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Dans le cadre de ce livre, l’auteure fait le pari que, moyennant une contextualisation appropriée, le papier peut offrir une meilleure compréhension de notre histoire. Il s’agit d’un grand voyage. L’origine du papier remonte à l’Antiquité chinoise où – circa l’an 62 à 121 de notre ère – il sert de support sacré pour l’entretien du culte des anciens et de support écrit pour l’enregistrement et la conservation des édits impériaux (p. 26). L’écriture prolonge ainsi et la mémoire et la portée de l’État. Le papier passe en Occident, emporté depuis Xian (dans l’Ouest du vieil empire), dans le sillage des migrations de la civilisation musulmane. Il atteint l’Europe médiévale en passant soit par le Nord de l’Afrique et l’Espagne, ou soit par la Sicile et l’Italie. Il arrive en France au XIVe siècle, se disséminant par les foires de Champagne. Du XIVe au XVIIIe siècle, la France se distingue au sein de l’Europe en tant que grand producteur de papier. Perchée de l’autre côté de l’océan, la Nouvelle-France est une province éloignée de la métropole dont le papier sert de cordon ombilical et impérial.
Spécialiste du papier, Mme Gendron l’examine dans toute sa matérialité. Elle raconte la technologie de sa fabrication, poussant sa recherche jusqu’à l’identification du producteur d’une feuille de papier en scrutant le filigrane (water mark), soit la marque discrète sur une feuille où le producteur inscrit ses initiales, sa marque de commerce industrielle. Par l’examen des filigranes sur un échantillon de documents écrits appartenant à l’histoire de la Nouvelle-France, l’auteure parvient à identifier le producteur et la provenance géographique du papier (p. 55). Le papier est dans tous les cas importé en Nouvelle-France depuis la France, car il n’y a pas de moulin à papier dans la colonie. Deux régions se distinguent en tant que fournisseurs : l’Angoumois, le bassin de la Charente et les pays au Sud de cette rivière ; et l’Auvergne, région située dans le Massif central à l’ouest de Lyon.
Certains facteurs orientent la localisation des moulins à papier. D’abord, tout moulin requiert un accès privilégié à l’eau, ressource naturelle qui fournit le pouvoir hydraulique pour faire tourner roues et engrenages qui actionnent les grandes piles à maillet effectuant le défilage des chiffons. Ensuite, c’est la pureté de l’eau qui assure la qualité du fini du papier. Pas question de permettre aux grains de sable et autres impuretés d’abimer la surface du papier en devenir. Un autre facteur expliquant la localisation des moulins est l’accès à des réserves de la principale matière première, des chiffons, provenant d’un marché urbain à proximité ou, parfois, on met la main sur des produits dérivés (retailles et déchets) que jettent les fabricants de toile (p. 40).
L’histoire du papier ne suit pas la même évolution géohistorique dans l’Angoumois (chap. 5) que dans l’Auvergne (chap. 6). Le papier angoumois est transporté par bateau le long de la Charente en direction de la côte Ouest de la France, et via le port de la Rochelle vers l’Europe et l’ensemble de l’Atlantique. Les marchands hollandais jouent un rôle clé dans le financement et la commercialisation de l’industrie du papier (p. 95). Une partie du papier utilisé en Nouvelle-France arrive ainsi de la côte Ouest. Une autre partie y arrive depuis l’Auvergne en passant par Paris, la nouvelle capitale des imprimeries françaises ; cette ville ayant détrôné Lyon au XVIIe siècle (p. 126-129). Le papier est transporté le long de la Loire en direction d’Orléans, puis est transféré sur des charrettes qui se dirigent vers Paris. Une portion de la production évite Paris pour être acheminée au port de Nantes situé dans l’estuaire de la Loire.
Pour arriver en Nouvelle-France, le papier doit traverser l’Atlantique, mais par quel chemin ? Certes, il doit transiter par un grand port, cependant il n’est pas facile de reconstituer l’itinéraire avec précision. Contrairement à des produits comme le vin, la fourrure, la morue et le coton – on a droit à plusieurs détails sur ces articles, peut-être trop ? – le papier figure rarement dans la comptabilité des marchands (p. 163). Nous savons que le papier aboutit en colonie et y servira aux besoins de l’administration coloniale (p. 214) pour émettre les ordonnances, ordres de missions, commissions et jugements, sans oublier les listes préparées par les commis oeuvrant pour le magasin du roi (p. 172). Les notaires couchent sur papier toute entente contractuelle de la colonie. Le papier permet aux explorateurs et navigateurs de tracer leurs lieux de passage. Le papier est indispensable aux marchands qui s’échangent par correspondance des nouvelles économiques et même de l’argent par lettres de change. Le papier emballe leurs cargaisons et, sous forme de papier peint, peut décorer leurs maisons. L’Église et les communautés religieuses sont également consommatrices de papier. L’Église est autorité paroissiale et, en cela, enregistre baptêmes, mariages et sépultures. Les communautés religieuses agissent souvent comme seigneurs devant administrer leurs vastes domaines et constituer des dossiers écrits permettant de faire le suivi auprès des censitaires.
L’étude de Gendron s’étend sur 10 chapitres et offre des réflexions pertinentes. Outil de prédilection des couches lettrées de la population, le papier s’impose dans la vie quotidienne de la majorité illettrée de la population par le biais des contrats de mariage, des actes de concession de terre, des testaments, etc. (p. 246). En tant que support pour tout ce qui peut s’écrire, le papier est le fruit d’une longue tradition en France. Il nous éclaire sur la Nouvelle-France à une époque charnière de son histoire où les structures de la colonie sont mises en place. À quelques exceptions près, notamment la qualité des reproductions de documents, l’auteure peut dire mission accomplie.
Cependant, une perspective fait défaut. Gendron n’a pas su intégrer le point de vue de la communication. Les quelques propos sur les lettres de la famille D’Ailleboust (p. 253) ne suffisent pas. Le papier voyage ; les lettres aussi. En tant que commodité exportée, le papier nous raconte une histoire, certes. En tant que document, soumis à une fonctionnalité imposée par la société d’Ancien Régime, le papier renseigne tout autant (p. 272). La bureaucratie de l’État absolutiste (information state) de Louis XIV est grande consommatrice de papier et productrice de documents. Le fonctionnaire royal suit des rituels et a recours à diverses stratégies dans sa correspondance avec Versailles. Quant à l’Église, celle-ci se dote d’outils pour l’exercice de sa mission auprès des Autochtones, comme le rappelle l’auteure avec brio, qu’il s’agisse de livres de prières, de dictionnaires en langue autochtone et de divers autres ouvrages de référence (p. 219). Ces écrits ont un but. Pour tout ce monde de scripteurs, l’écriture est une démarche, un moyen. Il y a une finalité, ainsi qu’une complicité partagée, chez les rédacteurs et lecteurs de mémoires, de dictionnaires, de livres, de proclamations et de lettres. Cette finalité consiste en un exercice de communication, écrite surtout, quoique cette dimension s’alimente de l’oralité aussi. En tant que chercheurs et en s’inspirant de l’auteure, nous sommes donc condamnés à poursuivre nos travaux. Le mérite de ce livre est de nous pousser à aller plus loin, de poursuivre le voyage, et ce, en compagnie de l’auteure, je l’espère.