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Le 29 juin 1861, deux mois après que l’affrontement avec le Nord a finalement débouché sur une guerre ouverte, Le Démocrate de la Pointe-Coupée, journal du centre de la Louisiane, en amont de Bâton-Rouge, relate le départ des volontaires de la compagnie d’artillerie légère de la paroisse :

Ils sont partis … loin de leurs familles et de leurs amis. La vieille paroisse créole a noblement répondu à l’appel de la patrie : elle a confié à la Providence, protectrice des justes causes, la quasi-totalité de ses enfants. C’est un spectacle qui élève le coeur en même temps qu’il ne le brise … une émotion poignante a frappé la nombreuse population qui se pressait sur la rive. Honneur à tous ! les mères, les femmes, ont su comprimer leur douleur dont le spectacle aurait amolli ces jeunes courages : leurs larmes coulaient silencieuses et dans leur dernier baiser, dans leur dernière étreinte, elles faisaient passer tout leur coeur. Les pères et les amis serraient d’une main tremblante une main non moins émue et plus d’un regrettait sans doute de ne pouvoir partir ainsi …[1].

Riche en émotions, le départ des troupes est ici mis en scène avec pathos dans le but d’émouvoir le lecteur et de véhiculer un message de fierté nationale qui attribue à chacun un rôle à jouer, comme l’indique une présentation fortement genrée. Si l’émotion de chacun est ainsi mise en valeur, c’est tout à la fois pour glorifier l’engagement de ces volontaires et pour inciter d’autres jeunes gens à imiter cet édifiant exemple.

Ici est souligné le rôle politique et social des émotions. Si celles-ci sont des phénomènes biologiques et neuronaux, elles façonnent aussi les conduites sociales et attestent que « les êtres humains sont par nature constitués pour vivre en compagnie d’autrui, pour la vie en société », comme le souligne le sociologue Norbert Elias[2]. En ce sens, les émotions répondent à des normes qui structurent les comportements sociaux et qui font d’elles un « processus non appris et un processus appris », selon Elias, qui lie une dimension physiologique, comportementaliste et affective à leur formation. Sociale, l’émotion joue un rôle dans les prises de décisions personnelles et conditionne les comportements[3].

Dans le contexte de la Guerre civile américaine[4], étudier ces normes émotionnelles permet de s’interroger sur leur rôle politique. En effet, la fracture entre le Nord et le Sud mobilise des affects puissants en vue de faire sécession[5]. La colère et la haine s’invitent en politique, comme en témoigne l’agression du sénateur Charles Sumner en plein Sénat le 22 mai 1856. Dans le contexte très tendu d’avant-guerre entre esclavagistes et abolitionnistes, Sumner, sénateur républicain du Massachusetts, est ainsi violemment frappé à coups de canne par son collègue Preston Brooke de la Caroline du Sud. Cet épisode illustre la dimension violente de l’émotion en politique, laquelle provoque en retour l’indignation et la mobilisation républicaines[6].

Ces puissantes émotions étreignent aussi une population alors sommée de choisir un camp et dont l’identité politique est ainsi troublée ou au contraire réaffirmée dans un projet national nouveau. Pour Mabel Berezin, cette identité politique est à entendre comme une partie de l’identité publique de chacun, une incorporation politique et culturelle dans la citoyenneté qui est soumise aux émotions mobilisées par les États-nations[7].

Centrée sur l’État de la Louisiane, la présente étude interroge le rôle politique des émotions dans la formation d’un sentiment national, en prenant comme champ d’observation les spécificités culturelles et historiques d’un territoire dont l’américanisation est encore inachevée. La Nouvelle-Orléans reste en effet un foyer majeur de l’immigration francophone aux États-Unis, après New York. Les populations migrantes s’ajoutent à l’ancien peuplement francophone de la ville, l’ensemble représentant encore près de 39 pour cent de la population urbaine[8]. À l’échelle de l’État, les étrangers francophones constituent 18,45 pour cent de la population d’origine étrangère, sans compter les francophones naturalisés[9].

À ce titre, l’usage du terme « créole » par Le Démocrate de la Pointe-Coupée est révélateur de la persistance de vieilles identités locales attachées à un héritage francophone. Le terme, polysémique, renvoie à une diversité importante comprenant libres de couleur francophones, ancienne population de l’empire colonial français, réfugiés de Saint-Domingue, Cajuns, etc., mais est au coeur des relations sociales de l’État qui opposent pendant la première moitié du siècle Américains et population créole en voie d’intégration[10]. Une population si hétérogène implique évidemment une multiplicité de prises de position sur le conflit sectionnel rongeant les États-Unis, dont nous n’évoquerons ici que le soutien à la Confédération[11].

