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The French-Canadian community is considerably different in culture, for it belongs to the old « heart-land » of French-Canada where the traditional culture has resisted Americanization and what might be called the frontier mentality[1].

La citation placée en exergue de cet article évoque une sorte de « frontière mentale » et une différence culturelle qui serait irréductible ou insoluble dans la culture américaine. Cette expression est à la fois énigmatique dans le cadre d’un texte scientifique et intéressante pour déployer une réflexion sur la frontière dans l’histoire du champ de la santé mentale. Car c’est ainsi que s’exprime Brian Murphy (H.B.M. Murphy, 1915-1987)[2], médecin psychiatre et sociologue, pionnier de l’épidémiologie psychiatrique au Canada, dans un texte rédigé dans les années 1960 au sujet des résultats de l’une de ses premières enquêtes sur la distribution du trouble mental dans la population canadienne.

Pour expliquer de quoi il s’agit, j’entends interroger l’histoire de l’épidémiologie psychiatrique en tant que nouvelle discipline scientifique basée sur des méthodes comme le questionnaire, l’étude de cohortes, l’exploitation de données démographiques et des emprunts aux méthodes en sciences sociales (sociologie et anthropologie sociale). C’est parce que Murphy cherche à rompre avec l’analyse traditionnelle des statistiques hospitalières pour s’intéresser à la fréquence des troubles mentaux dans certaines communautés, sous la forme d’échantillons de population, qu’il se heurte aux spécificités des minorités et de l’identité franco-canadienne pour interpréter ses résultats statistiques.

Cette contribution examine les premiers projets dirigés par Murphy à l’Université McGill de Montréal, qui étudient principalement des communautés rurales au Québec et en Ontario, tout en utilisant en contrepoint d’autres recherches réalisées au Québec et en Nouvelle-Écosse ; ce sont toutes des provinces où vivent des communautés francophones et anglophones anciennes, mais dans des contextes différents (en situation minoritaire ou majoritaire). Pour ce faire, je m’appuie sur des documents d’archives, des rapports de recherche et des publications scientifiques. Ces sources permettent de documenter une étape dans la professionnali- sation de nouveaux experts en santé mentale, les épidémiologistes, avant que l’épidémiologie psychiatrique ne soit réellement considérée comme une discipline internationale, comme c’est le cas aujourd’hui. Cette histoire fait connaître le rôle de Murphy, un médecin écossais embau- ché à McGill en 1959, qui découvre les réalités sociales et culturelles du Canada en même temps qu’il contribue aux premiers enseignements universitaires sur l’épidémiologie des troubles mentaux dans son pays d’adoption.

L’épidémiologie psychiatrique, une nouvelle science dans la société d’après-guerre

L’épidémiologie est la science qui étudie la distribution des maladies dans la population au moyen de modèles statistiques. Elle ne s’intéresse pas seulement aux maladies infectieuses, qui sont l’objet d’autres sciences, par exemple la virologie. De fait, les années 1940 et 1950 ont vu la transition d’une épidémiologie des maladies infectieuses vers une épidémiologie des pathologies non transmissibles, dégénératives ou chroniques, appelées parfois « pathologies du progrès[3] », dans la mesure où elles sont caractérisées par des styles de vie « à risque » et occasionnées par des excès alimentaires, d’alcool, de tabac, etc. Malheureusement, l’historiographie de l’épidémiologie est assez pauvre quand on sort de l’histoire des grandes maladies (peste, choléra, tuberculose, syphilis, etc.), alors que les modèles épidémiologiques transcendent les différences entre maladies infectieuses et pathologies non transmissibles. Ils ont en commun d’utiliser des indicateurs de fréquence comme l’incidence et la prévalence des maladies, et surtout des indicateurs de « facteur de risque[4] ». Certaines publications collectives abordent certes l’histoire de l’épidémiologie contemporaine dans ses rapports avec les enjeux de santé publique[5], et les experts s’intéressent à l’histoire des savoirs qu’ils convoquent dans leur activité scientifique[6]. De manière transversale, il existe également des analyses sociohistoriques de la chronicité[7].

D’un point de vue plus épistémologique, Élodie Giroux[8] s’est attachée à cerner les enjeux du concept de facteur de risque à partir de l’étude de Framingham entreprise en 1948 sur les maladies cardiovasculaires. On serait bien en peine de trouver un équivalent en épidémiologie psychiatrique[9], en dehors des publications de l’historien Gerald N. Grob[10] et de la dynamique de recherche interdisciplinaire que l’anthropologue Anne Lovell a lancée sur ce sujet[11]. L’historiographie de la santé mentale fournit quelques indications sur le Canada[12], mais il n’existe pas encore d’analyse basée sur le dépouillement systématique des archives.

Il est d’autant plus important de combler cette lacune que les données épidémiologiques sont utilisées par des organismes variés (villes, provinces, agences fédérales, organisations internationales, fondations, etc.) pour faire des choix en matière de prévention et pour promouvoir des politiques ciblées en santé. Réciproquement, il faut se garder de croire que l’épidémiologie n’est qu’un dispositif de contrôle de plus dans le champ de la psychiatrie, car les épidémiologistes n’ont pas forcément de formation médicale. Je ne nie pas que l’épidémiologie fasse partie de tels dispositifs[13], cependant je souhaite rappeler avec Grob que ses méthodes sont largement empruntées aux sciences sociales. Pour me limiter au contexte de l’après-guerre, je réinscris d’abord ce champ dans le cadre des études « écologiques » qui ont produit des enquêtes (surveys) sur les relations des communautés avec leur environnement, notamment sous la forme d’études urbaines.

