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Le jeu de dés qui figure sur la couverture de ce numéro et l’affiche du 19e colloque de l’Association des étudiants-diplômés du Département d’histoire de l’Université de Montréal (AÉDDHUM), dont il constitue les actes, cristallisent toutes les implications du risque : le hasard et la chance comme origine du résultat et dont les étymologies respectives renvoient d’ailleurs au jeu de dés, la prévision, le calcul de probabilités, l’identification du danger, le choix de prendre le risque ou non, le pari, l’issue incertaine, la catastrophe ou le profit.

On pense souvent, en mentionnant le terme de risque, aux risques naturels et technologiques conduisant à des catastrophes humaines et environnementales. Le titre du colloque faisait d’ailleurs explicitement référence à cette représentation en mentionnant la catastrophe de Fukushima, en mars 2011, qui a relancé le débat sur le risque nucléaire. La crainte d’une catastrophe environnementale reste toujours d’actualité, y compris au Québec, comme en témoigne par exemple l’inquiétude au sujet du transport de pétrole lourd issu des sables bitumineux sur le Saint-Laurent.

Le colloque entendait toutefois dépasser cette notion très actuelle en rappelant que le terme précède de loin l’ère industrielle et que le concept qu’il recouvre peut être plus ancien encore. Le terme « risque » apparaît au milieu du XIIe siècle dans le vocabulaire maritime méditerranéen[1]. En latin, c’est le resicum, qui devient en italien risico.

Quel est l’origine de ce resicum ? Les théories s’opposent. On l’a supposé dérivé du grec rhiza, « racine », ou issu d’une évolution interne au latin, resecare, qui signifie « tailler », « couper », et désignant par extension un récif coupant qui menace les navires et le commerce. Cette dernière hypothèse a des implications intéressantes. Le mot offre une alternative dont l’issue échappe, en partie, aux hommes : un profit si le navire arrive, la ruine s’il heurte le récif. Déjà, il implique un danger identifié et la probabilité d’une issue heureuse. Une autre origine possible du terme « risque » serait un mot arabe sensiblement équivalent à la fortune, la chance. Ce mot serait passé dans les langues européennes via le commerce entre arabes et italiens.

À partir de ce milieu du XIIe siècle, le terme commence à se diffuser et se décliner dans toute l’Europe. Il est d’abord cantonné au vocabulaire notarial en lien avec le commerce maritime, où il désigne les responsabilités financières engagées par les différents partis, avant de s’appliquer à des situations plus générales. À l’époque moderne, hasard, danger, péril et risque sont quasi-synonymes, mais le dernier revêt déjà la possibilité d’une issue favorable. Le dictionnaire de Furetière explique ainsi que, « en ce monde, il faut risquer, mettre quelque chose au hasard pour faire fortune[2] ». Le risque bouleverse les cadres de la pensée en offrant un autre discours que celui de la seule Providence. Il invite, pour mieux l’appréhender, au développement de techniques comme le calcul des probabilités.

Il prendra l’acception qu’on lui connaît aujourd’hui pendant les Lumières, « en étant associé à un acte volontaire, à une détermination de la volonté face à une situation comprise en termes de prévision, de probabilité, situation qui demeure incertaine mais peut s’avérer positive dans ses résultats[3] ». Il implique une anticipation, l’évaluation d’une situation comprise en termes de danger et de profit potentiel. Il est, à ce titre, affaire de perception.

Autour du risque gravitent d’autres notions. Certaines lui sont antérieures, comme le péril et la fortune. Le hasard et la chance, auxquels on peut attribuer l’occurrence d’un évènement, sont contemporains à l’apparition du resicum. L’aléa et le danger, quant à eux, sont postérieurs. Ces termes sont liés, si bien que l’AÉDDHUM avait voulu les inclure dans le cadre du colloque. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ils ne sont pas synonymes. Comme l’explique François Walter, le risque « n’est jamais réductible à la notion de menace ou de danger, car le danger est une situation de fait alors que le risque demeure une probabilité. Le premier est toujours subi alors que le second suppose une réflexion prévisionnelle[4] », implique une gestion.

En amont du risque, on identifie donc le danger, le péril ou l’aléa qui peuvent en être à l’origine. Lorsque le risque survient, c’est l’incident, l’accident ou pire, la catastrophe, une crise qui parfois fait prendre conscience de l’existence dudit risque. Après entrent en compte les notions de résilience, de vulnérabilité ou encore de culture du risque que l’évènement survenu vient alimenter ou réalimenter, autant de termes qui s’intègrent dans la gestion et la perception du risque.

Aujourd’hui, le risque est partout. Il est entré dans le vocabulaire courant, on « risque » quelque chose, on « prend le risque » de faire un choix plutôt qu’un autre, ce qui implique une prise de décision consciente, une évaluation et une gestion de la situation et de ses issues potentielles. Il s’est parallèlement imposé, depuis quelques décennies, dans le débat public et la réflexion politique, avec l’objectif de prévenir les risques aux conséquences les plus dramatiques. C’est ainsi que sont nés le « principe de précaution » et l’ambition du « risque zéro » dont on s’empresse de rappeler qu’il n’existe pas, illustrant la difficile gestion des risques.

