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Revolutions Across Borders. Jacksonian America and the Canada Rebellion, sous la direction de Maxime Dagenais et Julien Mauduit (tous deux de l’Université McMaster), réunit neuf collaborateurs (huit historien.ne.s, un anthropologue) qui redynamisent l’étude des Rébellions de 1837-1838 en utilisant des sources inédites, en proposant des approches théoriques et des concepts innovants, puis en présentant des personnages clés méconnus. L’ouvrage renferme sept chapitres et est divisé en trois parties : Economic Concerns, Alternative Republics (trois chapitres), Continental Impact.

L’un des aspects qui rend cet ouvrage collectif novateur est l’utilisation par plusieurs collaborateurs d’une grille d’analyse « transnationale » qui permet d’illustrer dans quelle mesure les Rébellions ont pu être liées à des insatisfactions et des conflits vécus au sein de la démocratie jacksonienne. Adopter une perspective nord-américaine pour analyser les événements de 1837-1838 dans le Haut et le Bas-Canada permet de mettre en place de nouvelles explications aux profondes transformations vécues alors aux États-Unis, tant sur le plan politique, social qu’économique. Parmi les enjeux étudiés : la révolution du marché et la crise économique/financière de 1837, le mouvement des Locofocos étatsuniens (démocrates radicaux), l’abolitionnisme, l’expansionnisme américain et le concept de la Destinée manifeste. De plus, la grille d’analyse « transnationale » est présentée par certains auteurs comme étant plus pertinente que l’approche de la « Révolution atlantique » ou « Âge des Révolutions », habituellement utilisée dans l’analyse des Rébellions de 1837-1838, pour saisir l’ampleur des enchevêtrements entre les expériences canadiennes et étatsuniennes au cours de la turbulente décennie 1830.

En préface, Ruth Dunley, diplômée en histoire américaine, nous présente l’homme désigné pour devenir le premier président de la République du Canada : Abram Daniel Smith (1811-1865). On y découvre un personnage oublié par l’historiographie américaine, malgré ses nombreux faits d’armes, dont celui d’avoir été dans sa jeunesse membre des loges des Chasseurs (sociétés secrètes américaines fondées en décembre 1837 dans l’espoir de libérer les Canadiens du joug britannique) pour plus tard devenir juge à la Cour suprême du Wisconsin (1853-1859), puis candidat potentiel à la vice-présidence des États-Unis. Son succès politique découle notamment de sa posture abolitionniste. La flamme radicale qui l’anime dans les années 1830 semble donc briller sous une autre forme au cours des décennies 1850 et 1860. Dunley et plusieurs membres du présent collectif insistent sur le fait que les membres des Chasseurs pouvaient avoir diverses motivations pour embrasser la cause canadienne, mais à l’origine de toutes se trouvait la conviction profonde de participer à une deuxième Révolution américaine.

Dans l’introduction, « The Canadian Rebellion and Jacksonian America : A Connection Decades in the Making », Maxime Dagenais (Université McMaster et Institut L. R. Wilson en histoire canadienne) présente le contexte politique, social et économique trouble aux États-Unis au cours de l’année 1837 et montre dans quelle mesure les événements de 1837 et 1838 au Canada ont pu contribuer à une réévaluation des valeurs fondamentales de certains citoyens américains. Par exemple, la Canadian Revolution a offert aux Américains, plus attachés aux valeurs du républicanisme classique, une occasion d’exprimer leur engagement envers une cause qu’ils considéraient juste et essentielle : libérer les Canadiens de la tyrannie britannique. Parmi ces partisans : les membres des loges des Chasseurs et du mouvement des Locofocos.