La tradition sociologique de Chicago a favorisé l’émergence de premières études rudimentaires dans les années 1930 sur la santé mentale développant une perspective proprement épidémiologique. Une des premières publications à faire parler d’elle est celle des sociologues Robert E.L. Faris (1907-1998)[14] et H. Warren Dunham (1906-1985), Mental Disorders in Urban Areas (1939). L’introduction convoque déjà la métaphore de la frontière sur un mode interdisciplinaire — « in the borderland between medicine and sociology[15] » — et revendique un cadre de référence écologique (ecological framework[16]) pour identifier les facteurs susceptibles d’expliquer la variation de la fréquence des troubles mentaux dans les différentes zones d’une métropole[17]. En tant qu’étude urbaine, cette recherche tend à démontrer, à partir de données statistiques et de calculs de corrélation (coefficient R de Pearson), que les taux de schizophrénie sont plus élevés dans les communautés socialement « désorganisées » (deprived areas) ou culturellement mixtes, en relation avec les conditions de vie. Pour le formuler plus simplement, la distribution de la maladie mentale dans la population dépendrait de la structuration écologique de l’espace urbain.

Cette tentative a été d’emblée controversée pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’elle se focalise de manière arbitraire sur la schizophrénie, alors maladie mentale par excellence[18], ayant pris la place de l’hystérie qui dominait la fin du 19e siècle. D’autre part, parce que les auteurs se basent sur les statistiques officielles du nombre de nouvelles hospitalisations (incidence) dans les institutions psychiatriques, chiffres qui ne sauraient être tenus pour fiables[19] ou représentatifs de l’état de santé de la population dans son ensemble (prévalence réelle, qui tient compte aussi des rechutes), mais qui au contraire sont soupçonnés de n’être que « la partie émergée de l’iceberg », pour reprendre une métaphore courante dans cette littérature. Sur le plan méthodologique, l’acte fondateur de l’épidémiologie psychiatrique sera au contraire d’examiner des populations « ordinaires », notamment au moyen de questionnaires dans des petites communautés. Murphy s’y emploie dès ses premières études au Canada à la fin des années 1950[20].

Faris et Dunham ont publié par la suite des études plus nuancées[21]. Mais leurs contemporains prendront surtout en compte le cadre de référence d’une étude légèrement postérieure, qui s’inspire aussi de la tradition de Chicago : celle d’August B. Hollingshead et de Frederick C. Redlich[22] menée à New Haven (Connecticut), qui a pour variable principale les classes sociales. L’université Cornell a produit deux études classiques considérées encore aujourd’hui comme des repères[23] dans la discipline qui partage ce cadre de référence : d’abord l’étude rurale appelée Stirling County Study, réalisée en Nouvelle-Écosse sous la direction du psychiatre et anthropologue Alexander H. Leighton (1908-2007), puis la Midtown Study à Manhattan. Conçues au tournant des décennies 1940 et 1950, ces deux études sont encore beaucoup citées, notamment parce qu’elles ont donné lieu à des « rééditions », soit sous la forme d’études longitudinales (la Stirling County Study a été reproduite plusieurs fois dans le même lieu à intervalle de dix à quinze ans jusqu’à aujourd’hui), soit sous la forme d’études comparées dans différentes parties du monde (pour conserver l’exemple de la Stirling County Study, celle-ci a été reproduite avec la même technique de questionnaire auprès d’une communauté inuit en Alaska et auprès d’une communauté de Yorubas, un des peuples du Nigéria).

J’ai dressé à titre indicatif une liste d’études américaines typiques de cette période « pionnière », qui s’étend des années 1930 aux années 1960. Elle comprend les études de Benjamin Malzberg à New York ; de William F. Roth et Frank H. Luton sur le comté de Williamson (Tennessee) ; de Paul Lemkau, Christopher Tietze et Marcia Cooper à Baltimore ; d’Örnulv Ödegaard sur les migrants norvégiens au Minnesota ; de Joseph W. Eaton et Robert J. Weil sur la communauté huttérite[24] ; d’Erich Lindemann à Wellesley (Massachusetts) ; d’Ernest M. Gruenberg à Syracuse (New York) ; et d’autres études dirigées par le sociologue John A. Clausen au National Institute of Mental Health[25], puis à Berkeley (Californie), toujours dans une perspective écologique. Bien sûr, cette liste ne donne pas d’information sur la nature des études, leur hétérogénéité, leur centralité ou leur périphérie dans le champ de la santé mentale, aspects qui mériteraient une longue étude en soi. Mais elle vient mettre en garde le lecteur : les enquêtes de Murphy dont il est question dans cet article ne sont pas marginales ; elles prennent place dans un espace de communication scientifique dynamique qui a vu émerger des équipes scientifiques spécialisées et interconnectées. Ces experts se sont rencontrés à l’occasion de conférences pour discuter des méthodes et établir des comparaisons[26]. Cela dit, tous ne disposent pas des mêmes moyens : l’équipe de Leighton est celle qui draine le plus de financement des fondations philanthropiques américaines (Carnegie, Ford, Milbank, Rockefeller, etc.), loin devant les équipes canadiennes.