Dans le milieu académique, le risque fait l’objet d’études depuis le milieu du XXe siècle, notamment au sein des géographes américains qui s’emparent de l’objet par le biais de la catastrophe naturelle dès les années 1940[5]. Il faudra toutefois attendre les années 1980 pour que le concept se généralise et que les disciplines s’y intéressant se multiplient. Dans cette décennie paraissent des ouvrages clés qui continuent encore aujourd’hui d’alimenter les réflexions sur le risque, ceux de l’anthropologue Mary Douglas et du politologue Aaron Wildavsky, du sociologue Ulrich Beck et du philosophe François Ewald, qui posent le regard sur les implications culturelles et sociales du risque, ou plutôt des risques, dans les sociétés contemporaines[6].

Un des aspects principaux de la réflexion actuelle sur le risque concerne ce qu’on nomme « risques majeurs », technologiques ou naturels, mais il peut également être question de risques économiques, sociaux, sanitaires, culturels… Bien souvent, ils sont hybrides, touchant plusieurs de ces domaines à la fois. À cet égard, le risque est un objet privilégié pour des travaux interdisciplinaires. La collaboration entre des sciences parfois très différentes est rarement spontanée et n’est jamais chose aisée, mais elle est souvent fructueuse.

Le colloque, réunissant sciences politiques, histoire, études internationales, archivistique, études cinématographiques, l’illustrait en partie, même si l’on pouvait regretter l’absence d’autres disciplines comme la géographie, l’économie, ou la physique, qui y auraient eu toute leur place. Vingt-quatre communications, une conférence inaugurale donnée par Martin Petitclerc sur « le risque comme culture de la temporalité » et une table ronde à laquelle ont participé des professeurs du Département d’histoire de l’UdeM ont permis des échanges riches et fructueux, ce dont témoignent les articles qui suivent. À l’image des communications du colloque, ceux-ci ont su dépasser l’acception restreinte du risque et des notions connexes pour étudier le concept dans des domaines variés d’où il est souvent absent : la culture, l’art, la religion ou la politique.

André Bilodeau se penche ainsi sur les risques que rencontrent les Franco-américains, notamment de deuxième génération, installés en Nouvelle-Angleterre. Il note qu’au-delà des risques économiques, celui d’acculturation est prégnant au point de susciter un débat identitaire au sein même de la communauté, débat qui transparaît dans certains ouvrages écrits par des enfants d’immigrants. Le questionnement sur les risques de l’intégration, ici interne à la communauté, peut aussi déboucher sur une confrontation, comme le montre Bernard Ducharme dans le cas des morisques au XVIe siècle. Les débats au sein de la communauté chrétienne sur l’attitude à tenir face à cette communauté montrent l’ambivalence du rapport à l’Autre et au danger qu’il est susceptible de représenter.

S’interrogeant sur les motivations des missionnaires en Livonie au Moyen-Âge, Louis Provost-Brien éclaire le délicat équilibre entre risques et bénéfices qui caractérise l’entreprise évangélisatrice des peuples païens baltes. Il souligne ainsi un engagement religieux auquel fait écho l’engagement politique au coeur des articles qui lui font suite. Marie-Michèle Doucet montre les risques auxquels s’exposent les femmes françaises pacifistes après la Grande Guerre en s’efforçant de faire entendre leur voix sur les questions internationales dans une sphère politique qui continue à leur en refuser l’entrée. Carolyne Ménard étudie quant à elle la politique éducative du régime militaire chilien entre 1973 et 1990, destinée à pallier la menace que peuvent représenter les enseignants dont les sympathies politiques et sociales vont à l’encontre de la politique mise en place par l’État. Le risque à s’engager en temps de crise.

Kevin Audet-Vallée analyse le débat interne au mouvement royaliste et nationaliste de l’Action française au moment de rejoindre, en 1914, l’Union sacrée, débat suscité par le risque, en persévérant dans la critique de la République, de voir la France tomber aux mains de l’étranger. Les périodes de crise semblent en effet propices à l’étude du risque social, qu’on s’intéresse à un individu ou à un État. Alexia Ballard montre ainsi par quel moyen, en plein schisme d’Avignon, le clerc Gilles Vrieleghem fait face au risque de perdre les bénéfices accordés par sa hiérarchie. À plus grande échelle, les réformes de l’Empire byzantin des VIIIe et IXe siècles, au coeur de l’article de Vincent Tremblay, sont motivées par une crise politique et militaire qui menace l’existence même de l’empire.

Objet interdisciplinaire par excellence, la notion de risque peut même se trouver en art. C’est ce que montre l’essai d’Hubert Gendron-Blais qui, par son intermédiaire, fait dialoguer politique et démarche artistique. Dans une perspective plus appliquée, Benoît Mélançon montre comment le recours aux nouvelles technologies permet d’anticiper et donc réduire les risques inhérents à la production cinématographique tout en en créant de nouveaux.

Tous ces articles, s’inscrivant à première vue dans des disciplines et des sujets de recherche disparates, ont néanmoins un point commun : ils mettent en lumière la dimension éminemment sociale du risque, qu’il soit appréhendé par un individu, un groupe ou un État. Le risque, quel qu’il soit, est affaire de perception, de choix et, au final, d’engagement.

Le soutien financier de la FAÉCUM, des titulaires de chaires du département d’histoire de l’UdeM Laurence Monnais et Cynthia Milton et du département lui-même à travers son directeur, Michael J. Carley, l’investissement des membres de l’AÉDDHUM et des professeurs du département comme présidents de panels, participants à la table ronde ou dans l’auditoire, et le public nombreux et intéressé ont permis des échanges et débats riches et fructueux tout au long du colloque, comme en témoignent les articles de ce numéro. Nous les remercions tous chaleureusement. Nos remerciements vont également aux Cahiers d’histoire, dont le travail de grande qualité permet la publication de ces actes.