La section sur l’économie commence par « Patriots No More : The Political Economy of Anglo-American Rapprochement, 1815-1846 ». Dans ce chapitre, Jason M. Opal (Université McGill) propose que les Patriotes canadiens et américains de 1837-1838 ont été victimes du changement de posture des élites nationales et régionales à l’égard du Royaume-Uni. Ce dernier ne représentait plus l’ennemi à abattre, mais le cousin avec lequel il fallait préserver une entente cordiale. Le professeur Opal fait la démonstration qu’au cours de la période 1815-1846, les Américains ont dû transformer leur définition du concept de patriotisme. En temps de paix, quels valeurs et comportements exprimaient l’essence de la défense des intérêts nationaux ? Deux propositions allaient émerger : la création de « banques du peuple » et la volonté d’instaurer un protectionnisme économique, afin de pallier les effets des bouleversements économiques et sociaux vécus aux États-Unis au cours de la période 1815-1819. De fortes oppositions se feront entendre. Au début des années 1820, un réalignement vers un esprit de collaboration anglo-américaine prendra notamment la forme de la doctrine Monroe. Ainsi, lors de la décennie suivante, au moment où le mouvement patriote atteint son paroxysme dans les Canadas, les États-Unis sont devenus le principal marché extérieur des investisseurs britanniques. Opal montre de manière explicite que des motifs économiques ont motivé l’administration américaine à ne pas appuyer les mouvements patriotes canadiens.

Pour sa part, dans « Bank War in Lower Canada : The Rebellion and the Market Revolution », Robert Richard (doctorant, Université de North-Carolina-Chapel Hill) avance que la vaste transformation économique (market revolution) qu’a connue l’Amérique du Nord au début du XIXe siècle n’a pas tenu compte des frontières et a ainsi rapproché le Canada et les États-Unis dans leurs réalités financière et commerciale. Lors de la récession de 1837, le déplacement de l’énergie combative, des deux côtés de la frontière, des partisans de la guerre des banques vers le commerce démocratique (democratic commerce) en serait un exemple. L’auteur postule également qu’une analyse des Rébellions à travers une approche centrée sur le développement économique capitaliste permet de lier ces événements davantage à la transformation du marché et à l’idéologie de la démocratie jacksonienne qu’à l’Âge des Révolutions et au républicanisme jeffersonien.

Dans la deuxième partie du collectif, il est principalement question du Haut-Canada comme alternative possible à la république américaine considérée comme dysfonctionnelle. Thomas Richards Jr (Université Temple) rectifie le traitement historiographique fait aux Patriotes américains, lesquels avaient été présentés jusqu’ici comme de vulgaires flibustiers, et présente les principaux motifs derrière leur engagement volontaire. Richards offre également une explication intéressante à la disparité de participation américaine entre les mouvements du Haut et du Bas-Canada. Enfin, il fait la démonstration que la révolution du Texas et la Rébellion dans le Haut-Canada comportent des parallèles flagrants sur le plan des dynamiques internes aux États-Unis.

Andrew Bonthius, chercheur en histoire américaine, présente la pensée du Dr Samuel Underhill, adepte de la pensée rationaliste, qui a embrassé le républicanisme civique de Paine, de même qu’une forme de matérialisme antérieur à Marx. Bonthius montre qu’après que les forces britanniques eurent incendié le navire américain Caroline à l’île Navy, Underhill a dédié ses efforts à la défense de la cause des Patriotes des Canadas. En plus de devenir un dirigeant des Chasseurs, il a créé un journal bi-hebdomadaire (Bald Eagle) dont la mission était d’appuyer la cause patriote et d’informer les Américains des plus récents développements sur ce front. L’on dénonçait vivement les politiques de l’administration Van Buren et les excès du système bancaire capitaliste, alors que l’appui aux Canadiens se voyait fortement encouragé. Parmi les découvertes fort stimulantes de Bonthius, le souci du Dr Underhill de lier la cause des femmes, celle des travailleurs et celle des Patriotes de 1837-1838 à la promotion des valeurs républicaines (égalité, liberté et bonheur).

L’anthropologue Albert Shrauwers (Université York) emprunte un chemin peu fréquenté et illustre avec brio le défi posé par les exigences du républicanisme civique à l’univers bancaire et monétaire. Le parcours et la pensée du médecin, politicien, rebelle et théoricien de la monnaie, Dr Charles Duncombe, servent l’illustration. Cet Américain venu s’installer au Nord, et qui fut tour à tour membre de l’Assemblée du Haut-Canada, des loges des Chasseurs, puis de la législature californienne, contribuera de manière importante à la théorie monétaire à laquelle adhérait le mouvement républicain tant au Royaume-Uni et aux États-Unis que dans les Canadas. Shrauwers contextualise l’histoire de la théorie bancaire et présente également le système bancaire préconisé par Duncombe, qui avait pour objectif de freiner l’ordre libéral dans lequel règne le capitalisme par l’instauration d’un système en phase avec les préoccupations économiques de la culture du républicanisme civique.