Éléments biographiques et intégration à l’équipe de psychiatrie transculturelle à McGill

Brian Murphy est né en 1915 en Écosse, où il a été élevé dans la confession presbytérienne[27]. Après des études médicales à l’Université d’Édimbourg et en Angleterre, il est officier de l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis il travaille pour la Croix-Rouge et pour des organisations internationales auprès des réfugiés et des populations déplacées en Europe (United Nations Relief and Rehabilitation Administration, UNRRA ; International Refugee Organization, IRO), expérience qui lui fournira l’expertise et la matière de ses premières analyses statistiques[28]. Ensuite, en 1950, Murphy entreprend une formation en santé publique à la London School of Hygiene and Tropical Medicine et part pour Singapour, où il étudie l’effet des facteurs culturels sur la santé mentale, en établissant notamment des comparaisons entre les communautés malaise et chinoise de cette colonie. Une bourse américaine lui permet de soutenir en 1959 une thèse de doctorat en sociologie[29] à la New School for Social Research (New York) sur la délinquance juvénile à partir des données recueillies à Singapour. C’est grâce à cette double formation en médecine et en sciences sociales qu’il intègre une toute nouvelle équipe en psychiatrie transculturelle, la Division of Social and Transcultural Psychiatry, à l’Université McGill en 1959.

Depuis la fondation de l’Institut de neurologie de Montréal en 1934 par Wilder Penfield (1891-1976), l’Université McGill est reconnue en Amérique du Nord dans le domaine émergent des neurosciences, une position confortée par la création en 1943 d’un institut de psychiatrie universitaire, le Allan Memorial Institute, sous la direction d’Ewen Cameron (1901-1967). Ce dernier, résolu à faire de son institut l’un des premiers d’Amérique du Nord en matière de recherche, est surtout connu aujourd’hui pour ses études très controversées en psychiatrie biologique[30]. Mais il est aussi, on le sait moins, à l’origine du premier département de psychiatrie transculturelle dans un cadre universitaire, en relation avec des professeurs d’anthropologie, aussi bien à McGill (William A. Westley, Richard F. Salisbury et Jacob Fried) qu’à l’Université de Montréal. Cette équipe est animée par Eric Wittkower (1899-1983)[31], un médecin juif d’origine allemande et britannique, qui a fui Berlin en 1933 et s’est formé à la psychiatrie et à la psychanalyse au Royaume-Uni, alors qu’il avait déjà à son actif des travaux universitaires en physiologie et en médecine psychosomatique qui mettaient en jeu le rôle de l’environnement.

Wittkower définit ainsi la psychiatrie transculturelle : « La psychiatrie culturelle s’intéresse aux malades mentaux en relation avec leur environnement culturel dans le cadre d’une unité culturelle donnée, alors que le terme psychiatrie transculturelle dénote la perspective de l’observateur dépassant le champ d’une unité culturelle vers une autre[32]. » Ce domaine de recherche est, pour résumer, un champ interdisciplinaire au croisement des préoccupations scientifiques des psychiatres et des anthropologues, qui collaborent pour comprendre la diversité culturelle des modes d’expression de la folie et de son traitement et pour approfondir les questions relatives à l’universalisme et au relativisme socioculturel en matière de santé mentale. Je ne vais pas reprendre ici l’histoire de ce champ, mais je souhaite rappeler qu’il ne s’est pas développé sous la forme d’une « thérapie alternative[33] » par rapport à la psychanalyse freudienne, alors largement dominante en Amérique du Nord, mais plutôt comme une série de problèmes, souvent formulés sous l’angle de la méthodologie, qui ont fait l’objet d’enseignements à McGill, dont en épidémiologie psychiatrique.

L’arrivée de réfugiés européens après la Seconde Guerre mondiale et en pleine guerre froide n’est certainement pas étrangère à l’implantation rapide de la psychiatrie transculturelle à Montréal. De manière générale, la prise en compte des minorités (Autochtones, minorités linguistiques, nouveaux migrants dans le contexte de la décolonisation) et les débats provoqués par leur intégration dans la société québécoise et canadienne ont certainement joué un rôle dans cette dynamique. La revue de l’équipe de McGill, Transcultural Research in Mental Health Problems, créée en 1956, est à cet égard un lieu d’observation intéressant, dans la mesure où elle permet de constater à quel point les débuts de l’épidémiologie psychiatrique d’après-guerre sont liés à ces questions sociales et voient l’implication de professeurs d’origine étrangère, eux-mêmes migrants et fraîchement installés dans leur pays d’adoption. Murphy, qui a vécu la désagrégation de l’Empire britannique à Singapour, publie dans cette revue un certain nombre de remarques méthodologiques avant même d’être recruté à McGill. Mais on y trouve aussi des comptes rendus d’autres projets de recherche contemporains en épidémiologie psychiatrique. À titre d’exemple, citons ceux déjà mentionnés de Leighton au Canada, aux États-Unis et en Afrique, ou encore ceux de Morris Carstairs (1916-1991), un autre psychiatre d’origine écossaise, au Royaume- Uni et en Inde.

