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« We fortify in papers and figures, Using the names of men instead of men » -Henri IV d’Angleterre dans la pièce Henri IV de William Shakespeare, acte premier, scène III.

Une magnifique et grande[1] carte faisant l’objet de mes études s’avère un tournant majeur à la fois dans la représentation de la Nouvelle-France, à la fois dans l’école cartographique française aussi bien que dans la carrière de son auteur. Ayant pour titre Carte de l’Amérique septentrionale [sic], elle fut achevée à Québec en 1688 par Jean-Baptiste-Louis Franquelin[2]. Effectivement : « c’est en vain, croyons-nous, qu’on chercherait à cette époque une carte aussi riche en informations de toute sorte et dessinée avec plus de soin[3] » ; « Bien que dépréciées par les historiens, ces cartes nous semblent être de riches sources d’informations[4] ».

La problématique de départ se penchait sur Franquelin comme une étude de cas dans la construction de la connaissance. Bien que l’approche à cette problématique soit multiple[5], notre démarche écarte l’approche biographique. Car : « l’oeuvre de Franquelin n’a toutefois pas connu la renommée qu’elle méritait. Le fait que ses cartes soient demeurées manuscrites n’a guère attiré l’attention des historiens et des bibliographes[6] ». Malgré un récent travail de réhabilitation à l’histoire[7], force est d’admettre tous les trous de mémoire qui rendent impossible la reconstitution de la vie ou la carrière de Franquelin d’un fil continu avec certitude. Par exemple, plutôt anecdotique, mais fort tangible, on aurait perdu son portrait et on ne peut affirmer la date de sa mort, assurément entre 1712 et 1730.

En l’occurrence, avec Franquelin pour sujet, quelle approche serait possible en histoire des réseaux ? En quoi peut-il devenir un objet d’étude représentatif d’un réseau ou d’un autre, ses normes, ses stratégies, ses échanges ? Pour le situer ainsi, il faut connaître son identité. Ici il ne s’agit pas de savoir s’il est français ou canadien. Ce n’est pas une identité de genre, une identité générationnelle, une identité nationale, une identité culturelle, une identité dynastique ou une identité linguistique qui pourrait se prêter à cet exercice. Avec un emprunt malléable à l’identité de classe sociale et à l’identité de groupe, un regard peut être porté sur Franquelin en termes d’identité professionnelle.

Donc, comment peut-on évaluer l’identité professionnelle de Franquelin en regard aux réseaux ? Hypothétiquement, on peut affirmer que Franquelin fut le premier Hydrographe du Roy en Nouvelle-France et qu’il a compté parmi une première génération de cartographes de cabinet. Le but est de trouver des points de repère à travers les sources, révélateurs d’indicateurs, selon une lecture chronologique.

Parmi les sources colligées, au-delà bien sûr des cartes en elles-mêmes, les rapports de voyage ou mémoires des explorateurs[8] vont s’avérer fort pertinents. Lesquels ont servi à Franquelin pour dresser ses cartes. Également, la correspondance coloniale[9] et la correspondance professionnelle de Franquelin[10] nous en apprennent sur la considération de son travail, son rôle dans l’administration coloniale et son élite, son implantation parmi les gens de métier au ministère, son implication dans la dynamique de cour à Versailles, sa tâche à accomplir, le déroulement de sa carrière. Évidemment, les annales judiciaires[11], les actes notariés et les archives de l’État civil[12] ne sont pas à négliger. D’autant plus que Franquelin a eu constamment des démêlés avec la justice, une chance qui peut être révélatrice.

Quelques termes porteurs de sens

Les auteurs présentent souvent Franquelin comme un géographe. À la lueur de nos référents culturels contemporains, on aurait raison d’évaluer le travail de Franquelin comme étant celui d’un géographe. À son époque même, Franquelin a dû remplir les mêmes fonctions qu’un géographe. Or, la charge royale qu’il reçut et qui l’a reconnu professionnellement, en titre et en traitements, fut celle d’une commission d’Hydrographe du Roy.