S’appuyant sur l’étude de la presse publiée en français en Louisiane, l’objectif de cet article est à la fois d’observer le rôle politique des émotions et de contribuer à l’histoire de l’américanisation de la population francophone. En effet, si la presse francophone structure sa communauté par des références spécifiquement créoles, la mobilisation pour la défense du projet confédéré favorise in fine l’intégration de cette élite blanche dans l’identité sudiste et accroît ce faisant une perte d’identité amorcée lors de conflits antérieurs, notamment lors de l’attaque contre La Nouvelle-Orléans en 1815[12]. Nous partons du parti pris selon lequel la Guerre civile marque une étape majeure dans un processus jusqu’ici inabouti d’intégration des populations louisianaises, avançant l’hypothèse que l’assimilation n’est pas entièrement terminée en cette seconde moitié de siècle, contrairement à l’idée d’une incorporation rapide de la population francophone dès la décennie 1820[13].

Afin de donner suite à ces deux axes d’analyse, cet article se base sur un corpus de la presse louisianaise francophone publié entre 1860 et 1865[14]. La communauté francophone étant diverse, nous avons pris le parti de fonder cette étude sur des titres de presse représentant le point de vue de la communauté créole blanche économiquement dominante qui supporte majoritairement l’esclavage[15] et se rallie au projet confédéré, afin d’examiner les ressorts émotionnels de ce soutien et la manière dont il se traduit dans la presse. En vue de dépasser l’exemple spécifique de La Nouvelle-Orléans, port foisonnant du sud de l’État, les titres retenus couvrent aussi les zones plus rurales des riches plantations, comme Saint-Landry[16] ou la paroisse des Natchitoches située au nord, laquelle est bien moins soumise que le reste de la Louisiane à la présence unioniste[17]. Ainsi, notre étude porte sur plusieurs titres, dont le choix a aussi été dicté par leur disponibilité en ligne[18], à savoir : L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, fondé en 1827 et l’un des plus importants journaux francophones aux États-Unis ; Le Démocrate de la Pointe-Coupée, fondé en 1858, ainsi que Le Courrier des Opelousas et L’Union des Natchitoches, fondés respectivement en 1852 et en 1859. Ces quatre titres sont bilingues, ce qui témoigne de leur insertion dans la sphère médiatique anglophone. Ils ne sont toutefois pas affectés de la même manière par le conflit. En effet, si L’Abeille de la Nouvelle-Orléans subit les affres de l’occupation de la ville par l’Union et de la censure à partir de 1863[19], sa publication perdure, alors que Le Démocrate de la Pointe-Coupée disparaît en 1862. De son côté, L’Union des Natchitoches apporte son soutien à la Confédération jusqu’en 1864, date de son interruption, tout comme Le Courrier des Opelousas partiellement suspendu. La presse anglophone sera également ponctuellement sollicitée à des fins comparatives.

Les questionnements sur le rôle des émotions dans la construction nationale sont au coeur d’un champ historiographique foisonnant, ouvert notamment par les travaux de Barbara Rosenwein sur les communautés émotionnelles postulant que si les communautés forgent les sentiments, ces derniers contribuent également à créer celles-ci[20]. Ces communautés émotionnelles, comme l’indique Damien Boquet, renvoient au « fait de considérer un groupe social par la façon qu’il a d’évaluer les émotions, d’en promouvoir certaines, d’en déclasser d’autres, dans les normes qu’il suit quant à la manière dont les émotions doivent être exprimées[21] ». Ici, notre objectif est d’analyser le discours performatif de la presse créole favorable à la Sécession afin de comprendre quelles émotions la presse met en avant dans la fabrique du récit sécessionniste. Il s’agit d’utiliser l’histoire des émotions et celle de la presse[22] comme outil de compréhension de la construction nationale dans la foulée de travaux étudiant la formation des États-nations au 20e siècle et l’apparition du sentiment national[23]. Si la charge émotionnelle de la Guerre civile américaine a déjà fait l’objet d’études[24], cet article se veut une analyse des émotions véhiculées par les journaux pour favoriser l’adhésion à la Confédération et de leur réception par les lecteurs, l’histoire de l’adhésion étant en effet souvent négligée au profit de celle des émotions contestataires[25].

Peur, enthousiasme et honte (1860-1861)

Dès la campagne électorale de novembre 1860, les différentes émotions liées à la future cause confédérée transparaissent dans la presse de l’élite créole blanche. La prise de distance avec l’Union, d’abord évoquée puis fermement assumée, se fait dans un contexte incertain propice à l’inquiétude. À La Nouvelle-Orléans, cette inquiétude concerne son statut de grand port de commerce :

Notre ville ne peut dans aucun cas se laisser imposer une mesure qui serait ruineuse pour ses intérêts. Elle ne peut consentir à une séparation qui aurait pour effet d’interdire à ses deux cents bateaux à vapeur la navigation du haut Mississippi … et de suspendre ses relations commerciales et financières avec Philadelphie, Boston et New York[26].