Les débuts de l’épidémiologie psychiatrique replacés dans le contexte des études écologiques et environnementales

Outre Wittkower et Murphy, les membres les plus actifs pendant les dix premières années de l’équipe créée par Wittkower à McGill sont Norman Chance, Henri Ellenberger, Marcel Lemieux, Juan Negrete, Raymond Prince, Jean-François Saucier et Ronald Wintrob[34]. Mais parmi eux, seul Murphy fera toute sa carrière dans cette équipe dont il prendra la suite en tant que responsable. Chance est un jeune anthropologue formé par Leighton dans le cadre de la Stirling County Study. Jacob Fried, également anthropologue, quitte rapidement l’équipe pour enseigner aux États-Unis. Il sera remplacé par Guy Dubreuil (1925-2014), professeur francophone et directeur du département d’anthropologie de l’Université de Montréal. La chose a son importance, car McGill se situe dans une province à majorité francophone et il ne faut pas croire que Murphy ait évolué dans un contexte universitaire exclusivement anglophone. Au contraire, nous verrons plus loin que les relations complexes entre les deux groupes linguistiques entrent dans le cadre d’analyse de Murphy et qu’elles ont eu des effets sur sa recherche. Raymond Prince, qui a fait un début de carrière en médecine coloniale au Nigéria, a aussi collaboré aux projets de Leighton (au Canada et en Afrique) avant d’être titularisé à McGill. Il est l’un des seuls membres de l’équipe qui soit d’origine canadienne (il est né en Ontario) ; il prendra la tête de l’équipe après le départ de Wittkower et de Murphy.

Wittkower n’ayant pas de formation en sciences sociales, on peut se poser la question de la conception qu’il se faisait des interactions entre l’environnement et les troubles mentaux. Médecin formé à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin, il connaissait certainement les ouvrages du savant allemand Ernst Haeckel (1834-1919)[35], à qui l’on attribue l’invention du terme écologie en 1866. Jakob J. von Uexküll (1864-1944) a poursuivi cette conceptualisation de l’environnement en élaborant un cadre d’analyse du « monde propre » (Umwelt) des êtres vivants. Ces références ne sont pas négligeables : l’apport des sciences humaines et sociales dans l’équipe de Wittkower, en particulier l’anthropologie et la psychanalyse, ne doit pas faire oublier l’importance des sciences du vivant dans l’épistémologie mobilisée dans cette matrice interdisciplinaire, même sous forme de « bricolage », d’autant plus qu’il s’agit d’une équipe composée en majorité de médecins. L’écologie, avant de symboliser nos préoccupations contemporaines à l’égard de la pollution et du climat, désigne avant tout l’étude des relations entre les organismes vivants et leur environnement. Il s’agit d’une approche scientifique qui s’intéresse à l’adaptation, aussi bien du point de vue biologique que social, une dimension essentielle en santé mentale, d’autant plus que la théorie du stress, conceptualisée et popularisée par Hans Selye (1907-1982), professeur à l’Université de Montréal, s’impose à la même époque dans les modèles médicaux et scientifiques pour expliquer le rôle délétère de l’environnement sur l’organisme. L’épidémiologie a elle-même été considérée comme une « écologie médicale[36] ».

Dans l’immédiat après-guerre, l’épidémiologie psychiatrique partage aussi les ambitions des études « totales » en écologie, qui portent de manière préférentielle sur des lieux géographiquement isolés, où la population est forcée de s’adapter à l’arrivée brutale de la civilisation occidentale, phénomène que les chercheurs tentent de décrypter sur un mode pluridisciplinaire. Ce type d’étude est aussi connu pour sa focalisation sur les problèmes d’acculturation[37] qui obsèdent l’anthropologie nord-américaine. À titre d’exemple, on peut citer l’étude de l’île de Pâques réalisée en 1964-1965 par une équipe de McGill (METEI), dont l’historienne Jacalyn Duffin a raconté les aventures rocambolesques dans son dernier livre[38]. L’étude, à la fois épidémiologique, biologique et médicale, était basée sur le postulat erroné d’une homogénéité génétique et culturelle de la population de l’île de Pâques, préservée par l’isolement géographique. Cet Éden, menacé de destruction par la construction d’un aéroport et l’introduction de germes et de virus venus d’ailleurs, a mobilisé plus d’une trentaine de chercheur — dont nombre de scientifiques d’origine européenne qui avaient fait le choix de migrer au Canada comme Murphy. (En réalité, loin de ces illusions scientistes, la population de l’île de Pâques était mixte depuis des siècles, plusieurs fois déplacée, voire déportée, et dépendante de l’État chilien.)

Le récit historique de Jacalyn Duffin est intéressant dans la mesure où il rend compte de l’ambition des scientifiques qui ont mené cette étude avant tout épidémiologique, en la remettant dans le contexte des études écologiques. Celles-ci s’ancrent d’abord dans des préoccupations pour la santé environnementale et la sécurité dans le monde après la guerre[39] et face aux risques d’une guerre nucléaire[40]. C’est ainsi que la population de l’île de Pâques a pu être considérée comme un laboratoire de l’adaptation environnementale. On le voit, le programme scientifique de l’épidémiologie est très lié à l’écologie comprise comme un enjeu global. Pourtant, sur la base des archives et des publications de Murphy, il n’est pas possible de savoir à quel point ce dernier était informé des études internationales comme celles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en charge de l’International Biological Program (IBP)[41], véritable moteur des études écologiques, mais dans un cadre de référence biologique où la psychiatrie n’était guère centrale. Murphy a eu une fonction de consultant à l’OMS, mais il ne semble pas qu’il ait été en relation avec ce programme, il ne le cite pas.