Déjà à l’époque on distingue la charge de géographe et la charge d’hydrographe. Il faut spécifier que ces tâches existent parallèlement. Ce sont deux métiers distincts avec leur expertise, leurs instruments techniques, leur savoir, leur science, leur rôle et leur fonction bien respectifs. Les hydrographes devaient étudier les cours d’eau et autres objets qui leur sont auxiliaires tels que les aqueducs, les courants marins, les côtes maritimes, etc. Leur poste était affecté dans les grandes villes portuaires du royaume, un seul hydrographe ayant le monopole pour chacune d’entre elles[13]. Quant à eux, les géographes mesuraient la terre, très souvent à l’aide de l’astronomie et de l’arpentage.

Cependant, dans un contexte colonial où il n’y a pas de Géographe du Roy en Nouvelle-France, où l’enjeu passe uniquement par les cours d’eau (transport, communication, exploration, commerce, attaques, etc.) ; également par son initiative personnelle, son expérience et répondant à ce qui lui était commandé, Franquelin s’avère avoir accompli à la fois la tâche d’un géographe et d’un hydrographe. Certes, son travail dépasse l’enjeu des fronts maritimes pour faire émerger l’enjeu de l’intérieur continental. Lequel il étudie et n’a jamais été si bien représenté jusqu’alors. Ce n’est ici qu’un élément parmi tant d’autres pour comprendre la portée de son oeuvre. La métropole n’enverra pas de géographe en Nouvelle-France. C’est donc par dépit, à défaut qu’un géographe soit présent pour effectuer le travail, que Franquelin remplira les deux fonctions. Vrai que les deux tâches mènent à produire des cartes. Toutefois, pour respecter la titularisation de l’époque tout comme avouer l’apport véritable de Franquelin dans la cartographie française, il serait plus juste de le qualifier de cartographe.

En ce qui a trait à son appartenance à une première génération de cartographes de cabinet, il s’agit d’abord de comprendre le concept. Les cartographes de cabinet ne sont pas des explorateurs qui dessinent le territoire sur lequel ils voyagent. Plutôt ce sont des gens de métier ayant reçu une formation. Ils dressent leurs cartes dans l’environnement de leur cabinet en s’appuyant sur les travaux des explorateurs. Les cartes ne sont plus le produit issu d’un voyage, mais bien plutôt le premier objectif de ceux qui les rédigent. Les cartes ne sont plus l’une des conséquences de ces voyages, elles deviennent la première préoccupation de ceux qui les dessinent.

Les plus célèbres cartes de Nouvelle-France sont, selon l’expression consacrée, l’oeuvre de “géographes de cabinet”. Contrairement aux navigateurs, aux missionnaires, aux ingénieurs et aux hydrographes, ces cartographes n’effectuent pas d’observations et de mesures de terrain. Ils dressent leurs cartes sans avoir à connaître les risques et périls des voyages d’exploration puisqu’ils bénéficient de données recueillies par d’autres, qu’ils compilent dans leur atelier de travail.[14]

Avant l’arrivée des premiers géographes de cabinet, les cartes résultent d’explorations faites sur le terrain par les découvreurs aux différentes motivations : trouver une embouchure vers la Chine par exemple. Tandis que les géographes de cabinet dessinent leurs cartes en coordonnant l’information qu’ils ont reçue de ces explorateurs, sans quitter leur atelier. Qu’il s’agisse de dessins, de cartes préliminaires, de descriptions, de rapports ou de mémoires de voyage, cette information est combinée à une science, à des techniques pour mesurer, vérifier et représenter l’espace. Quant à Franquelin, ce qui permet de le catégoriser parmi une première génération de géographes de cabinet est justement que ses cartes « étaient constamment actualisées selon les renseignements rapportés par les voyageurs. En résidant à Québec, près du pouvoir colonial, Franquelin pouvait intercepter ceux qui revenaient de l’Ouest et avoir accès à leurs journaux de voyages lorsqu’ils en avaient[15] ».