L’inquiétude est importante face à la nouvelle administration Lincoln et son projet politique, tant l’esclavage occupe une place centrale dans la société néo-orléanaise, jusque dans son paysage urbain[27]. Dès le début de l’année 1860, le gouverneur de la Louisiane Thomas O. Moore s’émeut des attaques contre l’esclavage qui sont vues comme une remise en cause des traditions du Sud :

… l’insultante prétention qu’il n’y aura plus de nouveaux États à esclaves doit être abandonnée car elle tend à nous faire politiquement inférieurs, mais aussi parce qu’elle stigmatise comme une honte une institution que nous regardons comme un bienfait du ciel[28].

Face à cette attaque venue du Nord, la presse s’évertue à montrer le danger que représente l’administration Lincoln et la honte liée à la domination abolitionniste :

… vainement nous ferions entendre des réclamations, des plaintes, des murmures, même des menaces ; le Nord s’en moquerait, comme il fait depuis si longtemps ; et bientôt poussés à bout, nous n’aurions plus d’autre alternative que de courber la tête en esclaves, nous, hommes libres, sous le joug de nos tyrans du Nord …[29].

Le nouveau président fait office de repoussoir délégitimant l’appartenance à l’Union. Son élection fait ressortir les anciennes craintes des sociétés esclavagistes d’une révolte générale des esclaves provoquée par les abolitionnistes du Nord[30]. Cela est d’autant plus prégnant alors que la population francophone est marquée par les abolitions atlantiques et que le souvenir de la révolution haïtienne est encore présent dans les imaginaires, tout comme le raid de John Brown. Ce dernier avait lancé en octobre 1859, un an avant l’élection, un raid sur un arsenal fédéral à Harper’s Ferry (Virginie) dans le but de déclencher une révolte générale des esclaves. Malgré l’échec de l’opération, son souvenir est utilisé pour accentuer la peur générée par la victoire républicaine, la presse indiquant qu’« Il n’y a plus à s’y méprendre, John Brown vient de revivre en la personne de M. Lincoln, président des États-Unis[31] ».

La presse tente ainsi de renforcer le sentiment d’altérité à l’égard du Yankee pour faire émerger un groupe social uni contre le Nord[32]. Elle fait d’une émotion d’abord individuelle un moteur de mobilisation politique en faveur de la Sécession, liant la peur — factuelle — d’un abolitionnisme parvenu au pouvoir à une angoisse — plus diffuse — quant au devenir de la Louisiane et de ses populations francophones en cas de modification de l’ordre social, alors que celle-ci n’est encore que simplement évoquée[33].

Dans ce contexte de tensions, l’inquiétude concerne aussi le processus de séparation qui est considéré comme historique, n’ayant d’autre équivalent que la révolution américaine. Chacun reconnaît la nécessité de ne pas succomber à des émotions excessives et, lors des élections de la Convention de la Louisiane, la presse souligne que « jamais élection n’a demandé de la part des votants autant de calme et de réflexion[34] », un conseil qui s’applique aussi au personnel politique dont on espère qu’il ne cède pas aux passions. Le Démocrate de la Pointe-Coupée met ainsi en garde les membres de la législature louisianaise : « Jamais législature n’a été appelée à agir avec autant de calme et de fermeté, car des mesures qu’elle adoptera dépendent notre salut ou notre ruine[35]. » Les positions divergentes sont débattues dans chaque communauté avec la formation de conventions locales, l’adhésion restant à construire.

Une fois consommée, la rupture est accueillie comme une véritable libération par la presse de cette élite esclavagiste. Ainsi est relayée l’émotion qui étreint l’assemblée à la vue du drapeau louisianais une fois la Sécession réalisée. L’adhésion, devant l’absence d’institutions confédérées, se reporte ainsi sur les symboles communautaires locaux, annonçant les difficultés futures de la formation d’une réelle communauté émotionnelle et nationale dans le Sud :

Après la proclamation du vote par le Président de la Convention, le gouverneur suivi de son état-major a été introduit et est venu présenter à la Convention un magnifique drapeau Pélican qui a été salué par les acclamations enthousiastes des assistants. La scène qui s’en est suivie restera longtemps gravée dans la mémoire de tous ceux qui étaient présents à la séance du 26 janvier[36].

Par la suite, alors que les armées des deux camps s’organisent au début de l’année 1861 sur la base du volontariat, la presse joue un rôle de mobilisation des futures troupes en adoptant le registre de la patrie en danger et d’un honneur en péril. L’adhésion se fait d’abord à l’échelle locale :

Aux armes donc ! que chacun se tienne prêt à défendre le sol sacré de la patrie ! Il ne s’agit plus seulement de venger notre honneur insulté ; il s’agit de protéger nos familles exposées à des dangers dont l’idée seule fait frémir ! … [Ce n’est pas] le courage qui fera défaut à cette chevaleresque population Louisianaise. Le sang généreux de ses ancêtres n’est point encore figé dans ses veines[37].