En dernière partie de l’ouvrage, Louis-Georges Harvey (Université Bishop’s) s’attarde à la couverture des soulèvements populaires dans les Canadas par The United States Magazine and Democratic Review, à travers l’étude des éditoriaux de John L. O’Sullivan. Il est à la fois question de l’obligation du journal d’appuyer la politique étrangère du gouvernement Van Buren et de la conviction de l’éditorialiste du bien-fondé des revendications des révolutionnaires canadiens. Ne sont-elles pas inspirées de l’héritage de 1776 ? Cette apparente contradiction dans le discours d’O’Sullivan est l’occasion pour Harvey de montrer que les Rébellions dans les Canadas ont contribué à la genèse du concept de Destinée manifeste.

Pour sa part, Julien Mauduit (Université McMaster) se penche sur l’impact des Rébellions sur les élections présidentielles américaines de 1840. L’historien qui utilise une approche « d’histoire liée » (connected history) met au jour les enjeux de loyauté aux partis politiques à la fin des années 1830 de la part de citoyens qui cultivent l’autonomie intellectuelle et politique. Dans un contexte de profonde crise économique et de querelles acerbes entre les partis politiques, les Américains étaient alors à la recherche d’un nouvel ordre social et politique qui respecterait les principes démocratiques. Ces mêmes principes mis de l’avant par les révolutionnaires au nord de la frontière. Ainsi, à l’instar d’Opal, Mauduit montre notamment que les activités politiques des Patriotes et la posture de Van Buren à l’endroit des mouvements révolutionnaires canadiens ont miné la base électorale du Parti démocrate dans les États frontaliers, mettant en péril la réélection du président. Autre élément stimulant, cette investigation des pratiques électorales des Américains en contexte politique trouble dans les Canadas fait dire à Mauduit que les activités politiques des Patriotes correspondent aux conceptions et à la compréhension de la démocratie à l’époque de l’Âge des Révolutions.

Amy S. Greenberg (Université de Pennsylvanie) rappelle qu’en 1845, dans son essai Annexation, J. L. O’Sullivan faisait allusion à une inévitable annexion des territoires au nord de la frontière américaine (p. 280). La professeure Greenberg propose en postface une analyse de la question de l’annexion qui tient compte des positions des groupes qui y étaient favorables et de ceux qui s’y sont opposés après 1838. L’accent porte particulièrement sur la question de l’esclavage, de son rôle dans la danse des relations étrangères entre les administrations britannique et américaine.

Parmi les forces de cet ouvrage, il faut insister sur l’éclairage innovant que l’on donne à l’étude des mouvements patriotes du Haut et du Bas-Canada, contribuant ainsi à une meilleure compréhension de cette période turbulente de l’histoire de l’Amérique du Nord. Un bémol cependant : bien que la situation au Bas-Canada fasse l’objet d’une certaine analyse, il est davantage question du mouvement patriote dans le Haut-Canada. Cela dit, tant les historien.ne.s professionnel.le.s que les étudiant.e.s apprécieront cet ouvrage qui ouvre une fenêtre très rarement fréquentée dans l’étude des mouvements patriotes et des Rébellions de 1837-1838 dans le Haut et le Bas-Canada, à savoir l’aspect transnational de ces objets d’analyse. Effectivement, un cadre théorique référant à la Révolution atlantique et empruntant une approche comparative a précédemment été utilisé pour analyser le discours patriote/républicain dans le cadre des mouvements pour l’obtention de réformes constitutionnelles en Irlande et au Bas-Canada à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles[1], cependant les mouvements patriotes du Haut et du Bas-Canada n’avaient pas, jusqu’ici, été analysés de façon systématique dans leur rapport aux États-Unis de l’époque jacksonienne. Revolutions Across Borders remédie à la situation de très belle façon en offrant un accès fouillé à la perspective américaine sur les événements de 1837-1838.