Les origines de Franquelin : une identité en mouvance vers la mobilité sociale

Issu d’une bourgeoisie de robe, le père et le grand-père de Franquelin furent fermiers généraux, ayant entre autres la fonction de récolter les impôts dans leur région. Tout comme eux et selon la norme de sa classe sociale, il serait tout à fait plausible qu’il ait alors fréquenté un collège jésuite des environs : soit Tours, Bourges, Poitiers ou Orléans. À cette époque, on y enseigne le dessin, la navigation, la cartographie. Peut-être est-ce dans ce contexte que Franquelin a développé ses premiers rudiments cartographiques ?

Né à Villebernin[16], commune dans le comté de Palluau[17], son seigneur est Louis de Buade comte de Palluau et de Frontenac. Franquelin serait donc arrivé en Nouvelle-France parmi les gens ou la recrue de Frontenac, en 1672. D’ailleurs, son premier emploi dans l’immédiat fut d’être soldat dans la garde personnelle du Gouverneur général. Cette situation tend à affirmer que Franquelin a suivi son seigneur et qu’ils n’étaient pas étrangers l’un à l’autre.

Bien plus tard, en 1697, alors que Louis XIV lui réclame un rapport autobiographique avant de lui confier une mission, Franquelin prétend être venu en Nouvelle-France pour y faire du commerce et y avoir plutôt bien réussi dans les trois premières années. Pourtant, aucune trace ne permet d’affirmer qu’il ait quitté la ville de Québec dans les premières années où il se trouve en colonie. Car au contraire on le retrouve engagé dans une formation de prêtrise au Séminaire de Québec dès 1673. S’il a participé au commerce des fourrures, ce serait en tant qu’investisseur et cela expliquerait son début de fortune en cette même période. Au Séminaire de Québec, Martin Boutet de Saint-Martin est instructeur en cartographie, en navigation et en arpentage. Franquelin y aurait sans doute parfait sa formation. Du moins, Saint-Martin remarque ses talents de dessinateur et le recommande aux marchands ayant besoin de dresser des cartes. Si bien que l’Intendant Jean Duchesneau de la Doussinière et d’Ambault en fait son protégé, interrompt son noviciat et l’héberge à ses frais.

Vrai qu’à l’époque, exceptionnellement en Nouvelle-France, le domaine économique et le domaine scientifique entretiennent des liens forts : « De Champlain à La Vérendrye, on avait recours à la traite des fourrures pour mener à terme des projets d’exploration et de cartographie[18] ». En même temps : « la colonie était solidement reprise par le roi après que la Compagnie des Cent-Associés lui a abandonné toute prétention politique et administrative. Le pouvoir royal avait besoin d’un cartographe conciliant, pour renforcer son autorité, sauvegarder ses intérêts par le contrôle de l’image cartographique[19] ».

Autre élément qui confirme le niveau d’éducation que possède alors Franquelin, il signe ses premières cartes d’un nom latin : Joannes Ludovicus Franquelin pinxit. Le latin est encore à l’époque la langue des élites instruites. Également, les mémoires et rapports de voyage des explorateurs auxquels il a accès ne sont pas en circulation parmi les néophytes. Cependant, si Franquelin a aussi accès aux informations venant directement des gens de terrain, contrairement aux géographes dans la métropole. Ceux-ci ne sont pas exclusivement membres de l’élite. Franquelin puise aussi ses sources parmi les « communs », ce qui marque encore plus son travail comparativement aux cartographes demeurés en France même si ces derniers reçoivent autant les connaissances de l’élite des voyageurs pour construire leur savoir. Parallèlement au contact des grands explorateurs, Franquelin bénéficie d’un contact privilégié avec les Autochtones, les pêcheurs, les prisonniers anglais, les coureurs des bois, les missionnaires, les militaires et les marins. Les apprentissages qu’il en tire sont mélangés à ses qualités de savant.