Cette conception de l’environnement en sciences naturelles a des prolongements en sciences sociales, car les épidémiologistes s’intéressent aux interactions bio-socio-psychologiques. Elle est aussi en concurrence avec des définitions plus culturalistes. Dans son étude épidémiologique en Nouvelle-Écosse, Alexander Leighton[42] précise qu’il se situe dans le cadre de l’anthropologie fonctionnaliste de Bronisław Malinowski. Wittkower, quant à lui, ne s’aventure pas dans de longs développements sur les sciences sociales, mais il conçoit la culture comme une série de variations qui peuvent être mesurées par les outils de l’épidémiologie. Cela explique la place centrale de Murphy dans l’expertise scientifique de l’équipe de psychiatrie transculturelle à McGill.

Première étude : « Community Management of Rural Mental Patients »

Ma description des recherches de Murphy se limitera à deux études réalisées au Canada au début des années 1960. Le monde est alors en plein processus de décolonisation, et la voix de certains médecins et chercheurs en sciences sociales s’élève pour critiquer les biais de ce qu’on appelle la psychiatrie exotique. Le plus connu est le psychiatre français d’origine martiniquaise Frantz Fanon (1925-1961)[43], mais l’équipe de McGill n’ignore pas les enjeux postcoloniaux. Pour prendre en compte cette critique et corriger les limites méthodologiques de son approche, Murphy imprime un changement d’orientation scientifique dans les années 1960, par rapport aux idées initiales de Wittkower, en incluant dans le programme de recherches l’étude de populations d’origine occidentale, en Amérique du Nord et en Europe. Cela se traduit par une focalisation sur la distribution du trouble mental dans de petites communautés rurales du Canada.

L’une des idées de base de Murphy au début des années 1960 est de s’intéresser à des populations occidentales déjà bien étudiées et parmi lesquelles des taux de troubles mentaux anormalement bas ou élevés par rapport à la moyenne ont été signalés ; par exemple, en Irlande et parmi les descendants d’Irlandais en Amérique du Nord, populations qui présentent prétendument des taux élevés de schizophrénie, une vision entre mythe (fantasy) et réalité (truth) que Murphy interrogera au cours de sa carrière[44]. Les Irlandais ne sont bien sûr pas les seuls à faire l’objet de ce type de préconception, mais Murphy choisit de tester cette hypothèse explicitement parce qu’il se sent proche de leur culture en tant qu’Écossais et qu’il ne veut pas être accusé du biais d’exotisme induit par l’étude de populations non occidentales[45]. C’est donc avec cette hypothèse en tête qu’il se lance dans des études épidémiologiques au Canada. Sur la base de ce qui a été dit, Murphy considère que les psychoses majeures sont universelles mais que leur fréquence et leur gravité fluctuent en fonction de variables telles que le milieu (rural ou urbain), l’âge, le sexe, le statut matrimonial, l’impact des phénomènes de mobilité et d’immigration, l’isolement (géographique ou entre groupes sociaux ségrégés), l’adaptation à de nouveaux modes de vie, etc.

La première étude épidémiologique dirigée par Murphy à McGill s’intitule « Community Management of Rural Mental Patients[46] ». Réalisée en 1961-1962, elle est connue dans la littérature scientifique sous le nom de Village Study. Il s’agit d’une comparaison à grande échelle de villages au Québec et dans l’est de l’Ontario, focalisée sur les pratiques de prise en charge des malades mentaux, au moyen d’une enquête dans quatorze communautés rurales choisies pour leur représentativité culturelle, selon diverses origines : anglo-saxonne, canadienne-française (communauté divisée en deux types, « traditionnelle » et « nouvelle », dans le sens d’un style de vie plus moderne), allemande, polonaise et irlandaise. Dans certaines publications, Murphy distingue une septième « sous-culture » pour illustrer les différences entre les descendants d’Irlandais catholiques et protestants (venus de l’Ulster), mais les données statistiques qui les concernent les rapprochent tous deux des Anglo-Saxons de manière générale. Bien sûr, la distinction entre deux sous-groupes francophones peut surprendre ; Murphy l’établit en cours de route (elle ne faisait pas partie des hypothèses initiales) pour tenir compte du fait que les deux groupes n’ont pas le même style de vie, de même que les descendants d’Irlandais catholiques et protestants n’ont pas les mêmes valeurs culturelles. La population étudiée se compose au total de 29 000 habitants, organisés en villages d’un millier d’habitants en moyenne, montrant peu de mobilité, dont l’activité est alors essentiellement basée sur l’agriculture, et au niveau de richesse assez semblable. Les résultats sont présentés sous forme de tableaux et de calculs statistiques. Le but de la recherche est de démontrer que la fréquence et la variation des troubles mentaux d’une communauté à une autre ne sont pas arbitraires, mais reflètent l’influence de la communauté, de ses valeurs et de ses attitudes envers la maladie mentale.