La guerre est vue comme un creuset permettant de forger un véritable sentiment national, sur le modèle des ferveurs patriotiques et militaires qu’a connues l’Europe au cours du 19e siècle. L’on trouve ici l’idée d’une communauté de destin qui lie des frères d’armes jetés dans une bataille qui décuple les émotions ressenties. Hervé Mazurel souligne d’ailleurs que la camaraderie militaire noue des liens « d’une intensité et d’une intimité inconnues de la vie civile[38] ». Dans la presse, la guerre est saluée pour la vigueur patriotique qu’elle apporte et la marque qu’elle imprime sur la jeunesse, entretenant le mythe guerrier alors très présent sur le Vieux Continent et une vision romantique de l’expérience militaire qui entraîne l’enrôlement d’une partie de la population française dans les rangs de l’Union et de la Confédération[39]. Le Démocrate de la Pointe-Coupée, en août 1861, loue les vertus de la guerre qu’il souhaite voir durer pour ne pas compromettre la gestation de la nation :

L’éducation militaire de notre jeunesse est commencée, il est nécessaire qu’elle s’achève. Et par là, nous n’entendons pas seulement la science des combats … nous comprenons aussi la vie des camps, le contact fraternel et le partage des dangers entre les diverses factions de notre patrie fédérale, la création de liens et d’une communauté indestructible entre la Caroline du Nord et la Louisiane, le Tennessien et le citoyen de la Géorgie. … Enfin, le baptême de la gloire sied bien au front d’une nation naissante ; les fils plus tard en vénèrent mieux leurs pères qui sont en même temps leurs libérateurs[40].

C’est par la guerre que la communauté nationale est censée se former, suivant les mécanismes de formation des États-nations enclenchés par la Révolution française[41], grâce à l’hyperémotivité de la population causée par les combats[42]. Si les succès initiaux de la Confédération dans la foulée de la bataille de Bull Run le 21 juillet 1861 provoquent l’enthousiasme, les revers successifs des armées sudistes dans la région obligent à un appel au patriotisme. En effet, la Louisiane est très rapidement visée par les offensives de l’Union et connaît le feu des combats, l’État étant d’une importance stratégique capitale puisqu’il contrôle de la partie sud du Mississippi. À la joie de la Sécession succèdent alors en avril les difficultés de la vie sur la ligne de front, notamment pour les paroisses du sud. Le discours de la presse élitaire créole évolue alors et se fait le relais de prescriptions visant à réguler le paysage émotionnel de la population, en distinguant les émotions valorisées de celles, contraires aux intérêts de la guerre, qu’il est nécessaire de faire taire.

Des émotions performatives (1862-1864)

Les titres de la presse louisianaise ici étudiés témoignent de la mobilisation des émotions liées au conflit dans le but de servir un discours nationaliste favorable à la Confédération. Celles-ci sont appelées à renforcer la cohésion du groupe national et l’identification à une culture voulue commune[43]. Les journaux jouent alors le rôle politique qui est le leur depuis la Jeune République, celui d’un relais tant idéologique qu’informatif[44]. Au fil des articles s’étalent ainsi l’idéalisation du sacrifice et la dénonciation de toutes formes de défaitisme. Les journaux fixent les codes de la communauté émotionnelle, les émotions à encourager ou à proscrire. L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, dès le premier grand affrontement qu’est la bataille de Bull Run, soutient ainsi que « le patriotisme donne aux mères et aux épouses la fermeté d’âme nécessaire pour supporter les grandes douleurs. Ceux que nous avons perdus sont morts au champ d’honneur, au champ de la victoire[45] ! »

Très vite, le 1er mai 1862, l’occupation de La Nouvelle-Orléans porte un coup dur aux Louisianais, mais la presse appelle à la mobilisation et au rejet du découragement, comme l’atteste Le Courrier des Opelousas évoquant en 1863 l’ancienne capitale perdue un an plus tôt :

Ceux qui reviennent de la Louisiane nous apprennent que notre population est découragée. … Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on a peu fait pour la Louisiane, et peut-être aussi la Louisiane a peu fait pour elle-même ; la chute de la Nouvelle-Orléans semble avoir paralysé notre pauvre État. … Tout cela ne nous avance à rien : il n’y a qu’un moyen de réparer le mal, c’est de reprendre la Nouvelle-Orléans, nous serions tous bienheureux d’être de ceux qui tomberont en exécutant ce projet, ou de ceux qui entreront vainqueurs dans notre cité[46].

