français.

De fait, l’espace de la Nouvelle-France représente un défi pour les historiens de l’environnement, en raison de son imprécision territoriale ainsi que de la diversité des milieux et des temporalités. Plutôt qu’une histoire de la Nouvelle-France, il faut donc envisager des histoires plurielles et connectées. Force est de reconnaître la prépondérance des travaux sur le foyer de peuplement laurentien, mais il est ainsi tout aussi légitime d’envisager une histoire environnementale de la Nouvelle-France en étudiant les Pays d’en Haut très largement autochtones ou la Louisiane. Surtout, il est utile de tenir compte des liens entre ces territoires ou de leur intégration dans un espace plus large, américain, atlantique ou français, permettant de démêler l’interaction des processus locaux, régionaux, continentaux et transatlantiques à l’oeuvre dans l’évolution de la Nouvelle-France.

L’histoire environnementale de la Nouvelle-France invite ainsi, peut-être plus clairement qu’une autre approche ou que d’autres territoires, à penser en termes d’espaces connectés et d’échelles spatiales et temporelles imbriquées pour discerner des phénomènes globaux par le truchement d’approches locales. Il ne faut donc pas voir dans les propositions évoquées dans cet article une liste fermée, mais quelques pistes de réflexion dont le dynamisme de l’histoire environnementale et de ses différents avatars aura tôt fait de révéler les lacunes. Dans tous les cas, les spécificités de l’approche environnementale invitent à poursuivre et à accentuer le décloisonnement de l’histoire de l’Amérique française pour interroger les interactions multiples, protéiformes et sans cesse renouvelées entre les sociétés coloniales et leur environnement.