Murphy a conduit cette étude avec l’aide de deux assistants francophones, Jean-François Saucier et Marcel Lemieux[47], au Québec et dans l’est de l’Ontario (francophones en situation minoritaire), pour des raisons de proximité géographique dans la limite du budget de recherche. Ensemble, ils ont réalisé des entretiens avec une centaine de familles et avec des informateurs[48], en croisant ces données avec les statistiques disponibles sur la population. Cette étude est alors unique au Canada, la Stirling County Study étant basée sur un seul lieu d’observation en Nouvelle-Écosse, même si elle contient une comparaison entre des communautés francophones (Acadiens) et anglophones. Et contrairement à la Stirling County Study, qui porte sur l’ensemble du spectre des troubles mentaux, les résultats de Murphy ne concernent que la schizophrénie, soit la distribution selon le sexe, l’âge au début des troubles, le statut matrimonial et le sous-type de schizophrénie dans les différentes communautés. Il les présente lors de conférences et les publie sous la forme d’une série d’articles[49] et d’un gros rapport inédit[50].

En analysant la prévalence de la schizophrénie en fonction de six ou sept origines culturelles différentes, on constate que les résultats de la recherche ne sont pas du tout en rapport avec l’hypothèse de départ de Murphy voulant qu’il y ait un taux anormalement élevé de schizophrénie dans les communautés d’origine irlandaise. L’étude révèle plutôt un niveau anormalement élevé de schizophrénie chronique — c’est-à-dire avec des rechutes régulières — chez les femmes issues des communautés canadiennes-françaises[51]. Pour Murphy, cet écart par rapport à la norme est attribuable à un trait socioculturel : les femmes des communautés canadiennes-françaises auraient en moyenne un meilleur niveau d’éducation que les hommes dans les communautés traditionnelles ; cela rendrait difficile et conflictuelle[52] leur réintégration dans leur famille après leur hospitalisation et engendrerait un taux de chronicité et un niveau de violence plus élevés.

Le raisonnement est le suivant : dans les communautés canadiennes- françaises traditionnelles, les femmes souffrant de schizophrénie mais qui sont mariées et soumises aux codes culturels seraient davantage tolérées et mieux intégrées ; réciproquement, les femmes affranchies de l’ordre social traditionnel et indépendantes, par exemple les institutrices non mariées et sans enfant (cas cité par Murphy), présentent un risque plus grand de rechute et de chronicité en cas de troubles mentaux, car leur mode de vie est désapprouvé par la communauté, laquelle n’offre guère de soutien en cas de crise et utilise l’asile comme une forme d’« exil ». Dans le cadre de son analyse comparative, Murphy apporte une précision à propos des communautés irlandaises : s’il a bien observé dans les communautés anglophones catholiques un taux de schizophrénie chronique plus élevé que dans les communautés anglophones protestantes, cette différence n’est que le reflet de leur « désorganisation sociale ». Bien qu’il n’approfondisse pas ni n’analyse réellement cet état de désorganisation, celui-ci traduit pour Murphy un manque de leadership dans la communauté ; il n’est pas possible d’invoquer un facteur culturel selon lui, la différence relève de facteurs sociologiques. S’agit-il d’un jugement de valeur négatif envers les communautés d’origine irlandaise ? Le débat sur les biais et les attentes des premières études épidémiologiques de Murphy à Montréal reste ouvert, mais il faut aussi éviter de surinterpréter les sources, et souligner que la véritable conclusion porte sur les communautés canadiennes-françaises et, donc, sur un autre rapport de domination.

Cette étude donnera lieu à plusieurs publications, de plus en plus raffinées sur le plan des méthodes statistiques au cours des années 1960 (Murphy calcule l’erreur type et l’intervalle de confiance, présente des histogrammes et des graphes[53]). Mais je souhaite plutôt établir des liens avec d’autres études contemporaines dans le même domaine.

Contrepoint : études sur la dépression chez les Canadiens français et sur les spécificités socioculturelles chez les Acadiens de Nouvelle-Écosse

Les spécificités socioculturelles des Canadiens français apparaissent dans les projets de recherche d’autres équipes en psychiatrie sociale et culturelle. Par exemple, l’équipe de Leighton à l’université Cornell est connue pour ses travaux qui prennent en compte la communauté acadienne, mais j’aimerais faire une place à une autre équipe peu connue, même si elle est active à la même époque à Montréal.

En effet, en 1960, le sociologue Guy Rocher est nommé professeur à l’Université de Montréal et prend la direction du département de sociologie. Il recrute de nouveaux chercheurs pour constituer une équipe, dont Andrée Benoist, née à Tunis et formée en neuropsychiatrie à l’Université de Lyon. C’est l’anthropologue Guy Dubreuil, lors d’une recherche de terrain à la Martinique, qui a incité le couple formé d’Andrée et de Jean Benoist, tous deux médecins à Fort-de-France (entre 1956 et 1960), à déménager pour entreprendre une carrière à l’Université de Montréal en sciences sociales, car ils étaient aussi formés à l’ethnologie[54]. (Andrée Benoist, figure intellectuelle au Québec, est aujourd’hui connue sous son nom de naissance, Andrée Yanacopoulo.) Alors que Jean Benoist est recruté par Dubreuil pour enseigner au département d’anthropologie, Andrée Yanacopoulo est approchée par Guy Rocher pour participer aux activités du département de sociologie, dans le domaine de la psychiatrie sociale et transculturelle[55]. Elle prend rapidement la décision de faire une thèse de doctorat en sociologie sur la dépression chez les Canadiens français, après discussion avec plusieurs interlocuteurs[56], car la question de la surreprésentation du diagnostic de dépression dans la communauté francophone revenait souvent dans leurs échanges.