Le rôle socialement structurant des émotions intervient encore ici, la presse s’employant à propager un modèle auprès de la population. Les émotions néfastes, comme le découragement ou la peur, sont à cantonner à la sphère privée. Si la peur était un ressort de mobilisation pour la Sécession, elle n’a désormais plus lieu d’être :

Mais si vous tirez de votre poche un congé du capitaine ou une dispense de service, [votre épouse] se couvre la tête de son voile et éclate en sanglots : « Quelle honte d’avoir pour mari un homme qui a peur d’aller à la guerre[47] ! »

La presse organise la différenciation des émotions entre hommes et femmes, reproduisant les distinctions observables dans la mobilisation émotionnelle et politique des deux sexes en Europe au cours du 19e siècle[48].

Le deuil est une épreuve certes tragique, mais nécessaire au salut de la patrie et le discours de presse participe grandement à cette légitimation du sacrifice. Au fur et à mesure que l’affrontement s’enlise et que les efforts de la Confédération apparaissent de plus en plus vains, la presse lutte contre le découragement et la tristesse en valorisant le courage et le sacrifice du soldat, qui s’apparente à une « belle mort[49] » suivant la vision romantique de la guerre véhiculée en Europe à la même époque. Ce romantisme joue un rôle majeur dans la formation d’une culture sudiste durant la première moitié du 19e siècle[50]. Dans les journaux de l’élite créole, la souffrance et le deuil sont des émotions patriotiques qui soudent la nation en construction et exacerbent l’appartenance à une même communauté émotionnelle liée par des épreuves partagées. Ainsi, lorsqu’au mois d’avril 1864, la Louisiane est marquée par la campagne de la Red River et la tentative infructueuse de l’Union de prendre le contrôle de l’État, la presse vante le sacrifice des Louisianais défendant leurs terres après la victoire confédérée de Mansfield, en sol louisianais :

Parmi ceux qui sont tombés en défendant leur drapeau … beaucoups d’autres braves, qui reposent en paix sous cette terre Louisianaise qu’ils aimaient tant, et qu’ils ont arrosé de leur sang en combattant pour elle. La brigade de Mouton a perdu dans ces deux batailles 350 soldats et officiers, tués et blessés, au service de la patrie, nobles martyrs dont le souvenir vivra éternellement dans le coeurs de nos citoyens. Notre armée est pleine d’enthousiasme …[51].

Face à ce noble sacrifice, la mobilisation de chacun est en conséquence attendue et la femme restée à l’arrière, mère ou épouse, est appelée à oeuvrer pour le bien-être des troupes, alors que les rédacteurs s’adressent aux Louisianaises :

… l’hiver avec ses pluies glaciales et ses vents de Nord si funestes au soldat en campagne mal vêtu. — Combien de nos braves sont sans souliers, sans capots pour monter la garde en face de l’ennemi, par des nuits qui font grelotter même auprès du feu[52].

Des émotions communautaires aux émotions nationales

Pour appuyer son discours et trouver les ressorts émotionnels à même de toucher la population francophone à laquelle elle s’adresse, la presse utilise des références communautaires. La formation des unités de volontaires se faisant à l’échelle de la ville ou de la paroisse, des solidarités locales sont largement exploitées dans l’appel à la mobilisation de la population au début du conflit, comme le montre Le Courrier des Opelousas en janvier 1862 :

L’attention de nos citoyens, et plus particulièrement celle de nos patriotiques jeunes gens, qui désirent s’enrôler pour la défense de nos droits, est appelée sur la formation d’une compagnie devant être appelée Les Créoles Rebelles et qui s’organise … Ce régiment, on le sait déjà, est composé presque particulièrement de créoles de cet État …[53].

Ce faisant, la presse francophone louisianaise met en avant les multiples allégeances (familiales, locales, étatiques, religieuses, nationales) des populations américaines impliquées dans la guerre[54]. Si celles-ci sont parfois contradictoires, elles constituent ici un atout utilisé pour atteindre l’objectif initial des rédacteurs. C’est en tablant en premier lieu sur la défense de la paroisse et sur des liens de solidarité déjà existants et ayant une forte résonance émotionnelle locale que la presse orchestre le soutien à une cause confédérée pouvant apparaître comme lointaine.

À la lecture de notre corpus, les références visant la communauté francophone semblent progressivement liées à un folklore local qui se confond très rapidement dans une mobilisation relative liée à l’ensemble de la cause sudiste : le message devient national. Si les « Rebelles Créoles » s’organisent, c’est avant tout pour la défense de la Confédération et du nouveau projet démocratique et national qu’elle représente, considéré par une partie de l’élite louisianaise comme alliant le meilleur de l’expérience fédérale avec la défense de l’esclavage[55]. Le conflit impose une allégeance qui dépasse une identité locale et polarise la communauté francophone sommée de choisir un camp et de s’intégrer dans une communauté allant au-delà de l’héritage créole[56].

