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Avec le décès de Fernand Ouellet le 28 juin dernier, le Québec, l’Ontario français et le Canada perdent un historien plus grand que nature, dont l’oeuvre est à la fois immense et controversée.

Né en 1926 à Lac-Bouchette dans une famille aux moyens modestes, Ouellet transpose dans le monde universitaire des façons d’être et de faire propres au milieu de forestiers dont il est issu. Doté d’un tempérament bouillant, d’une énergie inépuisable et d’une intelligence impétueuse, ce bourreau de travail pratique une histoire à la cognée. Au cours d’une carrière de plus de soixante ans, il publiera plusieurs ouvrages ainsi que des centaines d’articles et de chapitres de livre.

Après la guerre, Fernand Ouellet quitte le Lac-Saint-Jean pour l’Université Laval, milieu critique d’une certaine emprise cléricale et du régime Duplessis. D’abord étudiant au nouvel Institut d’histoire, puis archiviste aux Archives provinciales et professeur à la Faculté de commerce, Ouellet complète sa formation en autodidacte.

Lors d’un séjour en France, il rencontre des hérauts de l’École des Annales – Georges Duby, Robert Mandrou – et le grand historien de l’économie Ernest Labrousse. De pair avec Jean Hamelin, il contribuera puissamment à la diffusion au Canada des méthodes et concepts de ce courant historiographique.

La «révolution ouellettiste»

Au début de sa carrière, Ouellet s’inspire de la psychologie historique, approche neuve aux fondements discutés. Après la parution en 1961 de Julie Papineau. Un cas de mélancolie et d’éducation janséniste, les filles d’Henri Bourassa, descendantes de Louis-Joseph Papineau, le poursuivent en justice et ont gain de cause, ce qui entraîne le retrait du livre du marché. L’historien en est profondément blessé. À la même époque, il quitte l’Université Laval dans des circonstances difficiles.

Ouellet réoriente alors ses recherches vers l’histoire quantitative du Québec préindustriel, en étudiant, à la manière de Labrousse, les effets des conjonctures et des structures économiques. Fondée sur des indicateurs économiques constitués à partir de séries documentaires, sa thèse de doctorat, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850, est publiée en 1966 avec une préface de Robert Mandrou. Neuf ans plus tard, il récidive avec Le Bas-Canada. Changements structuraux et crise. L’ambition de ces livres est de produire une histoire totale selon la conception de l’École des Annales. Leur réception est telle que certains parlent d’une « révolution ouellettiste », tant sur le plan des méthodes que sur le plan des conclusions.

Pour Ouellet, les événements politiques au Bas-Canada, y compris la naissance du nationalisme canadien-français et les insurrections de 1837-1838, sont dus d’abord et avant tout aux crises agricoles. Marqués par le contexte de la Révolution tranquille, les travaux de Ouellet cherchent à identifier les origines du retard économique du Québec. L’existence de ce retard fait consensus parmi les intellectuels de toutes tendances, mais Ouellet, toujours influencé par la psychologie historique, estime qu’il a pour cause la mentalité traditionnelle des habitants, et non pas la Conquête britannique comme le veut la thèse des historiens de l’École de Montréal. Il s’accorde ainsi avec certaines thèses historiographiques anglo-canadiennes et avec le point de vue de Pierre Elliott Trudeau, qu’il admirera jusqu’à sa mort. Les débats engendrés par ses livres glissent souvent vers la polémique virulente avec ses collègues québécois, tandis qu’au Canada anglophone on se réconforte avec ses conclusions.

Le refuge ontarien

À partir de 1965, Ouellet mène ses combats depuis l’Ontario, d’abord à l’Université Carleton, puis à l’Université d’Ottawa et à l’Université York de Toronto, où il terminera sa carrière de professeur. Fondateur de la revue Histoire sociale/Social History en 1968, il préside la Société historique du Canada en 1969.

Dans les années 1980, il délaisse la recherche fondamentale pour s’intéresser à l’historiographie. Cette réorientation lui permet de critiquer férocement les jeunes collègues spécialisés en histoire urbaine, en histoire ouvrière et en histoire des femmes qui présentent le Québec d’antan comme une société occidentale « normale ».

Ouellet s’intéresse enfin à l’histoire des Franco-Ontariens, qui devient son principal champ d’investigation après la fondation de la Société Charlevoix au début des années 1990. Décortiquant les recensements décennaux du Canada, il trace l’évolution socio-économique de cette communauté, entre autres dans un ouvrage important, L’Ontario français dans le Canada français avant 1911. Contribution à l’histoire sociale (2005). Bien que ces travaux n’aient pas le même retentissement que ceux plus anciens sur le Québec, ils s’éloignent des sentiers battus en montrant que les Canadiens français de l’Ontario ne transitent pas brusquement d’un monde rural à un monde urbain au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans les dernières années de sa vie, Fernand Ouellet revient à ses premières amours: il prépare une histoire des insurrections de 1837-1838 et rédige ses mémoires. Une longue maladie l’empêche d’achever ces projets. Cet historien, que son caractère pugnace a servi et desservi, a vécu sa discipline comme un combat, un combat qui se livre à la cognée.

Publié dans Le Devoir du 10 juillet 2021, ce texte est reproduit avec la permission de ses auteurs.