Sa recherche, qui bénéficie de la collaboration de la psychologue Michèle Roussin et de la sociologue Marquita Riel d’une part, et du soutien du professeur de psychiatrie Camille Laurin d’autre part, est structurée selon trois axes : « 1. Psychiatrique : l’incidence de la dépression est-elle élevée parmi les Canadiens français de Montréal ? 2. Psychologique : les tendances dépressives l’emportent-elles dans la personnalité normale ? 3. Sociologique : la perception qu’a l’individu de sa culture est-elle dépressive[57] ? » Mais, comme elle le raconte elle-même dans ses mémoires[58], Yanacopoulo s’est rendu compte progressivement que son sujet de thèse était interprété par ses interlocuteurs comme un parti pris pour la cause indépendantiste qui s’affirmait alors au Québec, la question de recherche étant formulée comme une mise en cause de la domination exercée par les anglophones sur les francophones. Elle rencontre d’ailleurs Hubert Aquin en 1963, qui vient de publier un essai célèbre, « La fatigue culturelle du Canada français[59] », lequel fait écho à sa recherche sur un mode politique.

Cette recherche sur la dépression débouche sur la rédaction d’un rapport en 1964, résumé en anglais dans la revue de McGill, Transcultural Psychiatric Research, en 1965[60]. Yanacopoulo, qui a fait un stage de psychiatrie dans le service d’Ewen Cameron au Allan Memorial Institute pour s’intégrer au paysage médical à son arrivée à Montréal en 1960, participe en même temps aux séances de l’équipe de psychiatrie transculturelle et fréquente donc Murphy à McGill[61]. Le résumé décrit la méthode de la recherche (interviews et questionnaires) ainsi que les distinctions mises en évidence par les résultats de l’enquête. En premier lieu, les francophones associeraient davantage que les anglophones la dépression à de la fatigue et à des symptômes somatiques. Cependant, on y fait un constat que l’on retrouve à la même époque dans les études de Murphy : la difficulté d’interpréter cette différence comme un trait sociologique ou culturel, car les francophones interrogés font partie, en moyenne, de catégories sociales moins favorisées que les anglophones (où l’on retrouve le rapport de domination). Yanacopoulo et son équipe penchent davantage en faveur d’une interprétation culturelle : en utilisant des questionnaires auprès d’usagers des services psychiatriques de Montréal, l’étude tend à montrer que les Canadiens français ont tendance à avoir une représentation dépressive d’eux-mêmes plus grande que les patients anglophones, quel que soit le diagnostic psychiatrique reçu.

Sensiblement à la même époque, Murphy participe à une autre enquête de psychiatrie culturelle sur la dépression[62] menée par l’équipe de McGill. Comme la méthode (des questionnaires envoyés à des correspondants étrangers abonnés à Transcultural Psychiatric Research) correspond davantage à celle d’autres enquêtes élaborées par Wittkower depuis 1955, je fais l’hypothèse que Murphy n’a collaboré qu’au traitement statistique des résultats de l’enquête. Toutefois, la dimension interculturelle rapproche ce questionnaire sur la dépression de la recherche d’Andrée Yanacopoulo : il s’agit de mettre en relief l’influence des valeurs culturelles et des croyances religieuses sur la variation et la sévérité des troubles dépressifs. Or l’importance des croyances religieuses était aussi une variable mise en évidence dans les résultats de l’équipe de Leighton, qui distinguent nettement les francophones (Acadiens) de Nouvelle-Écosse. Alors que les résultats de cette enquête épidémiologique montrent clairement que les femmes sont en moyenne plus sujettes aux troubles mentaux que les hommes (ou moins protégées par la communauté à cet égard), ce n’est pas le cas dans les communautés acadiennes prospères, où les femmes présentent au contraire des taux extrêmement faibles. L’équipe de Leighton, interdisciplinaire mais dominée par les anthropologues, explique cette singularité par les valeurs culturelles des Acadiens, chez qui le culte de la Vierge Marie est central (la fête nationale des Acadiens est le 15 août, qui célèbre l’Assomption de Marie) et le rôle des femmes dans la communauté est valorisé. La première phase de l’étude épidémiologique de la Stirling County Study[63] conclura que les femmes bien intégrées dans les communautés traditionnelles acadiennes bénéficient de plus de protection et de solidarité que les femmes des communautés anglophones ou culturellement mixtes. Cette interprétation rejoint celle de Murphy à propos des différences mesurées dans les villages francophones, mais il n’est pas possible de dire s’il s’agit seulement d’une convergence basée sur des calculs ou également d’un phénomène d’intertextualité, Murphy étant un lecteur attentif de Leighton.

Deuxième étude : « Mental Hospitalisation Patterns in Twelve Canadian Subcultures »