Cette division des francophones ne concerne pas uniquement les Louisianais, mais également les Français de New York, confrontés eux aussi au dilemme entre neutralité et engagement[57]. Le monde de la presse francophone est tout entier traversé par ces sentiments contradictoires, alors que l’animosité divise le paysage journalistique québécois, comme le montre l’opposition entre Le Pays et La Minerve dans la couverture du conflit[58]. En Louisiane, le discours développé par les journaux efface généralement les particularités régionales et locales et masque les multiples nuances pouvant exister chez les francophones.

Rapidement, les Créoles se retrouvent associés à une construction nationale les dépassant et les références émotionnelles mises à profit quittent le cadre de l’héritage français, devenant semblables à celles qu’utilise la presse anglophone favorable à la Confédération pour faire émerger une conscience nationale supplantant le cadre communautaire. Comme nous l’avons vu, la guerre encourage le sentiment national. Parmi les ressorts exploités pour susciter l’émotion de la population, les journaux multiplient les références à la révolution américaine. De fait, les premières manifestations d’enthousiasme et d’adhésion franche de la presse vis-à-vis de la Confédération sont à chercher dans cette filiation avec les glorieux aînés révolutionnaires, notamment George Washington. Plusieurs dates véhiculent alors ces émotions révolutionnaires et nationales. Le 22 février, l’anniversaire de Washington est l’occasion de rendre un hommage populaire au grand homme et de lier le respect qu’il inspire à la cause confédérée. L’Abeille de la Nouvelle-Orléans souligne ainsi que « l’hommage rendu à Washington est en même temps un hommage rendu au principe de l’indépendance, que le peuple du Sud vient d’entamer en revendiquant sa souveraineté et en constituant un gouvernement séparé[59] ».

La comparaison qu’établit L’Abeille est commune à la presse sudiste anglophone et francophone, y compris au-delà de la Louisiane. Le même jour, The Memphis Daily Appeal, journal pro-Confédération du Tennessee, publie lui aussi un éloge du grand homme et accapare la figure tutélaire de l’Indépendance : « là où chaque victoire conduira nos lointains descendants dans ce vaste contient, le nom de Washington fera l’objet d’une vénération universelle. … aucun changement et aucune division ne peut nous déposséder de notre héritage et de notre amour pour le gentilhomme du sud …[60]. »

Au fil de la guerre, une identité sudiste et confédérée se lit dans la presse acquise à la cause sécessionniste en Louisiane. Ainsi, le 17 décembre 1864, reproduisant un article sur un possible retour du Sud dans le giron de l’Union, Le Courrier des Opelousas vante le « patriotisme » des « Confédérés » et évoque la nécessité de se battre pour « le salut du pays », arguant qu’« À cette heure la Confédération est comme le soleil ; pour ne pas la voir il faut fermer les yeux[61] ». La Louisiane n’est pas mentionnée dans cet article, faisant destin commun avec les États du Sud. Toutefois, cette identité nationale n’est-elle pas au mieux qu’une construction littéraire tant les dissensions internes minent la Confédération dans son ensemble ? L’étude de la presse doit donc s’interroger sur la manière dont les journaux forgent la représentation des événements dont ils sont contemporains[62], mais aussi sur le degré de fidélité des émotions qu’ils représentent : les émotions d’adhésion de l’élite créole trouvent-elles un écho dans la population ? Comme le rappelle Barbara H. Rosenwein, si ces textes « travestissent la réalité … ils n’échappent pas au fait qu’ils sont eux-mêmes les produits d’une société[63] ». La presse est un outil de régulation des émotions qui impose de mettre en question son acceptation.

Un message élitaire remplaçant une émotion populaire

Sécessionnistes, les journaux de notre corpus témoignent d’une prise de position claire de leurs rédacteurs et le lexique utilisé[64] pour y retranscrire les émotions est entièrement soumis au filtre du travail de presse. Pourtant, à certaines occasions, la presse laisse entrevoir des moments de mobilisation des foules.

Le 15 juillet 1861, aux premiers jours du conflit, Charles Dreux, lieutenant-colonel de 28 ans, reçoit les honneurs funèbres « par les autorités civiles et militaires de l’État et de la ville, par les milices de la Nouvelle-Orléans, par les sociétés et … par la population toute entière[65] ». Outre l’âge du défunt, cette première cérémonie mémorielle de la guerre dans le port louisianais revêt une solennité particulière :

Dans ce deuil public de toute une ville, dans ces témoignages unanimes de sympathiques regrets, il y avait plus que des marques ordinaires de douleur que l’on donne à un citoyen aimé dont on pleure la perte. Chacun [ressentait] que celui que la mort avait choisi pour victime au milieu de nos jeunes soldats, des plus braves entre les braves, n’était que le premier épi d’une moisson de patriotes qu’une faux impitoyable va faucher sur les champs de bataille[66].

