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À la suite de la lecture du livre de Thomas M. Carr Jr., on se demande pourquoi il a fallu attendre jusqu’en 2020 pour voir paraître une biographie de la mère supérieure de l’Hôtel-Dieu de Québec au milieu du XVIIIe siècle. Certainement l’étude de Carr convainc les lecteurs qu’un tel ouvrage aurait dû être écrit depuis longtemps.

La vie de Duplessis nous est dévoilée au long des onze chapitres qui composent ce livre. Née à Paris en 1687, Duplessis est élevée par sa grand-mère maternelle. En 1701, elle se rend à Québec pour y rejoindre ses parents qui cherchent à s’établir dans une colonie qui, selon Carr, était fondamentalement minée par la corruption et dans laquelle, comme leur fille allait le découvrir, il était difficile de réussir. En 1707, Duplessis entre à l’Hôtel-Dieu de Québec, « the oldest hospital north of Mexico » (p. 12). En 1732, elle occupait déjà la fonction d’administratrice à temps plein de l’institution, poste qu’elle occupera jusqu’à sa mort en 1760.

Carr illustre de façon convaincante comment Duplessis, en tant que supérieure de couvent, et avec « a touch of fire », réussit à se servir de sa position pour faire avancer la mission de toute une vie, soit la survie de l’Hôtel-Dieu. Bien qu’elle ait intégré l’institution à un point culminant de son évolution, celle-ci n’était pas au bout de ses peines. Ce fut particulièrement vrai après les années 1740, lorsque l’institution dut faire face aux tentatives des autorités militaires de la transformer en hôpital militaire, sans pour autant fournir les fonds nécessaires au projet.

Épaulée par sa soeur Geneviève, Duplessis fait preuve de la même ingéniosité que d’autres chercheurs s’intéressant à cette époque ont attribuée aux religieuses de la période coloniale . Carr démontre bien comment, pendant son long mandat en tant qu’administratrice de l’hôpital, Duplessis a utilisé tous les outils à sa disposition afin d’assurer la pérennité de la mission de l’Hôtel-Dieu, même si cela signifiait parfois d’outrepasser les autorités coloniales, religieuses et laïques, et de faire appel à ses relations dans la métropole. Carr admet que les stratégies de Duplessis n’ont pas toujours été fructueuses. Pendant son mandat, elle échoua, par exemple, dans son projet d’agrandir l’hôpital. Toutefois, il s’empresse de noter que les stratégies de Duplessis ont, plus souvent qu’autrement, été payantes, sa réussite la plus notable étant l’achat et le développement de la seigneurie de Saint-Augustin.

Carr attribue certains des succès administratifs de Duplessis à sa « spiritual tepidity » et au développement, chez elle, d’une vie dévotionnelle flexible et modérée, à l’image de la vague de changement plus large observée au cours du XVIIIe siècle en matière de spiritualité, et qui passait d’un mysticisme intense à une dévotion intérieure plus modérée. Cela ne signifiait pas pour autant que sa vie spirituelle était totalement dépourvue de tiraillements : tout comme d’autres religieuses de l’époque coloniale, au début de sa vie religieuse, Duplessis a été déchirée entre sa quête de paix spirituelle et les besoins de son institution. Toutefois, au final, la modération prit le dessus, permettant ainsi à Duplessis d’absorber les réalités pratiques liées à l’insécurité économique.

Carr, toutefois, réserve le feu de ses projecteurs à Duplessis l’écrivaine. Selon lui, « no other 18th century nun in New France – nor in fact any woman of that time and place, for that matter – can equal the range and quality of Duplessis’s writings » (p. 7). En effet, la liste des « firsts » qui lui sont attribuées est impressionnante. Elle a écrit le premier récit littéraire, Histoire de Ruma, une biographie de sa soeur Geneviève, ainsi que le premier traité de musique de la colonie : Musique spirituelle. Ces oeuvres formatrices, auxquelles il faut ajouter son ouvrage Dissection spirituelle, étaient fermement ancrées dans la littérature française des salons du XVIIIe siècle, une caractéristique « rare in Canadian writing of the period » (p. 7). Carr démontre aussi de façon convaincante que Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, jusqu’ici attribuées à la plume de la « grande dame » de l’institution, Jeanne-Françoise Juchereau de la Ferté de Saint-Ignace, étaient en fait le fruit de la plume éditoriale de Duplessis. Ce fut le premier livre publié par une Canadienne de son vivant.

Dans le processus d’exploration de la vie de Duplessis, Carr aborde des thèmes inhérents à l’étude des femmes, le plus important étant la litigieuse question du pouvoir. L’étude ne tombe pas dans le piège de l’idéalisation de Duplessis en tant qu’agente libre. Elle vient plutôt confirmer les résultats des études de Gray et Noel qui concluent que bien que les supérieures des couvents aient détenu beaucoup de pouvoir à certains moments, au final, c’est la structure de pouvoir patriarcale, religieuse et laïque qui avait le dernier mot, et à laquelle la supérieure devait se soumettre.

Carr élargit notre compréhension des notions de « cloître » et d’« amitié » dans les couvents du XVIIIe siècle, à travers la lentille de l’amitié d’une vie entre Duplessis et son amie d’enfance, Marie-Catherine Hecquet. Leur correspondance est « one of the major surviving private correspondences of 18th century Canada, rivalled only by [Elisabeth] Bégon. » (p. 7) S’étendant sur plusieurs décennies, cette amitié a résisté à la conversion de Hecquet au jansénisme, à une époque où cette doctrine déchirait le tissu de la vie politique, sociale et religieuse française. Ces deux femmes, Duplessis, soeur d’un ardent jésuite, et Hecquet, la janséniste, ont poursuivi leur correspondance et leur amitié, évitant habilement de parler de leurs différences théologiques.

Carr a une conception étendue de l’amitié dans laquelle il inclut les membres de la famille, en mettant surtout l’accent sur la soeur de Duplessis, Geneviève, qui lui est restée loyale et l’a appuyée dans la gestion de l’institution. D’autres membres de la famille et d’autres influences sont également entrés au couvent. Carr attribue en grande partie le flair de Duplessis au fait qu’elle ait côtoyé des femmes d’affaires lorsqu’elle grandissait à Paris, et plus tard, à l’influence de ses parents qui savaient comment courtiser le pouvoir dans l’Ancien Régime. Carr explore aussi la relation de Duplessis avec son frère jésuite, François-Xavier, farouche antijanséniste devenu un incontournable défenseur de l’institution dans la métropole, ainsi que les conséquences pour la famille de la débauche et de l’échec du mariage de son plus jeune frère, Charles-Denis. Duplessis n’est pas une voix isolée cherchant à se faire entendre derrière les murs d’un couvent. C’est plutôt une femme fermement ancrée dans le monde plus large de son époque partant de l’administration religieuse et coloniale, à travers de l’autre côté de l’océan, dans la métropole, aux clients, des relations, des amis et de la famille.

En utilisant des superlatifs, Carr est déterminé, jusqu’à la fin, à catapulter cette « managerial femme forte » à un rang élevé au sein du panthéon des Canadiennes de l’époque coloniale, tant religieuses que laïques. Les réalisations de Duplessis sont en effet impressionnantes et, avec ou sans superlatifs, la femme talentueuse et multidimensionnelle qui émerge de cette étude mérite une place sur la scène historique plus large.