La seconde étude importante dirigée par Murphy à McGill porte sur l’hospitalisation pour troubles mentaux dans 12 « sous-cultures » canadiennes. Elle est menée entre 1961 et 1967 (le rapport final est daté de 1968[64]). La population étudiée est plus importante que dans la première étude, environ 100 000 habitants. Murphy utilise les statistiques démographiques produites par le gouvernement canadien pour l’année 1961 dans l’ensemble des provinces[65]. Ce qui l’intéresse est une particularité du recensement canadien, où chaque citoyen doit indiquer l’origine de son ancêtre arrivé le premier au pays. Contrairement à ce qu’il avait fait pour sa Village Study, Murphy n’utilise pas de questionnaire ni d’informateur local. Cette fois-ci, il fait ses calculs[66] sur des échantillons de population plus larges de Canadiens d’origine britannique, française, allemande, ukrainienne et russe, italienne, néerlandaise, scandinave, polonaise, « indienne » et « eskimo », les « Juifs » et deux catégories assez vagues : « Autres Européens » et « Asiatiques[67] ». Ce découpage peut sembler risible aujourd’hui, mais ce sont alors les catégories de l’administration publique canadienne. Pour établir des comparaisons qui aient un sens, Murphy réalise tout un travail de distribution standardisée par sexe et par âge des individus concernant les troubles mentaux dans ces 12 sous-cultures, sans cacher qu’il n’a pas accordé la même attention aux catégories fourre-tout de « Juifs », « Autres Européens » et « Asiatiques », à partir desquelles aucune comparaison n’est envisageable[68].

Les facteurs génétiques[69] sont aussi davantage pris en compte que dans sa précédente étude, mais la recherche reste centrée sur l’influence de l’environnement culturel pour expliquer les variations dans la distribution des troubles mentaux dans les sous-cultures. Des indicateurs comme l’immigration et la classe sociale sont intégrés à l’analyse statistique, ce qui n’était pas le cas dans la précédente étude. La catégorie des descendants d’Irlandais catholiques est encore une fois au centre du questionnement de Murphy, notamment à travers les taux de psychoses alcooliques, c’est-à-dire de troubles mentaux majeurs causés par un agent toxique, par opposition à la schizophrénie dans la précédente étude (ce qui veut dire que Murphy teste ici une autre hypothèse).

À nouveau, l’un des principaux résultats concerne la population francophone, qui présente un taux de patients hospitalisés plus élevé que la moyenne, mais aussi des taux de troubles mentaux élevés parmi des patients non hospitalisés — à l’exception des habitants francophones de la Nouvelle-Écosse. Murphy cite également la recherche d’Andrée Yanacopoulo sur le taux plus élevé de dépression chez les Canadiens français[70]. Enfin, plus clairement que dans la première étude, il conclut que ces résultats indiquent des taux élevés de troubles mentaux chez les Canadiens français dans la plupart des provinces canadiennes, car ils appartiennent en règle générale aux classes sociales subalternes[71], sauf au Québec (où les francophones forment la majorité de la société) et en Nouvelle-Écosse, comme l’avait déjà souligné Leighton.

Épilogue

Je ne vais pas analyser plus avant cette dernière étude, ni d’autres réalisées dans les années 1960[72], mais plutôt souligner que Murphy a tempéré les explications de type culturaliste dans les recherches qu’il a réalisées dans le cadre de l’équipe de psychiatrie transculturelle à McGill à cette époque pour réintroduire des déterminants sociologiques. En tant que nouveau venu au Québec, il n’avait certainement pas prévu que ses études allaient en quelque sorte réifier dans le champ de la santé mentale les distinctions entre les deux grands groupes linguistiques du Canada et entre les confessions religieuses (protestants et catholiques, Murphy faisant lui-même partie de la majorité protestante). Mais ce n’est pas tant la différence culturelle qui est invoquée dans ses résultats de recherche que le constat du statut subalterne des Canadiens français, en moyenne, par rapport à la majorité anglophone, c’est-à-dire un rapport de domination sociale dans la société canadienne. C’est un constat que l’on retrouve aussi dans la recherche d’Andrée Yanacopoulo, que celle-ci interrompra en s’investissant dans la cause indépendantiste aux côtés d’Hubert Aquin. On pourrait discuter des biais à l’origine de ces études épidémiologiques puisqu’elles rencontrent des attentes politiques fortes, mais il faudrait alors considérer d’autres sources — deux ou trois études ne sont pas suffisantes. Si les études ne sont guère neutres, Murphy et Andrée Yanacopoulo étaient étrangers et découvraient le Canada quand ils se sont lancés dans ces enquêtes.

Finalement, la prise de conscience d’une frontière dans le champ de la santé mentale au Canada est surtout formulée dans la recherche épidémiologique de Murphy à travers la distinction qu’il fait entre communautés francophones traditionnelles (old communities) et nouvelles (dans le sens d’un style de vie plus moderne). Là encore, il s’agit pour Murphy de prendre davantage en compte les inégalités sociales, dans la mesure où les communautés canadiennes-françaises sont marquées par des inégalités, puisqu’il ressort des études que les relations sociales de genre sont difficiles dans les communautés traditionnelles[73]. Mais loin de présenter des différences irréductibles, Murphy identifie un changement qui est en train de s’opérer : le processus rapide de modernisation des styles de vie et d’urbanisation des communautés francophones pendant les années 1960 tendrait à ramener les taux de trouble mental à des niveaux équivalents à ceux observés dans les communautés anglophones. C’est un point qui mériterait d’être repris à partir des études épidémiologiques que Murphy réalisera plus tard en milieu urbain[74].

En dernière analyse, comment comprendre la citation placée en exergue de cet article ? Loin de trouver une réponse à ses questions sur la nature des taux de schizophrénie élevés dans certaines communautés, Murphy s’est retrouvé face à une frontière qu’il ne connaissait pas, qu’il hésita à interpréter comme un phénomène culturel ou social et qu’il thématisa comme l’effet d’une résistance des Canadiens français à l’« américanisation[75] » des styles de vie.