La cérémonie est retranscrite d’une manière assez similaire par la presse anglophone et francophone qui saluent toutes deux un moment fort et marquant dans l’histoire de la ville. Selon L’Abeille, « La Nlle-Orléans n’avait jusqu’ici été témoin d’une telle procession[67] », alors que le New Orleans Daily Delta prétend qu’« hier était une journée qui ne sera jamais oubliée à La Nouvelle-Orléans[68] », indiquant que le défilé de près de 35 000 personnes est l’un des plus vastes jamais vus dans la ville, ce que confirme The Times-Picayune[69]. Tous les journaux décrivent ce premier grand moment cathartique face à la mort comme un épisode édifiant : pour L’Abeille, « [l]e jour de la vengeance ne se fera pas attendre », alors que le Daily Delta estime que son « sacrifice est un exemple pour les braves ».

Quelques mois seulement après le début de la guerre, l’événement est important en ce qu’il permet aux autorités de symboliser le sacrifice ultime du patriote défendant la Louisiane. La cérémonie est organisée par la municipalité et agit comme un « rite d’institution[70] » pour le jeune homme exposé au feu qui y gagne son statut de martyr, pour les engagés nourris d’une vision romantique de la guerre qui envient ce sacrifice ultime, mais aussi pour la Sécession qui prend forme avec la mort de l’officier.

Cette omniprésence de la glorification du deuil et du sacrifice par les autorités et les journaux, dans la foulée des pratiques funéraires et politiques en Europe dans le premier 19e siècle, pose toutefois la question de son impact sur la population cible. Comme le souligne Emmanuel Fureix, les émotions ressenties lors d’un deuil public ne doivent pas être réduites trop simplement à des marqueurs d’opinion[71]. La justification répétée des pertes et des deuils, la célébration du martyr, sont aussi assimilables à une volonté de garder un contrôle moral et émotionnel sur une population qui devient de plus en plus réticente à la guerre, notamment avec l’établissement de la conscription à partir d’avril 1862[72].

Celle-ci entraîne en effet des conflits d’allégeance mobilisant des émotions contradictoires : partir à la guerre équivaut alors pour beaucoup à quitter l’exploitation familiale ou le commerce et porter préjudice à la communauté familiale[73] vers laquelle vont les sentiments les plus forts. La « belle mort » vantée par les journaux est en plus bien éloignée de la réalité du front, des maladies et de l’agressivité des combats. Sa mise en avant dans la presse témoigne cependant des références à un idéal chrétien du sacrifice ancré dans la société américaine et agissant comme un outil de résilience face à la violence des combats, comme l’indique Drew Giplin Faust[74].

L’émotion populaire véritable s’avère ici difficile à trouver alors qu’elle passe par de multiples filtres. Lors des cérémonies, elle est trop souvent canalisée et organisée par les autorités. Classiquement, l’enthousiasme populaire s’exprime le plus souvent par une « fête de souveraineté[75] », comme celle qu’organise la municipalité de La Nouvelle-Orléans à l’occasion de l’anniversaire de George Washington, le 22 février 1861, et dont le répertoire festif rappelle celui utilisé en Europe à la même époque : une parade militaire de la milice néo-orléanaise est ainsi prévue et « le soir la ville entière sera illuminée conformément à l’invitation adressée aux citoyens par le conseil de ville et tout … promet une journée d’élan d’enthousiasme[76] », lequel semble peu spontané dans la mesure où le résultat est connu d’avance dans la presse. Comme les funérailles de l’officier Dreux, la célébration de l’anniversaire de Washington revêt une importance particulière, ces événements permettant une « hybridation » des communautés francophones et anglophones de La Nouvelle-Orléans[77] qui témoigne de l’intégration d’une population louisianaise confédérée célébrant ses héros.

De plus, la représentation de l’émotion populaire dans la presse est soumise à une autocensure liée au rôle que la presse créole en faveur de la Confédération se donne de lutter contre le découragement qui guette la population. Si les journaux mettent en scène les émotions de l’adhésion, celles de la contestation sont largement passées sous silence, alors même que la réalité de l’adhésion populaire au projet confédéré est au coeur du questionnement des historiens quant à la défaite finale de la Confédération[78].

De par son positionnement partisan, la presse apparaît parfois en décalage avec les émotions par ailleurs présentes dans la population. Si le soldat, au moyen des portraits et des correspondances, est présenté comme allant avec joie défendre le Sud, cette représentation glorifiée semble bien éloignée du mal du pays qui ronge les rangs des deux camps, un affect très présent parmi les combattants de la Guerre civile. La nostalgie constitue en effet une vraie préoccupation pour les médecins et les officiers[79], révélant une blessure de l’éloignement peu visible dans la presse.

