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Pendant la première moitié du XXe siècle, Jules-André Brillant (1888-1973) a lancé de nombreuses entreprises dans l’Est du Québec et une partie du Nouveau-Brunswick. Il les a rassemblées dans un groupe qui a connu son apogée pendant et après la Seconde Guerre mondiale. La biographie rédigée par Paul Larocque et Richard Saindon, auteurs de plusieurs études historiques sur le Bas-Saint-Laurent, rend compte de cette aventure. Ils ont puisé leurs informations principalement dans un fonds de 25 m consacré à Brillant et déposé aux Archives régionales de l’Université du Québec à Rimouski. Ils en ont tiré un vaste récit faisant la chronologie du groupe et décrivant aussi bien les affaires de Brillant que sa vie privée. Il s’agit d’une belle étude d’un groupe familial québécois qui, grâce à la richesse des sources utilisées, permet de répondre à de nombreuses questions relevant aussi bien de l’histoire régionale que de celles du monde des affaires, de l’éducation, de la technologie, voire de la famille. Parmi ces questions, trois d’entre elles s’imposent.

Tout d’abord, comment une personne d’origine modeste et issue d’une région peu développée est-elle devenue l’une des figures les plus marquantes du Québec d’avant la Révolution tranquille ? Le livre révèle que, malgré ses moyens limités, la famille du jeune Jules-André lui a permis de poursuivre des études commerciales dans un collège du Nouveau-Brunswick, où il s’est familiarisé avec la langue anglaise. Brillant ne partait donc pas les mains vides. Toutefois, comme le montrent les auteurs, il fallait un ingrédient supplémentaire : une forte volonté de réussir dans le monde des affaires. Brillant a nourri des ambitions qui l’ont vite introduit dans le milieu bancaire. Dès 1910, il devient comptable et gérant adjoint de la Banque nationale d’Amqui ; en 1920, il est nommé gérant de la Banque d’Hochelaga à Rimouski. Cette première expérience dans la banque lui apprend à mobiliser d’importants capitaux et surtout à tisser un vaste réseau de relations, un savoir-faire qu’il utilisera par la suite dans les milieux financiers de Montréal, de Toronto et des États-Unis. À ces relations, Brillant en ajoute d’autres, en politique et dans le secteur public. Militant actif du Parti libéral, il agit en coulisse pour favoriser un candidat ou promouvoir un projet. Nommé au Conseil législatif, il intervient au sein de divers organismes publics. Il fréquente de hautes personnalités, y compris des adversaires politiques tels que Duplessis. Il met largement à profit ses connaissances politiques pour lancer des institutions d’enseignement dans sa région. Il cultive ces liens, notamment en partageant sa passion pour la chasse et la pêche dans son luxueux chalet sur la Côte-Nord. Enfin, en tant qu’entrepreneur, Brillant rassemble sous ses ordres une équipe de gestionnaires à la fois efficaces et dévoués à sa cause. Les auteurs multiplient les noms de personnes ayant conseillé ou travaillé pour Brillant.

La deuxième question consiste dans la nature du groupe : quelles sont ses structures et stratégies ? Il aurait été utile que les auteurs insèrent un organigramme du groupe à son apogée, dans les années 1950. Mais ce manque n’empêche nullement de bien saisir la spécificité de ce groupe familial en milieu périphérique. Deux aspects caractérisent le groupe : d’un côté, il évolue presque exclusivement dans le domaine des services : électricité, téléphonie, transports (maritime, ferroviaire et aérien), presse écrite et audiovisuelle. De l’autre, il dessert un territoire peu urbanisé et peu industrialisé, donc un territoire où les investissements per capita dans les services sont plus élevés et moins profitables qu’ailleurs. Cela pose problème pour l’entreprise d’électricité, la Compagnie de Pouvoir du Bas-Saint-Laurent. Les débuts sont difficiles, marqués par l’endettement et la nécessité d’agrandir le réseau. Notons que, contrairement à ce qu’avancent les auteurs (p. 32), Brillant n’est pas le seul non-électricien à avoir lancé une petite centrale d’électricité. Il existe bien d’autres cas de ce genre au Québec. Là où l’entreprise de Brillant se distingue, c’est de ne pas avoir été rachetée quelques années plus tard par une multinationale. La Compagnie de Pouvoir doit imposer des tarifs plus élevés qu’ailleurs, fait temporairement appel à une collaboration financière avec un groupe américain et investit (en pure perte) dans des câbles sous-marins. Elle finit par dépendre du réseau de transport d’Hydro-Québec, si bien que sa nationalisation en 1963 apparaît comme un aboutissement logique. On a reproché à Brillant d’avoir entretenu un monopole peu satisfaisant pour les consommateurs, mais les auteurs ont bien mis en évidence que peu d’entreprises avant Hydro-Québec étaient intéressées par le réseau ; d’une certaine manière, le caractère périphérique de ce réseau lui permet de subsister. En retour, Brillant connaît de meilleurs résultats dans la téléphonie, les transports et la presse. En outre, en centralisant la gestion de ses entreprises, il économise sur les frais généraux. Après 1940, le groupe vit des années fastes, malgré une concurrence accrue.

En 1960, J.-A. Brillant entame la cession de la direction du groupe, alors à son sommet, à ses enfants. Or, dix ans plus tard, le groupe s’est évaporé. La troisième question à laquelle tentent de répondre les auteurs est : comment expliquer une fin aussi rapide ? La Compagnie de Pouvoir est nationalisée et la compagnie de téléphone vendue aux Américains. Les fils se départissent de leurs avoirs dans les autres entreprises du groupe pour réinvestir dans des projets aux résultats parfois désastreux. Il est tentant, dans ces conditions, d’avancer que les enfants Brillant n’étaient pas à la hauteur, comme les auteurs le laissent d’ailleurs entendre (p. 426). C’est possible, encore qu’il eût été intéressant d’en savoir plus sur leurs activités. Mais en même temps, on peut émettre une autre hypothèse : la croissance de la consommation des biens et services dans l’Est du Québec après 1945 nécessite des capitaux beaucoup plus considérables que ce que peut réunir le groupe Brillant. Les équipements vétustes de ses entreprises, à l’origine d’importants accidents, montrent que le groupe, bien qu’ayant modernisé certains actifs, n’a plus la capacité d’aller au-delà. Il doit s’associer à plus puissant que lui ou simplement céder ses entreprises à la concurrence, comme le font les fils de Jules-A. Brillant.

Reconnaissons avec les auteurs (p. 424) que Brillant a préparé la Révolution tranquille dans le Bas-Saint-Laurent. Mais quand cette dernière se manifeste dans la région, elle précipite la fin d’un groupe familial qui s’essouffle à suivre son rythme de croissance. Le livre de Larocque et Saindon rend bien compte de cette évolution. Il décrit avec force détails le rôle joué par Brillant et son groupe dans la transition économique de l’Est du Québec.