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L’appropriation d’une identité autochtone n’est pas un phénomène nouveau chez les personnes de descendance française au Québec. Des exemples récents soulignent une recrudescence du phénomène et témoignent d’une mobilisation politique associée à cette création identitaire. À la base de cette manifestation se situe un révisionnisme historique des relations entre colons français et Autochtones et une incompréhension, dans la culture populaire, au sein de la classe politique et même dans l’historiographie de la Nouvelle-France et du Québec, de la nature et de l’impact dynamique de la colonisation française sur les Autochtones en Amérique du Nord.

Dans son ouvrage, Distorted Descent. White Claims to Indigenous Identity, Darryl Leroux, professeur associé au Department of Social Justice and Community Studies à l’Université Saint Mary’s, se penche sur l’élaboration contemporaine d’une identité autochtone « métisse » chez des individus et groupes de descendance française. Leroux met d’abord la table, d’une manière exhaustive, en situant ses recherches en amont de celles qui démontrent le mythe d’un métissage entre colons français et femmes autochtones en Nouvelle-France. L’historienne Dominique Deslandres, notamment, qualifie de « chimère » cette idée d’une identité franco-autochtone véhiculée dans l’historiographie (p. 9). Si l’étendue des explications qui composent les cadres de référence peut sembler excessive pour certaines personnes, le positionnement des arguments de l’auteur à travers l’historiographie constitue une force principale du livre.

Leroux construit son concept de « transfert de race » (race shifting), opérationnalisé chez des descendants et des descendantes d’origine française au Québec et dans les provinces maritimes, selon les mêmes paramètres que l’étude de Circe Sturme, qui observe le phénomène chez des gens qui s’autodéclarent « Cherookee » aux États-Unis. Les principaux éléments qui font de Distorted Descent un ouvrage unique dans les études coloniales françaises d’Amérique du Nord et dans l’historiographie du Québec résident dans la méthodologie employée. L’importance accordée à la généalogie dans la trame narrative nous permet de rencontrer la manière dont des individus et groupes se forgent une identité « autochtone » et déploient un « transfert de race ». Afin de cerner comment la généalogie opérationnalise cette identité soi-disant métisse, Leroux adopte le concept d’ethnographie virtuelle utilisée par Kim TallBear. Analysant, dans la première partie de l’ouvrage, des centaines de billets publiés dans des forums de généalogie en ligne, représentant des conversations étalées entre 2012 et 2017, l’auteur cherche à décortiquer les discussions de gens qui tentent de se forger une identité « autochtone ». Il met alors de l’avant, de brillante façon, la performance de la généalogie, en soulignant la mobilisation politique de cette création identitaire, basée sur des ancêtres nés il y a de 300 à 375 années. Leroux insiste sur l’importance des plateformes en ligne, en indiquant que ces espaces de sociabilité permettent ce déploiement identitaire prétendument autochtone. Il qualifie ainsi ces forums de généalogie en ligne de « technology of belonging » (p. 43).

Distorted Descent est construit en deux parties. La première, habilement intitulée « The Mechanics of Descent », examine cinq forums de généalogie en ligne qui illustrent comment cette identité « métis » se construit chez les individus activement à la recherche d’ancêtres autochtones. Leroux identifie trois types d’ascendances, mis en lumière dans les trois premiers chapitres, qui ressortent dans les débats entre les participants à ces forums : descendance linéaire, basée sur des liens avec des ancêtres directs qui datent de plus de trois siècles ; descendance fondée sur des aspirations, qui requiert la création d’une ancêtre autochtone ; et descendance latérale, qui évoque la construction de connexions familiales. La deuxième partie de l’ouvrage, quant à elle, se penche sur l’opérationnalisation politique d’organisations qui s’auto-identifient Métis. Dans cette section, l’auteur utilise des documents judiciaires et des entrevues de membres de ces organisations qui s’autodéclarent Autochtones.

Les forums de généalogie procurent un tremplin pour ces organisations, qui comprennent des milliers de membres. L’apparition dans les deux dernières décennies de ces organisations « métisses autodéclarées » de l’Est découle d’une occasion offerte par des décisions judiciaires. Dans le quatrième chapitre, Leroux identifie l’Affaire Powley de la fin des années 1990 jusqu’au jugement de la Cour Suprême du Canada rendu en 2003 – et du « test Powley » qui a suivi –, comme catalyseurs qui ont ouvert la porte à des revendications d’identités « métisses » à travers le Canada. À la base de ces revendications se trouvent des motivations économiques et, surtout, la privation de droits économiques et territoriaux des Autochtones. En d’autres termes, l’auteur explique, dans le cinquième chapitre, que les organisations qui s’auto-identifient Métis visent à s’approprier et à revisiter des concepts identitaires autochtones en tentant de délégitimiser et d’éradiquer les valeurs et principes qui définissent les Autochtones du présent.

L’auteur indique non seulement que ces revendications sont vivement réfutées par les Autochtones mais, surtout, qu’elles ignorent les définitions de communauté, de parenté et de responsabilité collective autochtones. Leroux mentionne que « [i]n their singular focus on abstract relationships to long-ago ancestors, forum posters manifest a biology-based understanding of Métis-ness that runs counter to the understandings of Métis peoplehood that Métis scholars (and community members) have developed over generations » (p. 53). Les revendications de groupes « Métis autodéclarés », comme l’auteur le présente avec justesse, s’opérationnalisent à travers une articulation de la suprématie blanche et selon des valeurs assimilationnistes.

Si plusieurs énoncés proposés dans l’ouvrage méritaient des explications plus approfondies, ils ouvrent la porte à des analyses subséquentes. En outre, les discussions concernant les tests d’ADN utilisés par les gens qui désirent « prouver » leur identité « autochtone » ouvrent plusieurs pistes qui demeurent peu exploitées. De plus, le cadre analytique du genre présenté dans l’ouvrage ouvre la porte à des explorations approfondies associées à ce processus d’auto-autochtonisation. La pluralité des paradigmes proposés inscrit l’ouvrage avec éclat dans le domaine d’études en croissance des whiteness studies, qui annonce ultimement un réaménagement des conceptions et regards sur l’historiographie coloniale de la Nouvelle-France et du Québec. Dans un contexte présent où plusieurs recherches font part d’un révisionnisme historique et tentent d’historiciser une identité « métisse » de l’est, Distorted Descent est un ouvrage essentiel. Il offre des exemples concrets de la continuité coloniale au Québec – articulée selon des valeurs suprémacistes blanches –, illustrant ainsi le dynamisme de la logique assimilationniste qui caractérise la présence des personnes d’ascendance française en Amérique du Nord.