Toutefois, les journaux semblent aussi traduire en certaines occasions une émotion étreignant réellement la population. C’est notamment le cas lors de la prise de position de L’Abeille de la Nouvelle-Orléans en faveur des soins aux blessés et de l’organisation du système de santé des armées. Inédite par son intensité[80] et son caractère intime, soumise à une publication et une couverture médiatique croissantes, la guerre ouvre aussi une page nouvelle de la relation aux blessés. Faisant écho à une évolution que connaît aussi l’Europe et qui s’observe notamment lors de la guerre franco-prussienne de 1870[81], le conflit change le rapport à la souffrance éprouvée au combat, alors que les premiers affrontements et les désastres sanitaires subséquents forcent une réorganisation des systèmes de santé des armées[82], tout en attirant l’oeil de la presse. Si l’idéal de la « Belle Mort » est fortement ancré dans la société, les souffrances nouvelles des blessés, rarement évoquées, causent un sentiment d’indignation inhabituel dans les colonnes de la presse louisianaise.

Depuis le commencement de la guerre nous n’avons cessé d’appeler l’attention du gouvernement et des autorités locales sur la question des hôpitaux et des ambulances militaires ; des propositions ont été faites pour l’organisation d’ambulances mobiles, de corps d’infirmiers … mais elles n’ont abouti à aucun résultat pratique[83].

Au-delà de la figure romantique du héros et de la sacralisation du mort, le blessé devient un symbole vivant du sacrifice consenti, suscitant des émotions partagées entre la compassion et une redevabilité que rappelle L’Abeille :

Enfin, il y a à s’occuper des secours à donner aux blessés nécessiteux qui ont été obligés de rentrer dans leurs foyers, et dont la situation est digne à tous égards d’exciter les sympathies de la population. Nous connaissons assez l’esprit qui anime les citoyens de la Nouvelle-Orléans pour être convaincu que toutes ces questions recevront une solution aussi prompte que satisfaisante[84].

Loin du discours prescriptif habituel, la presse semble ici se faire l’écho d’une réelle préoccupation populaire et des émotions que suscitent ces blessés si proches, entre choc, pitié et colère.

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Le 26 février 1866, les propriétaires de L’Abeille de la Nouvelle-Orléans rédigent une pétition contre la confiscation de leur titre. Ils y affirment avoir toujours été de « loyaux citoyens des États-Unis » et avoir « supporté l’Union[85] ». Les éditeurs rentrent dans le rang alors que s’amorce la Reconstruction et nient le rôle joué par leur journal dans la formation d’une identité nationale sudiste. La presse de l’élite créole contribue en effet grandement à la diffusion de l’idéologie confédérée, mobilisant des affects puissants et traduisant parfois de réelles émotions populaires.

Cette étude pose aussi, en définitive, une double question pouvant être l’objet de travaux ultérieurs. Pour rallier la population francophone, la presse mise sur des affects classiques en temps de guerre et s’adresse dans un premier temps aux réflexes identitaires de la communauté. Reprenant des marqueurs de la créolité blanche, ce discours est-il très éloigné du discours communautaire tenu en temps de paix ? La question mérite une étude approfondie, notamment dans la décennie 1850 qui connaît une montée des divisions sectionnelles entre le Nord et le Sud. De plus, si les titres francophones cherchent à mobiliser une communauté au service de la Confédération, quel est l’effet réel de ce discours sur le paysage émotionnel de la population louisianaise ? Faire l’histoire du public n’était pas l’objet de cet article, mais la question n’en demeure pas moins intéressante et complémentaire de cette étude[86].

Le corpus de presse étudié ici nous permet tout de même de mesurer le paradoxe d’une société francophone encore marquée par l’héritage et les influences atlantiques que perpétuent la réutilisation des tropismes romantiques du Vieux Continent, la reprise des fêtes de souveraineté et de leurs rituels, et les filiations identitaires d’une population créole qui s’américanise. Les références au passé français sont en effet des outils mobilisateurs au service d’un projet confédéré plus large. Alors que, dans la presse, la guerre entraîne une hybridation des identités perceptible dans les appels au patriotisme, la victoire finale de l’Union accélère cette intégration en imposant une modification du mode de vie créole fondé sur la défense de l’ordre racial et de la langue française[87]. La période postbellum marque en effet la fin de l’esclavage et la disparition progressive des titres de presse francophones dans la décennie 1870-1880, faisant de la Guerre civile une étape majeure dans l’assimilation des Créoles[88], même si de multiples réflexes communautaires permettent de distinguer plusieurs degrés d’intégration.