Franquelin fit preuve de courage et d’indépendance d’esprit en 1681 : il réalisa une carte de l’Amérique du Nord en quatre sections mesurant chacune 100 centimètres sur 68. Quoique Richelieu eût décrété en 1634 que la longitude devait être établie en prenant Hierro (dans les îles Canaries) comme point d’origine, il déclara sur sa carte qu’il calculait la longitude vers l’Est en prenant les Açores comme point d’origine. Cependant, ni le gouverneur, ni l’intendant de la Nouvelle-France, ni les autorités à Paris ne jugèrent que Franquelin avait enfreint la loi française, ce faisant. Comme il situe le cap Race (Terre-Neuve) à 338° de longitude il semble bien que par les “Açores” il veuille dire Corvo, la plus à l’ouest des chaînes d’îles de l’archipel des Açores. Les calculs situaient le cap Race à 22° à l’ouest de Corvo. Les marins lui avaient appris que la route la plus sûre pour se rendre au Canada à partir de la France passait par les Açores. Arrivés devant Corvo, ils changeaient le cap à 22º nord-ouest et, après s’être déplacés de 22° de longitude à l’ouest de Corvo, ils étaient habituellement en vue du cap Race. À l’époque l’on considérait Corvo comme l’extrémité ouest du continent européen, et le cap Race comme en étant le point de l’Amérique du Nord le plus rapproché.[20]

La professionnalisation

Bien que des auteurs présentent Franquelin comme un personnage carriériste, car effectivement il n’avait de cesse de réclamer un meilleur traitement et une promotion, son mérite et son avancement viennent d’abord de la reconnaissance de ses compétences. Entre 1674 et 1699, il couche sur papier toutes sortes de cartes[21], d’élévations et de dessins qui accompagnent les dépêches officielles du Gouverneur général et de l’Intendant. En 1674 et 1675, il dessine les cartes de Louis Jolliet pour la première fois, un personnage déjà anobli pour ses découvertes et fort important dans la colonie. C’est le début d’une alliance qui ne se démentira pas. D’ailleurs, Jolliet remplacera Franquelin en 1697 à titre d’Hydrographe du Roy. Reconnu pour ses préoccupations esthétiques et sa mise en scène[22], les cartes de Franquelin étant « d’une qualité exceptionnelle[23] », il les parsème de particularités ornementales, compositions symboliques et scènes de genre amérindiennes. Ces facteurs visuels sortent des carcans académiques, ce qui mitige ou nuance la formation qu’aurait pu recevoir Franquelin ou alors les influences d’un milieu scientifique stricte en Nouvelle-France. Pourtant, ils seront fort appréciés de ses collègues et imités par ses successeurs.

Il était arrivé en Nouvelle-France depuis six ans et il ne se pliait pas encore aux usages de la cartographie française de la fin du xviie siècle. S’exprimant alors sans contrainte aucune, c’est dans cette liberté éphémère que peut se manifester l’inconscient du cartographe.[24]

Or, Franquelin devient véritablement un professionnel et certains principes qui lui sont chers s’exprimeront tout au long de ses cartes comme des traits qui lui sont propres. Avec ses fréquents voyages entre la Nouvelle-France et la France, graduellement, mais indéniablement il acquiert un perfectionnement digne des maîtres dans l’art.

Dès lors, il dut brider son goût pour les illustrations, suivre les règles cartographiques développées en France par le géographe Nicolas Sanson et par ses successeurs dans la mouvance de l’Académie royale des Sciences, créée en 1666. Sous le couvert d’un discours qui se voulait de plus en plus scientifique, les cartes commençaient alors à laisser de moins en moins de place à l’illustration et au décor qui informaient à leur manière sur les régions lointaines. Les scènes amérindiennes furent déplacées à la périphérie, où elles ne purent interférer avec le tracé géographique.[25]

Néanmoins, on aurait tort de catégoriser complètement Franquelin dans l’unique jalon des cartographes de cabinet. Ne serait-ce qu’en 1686, il accompagne l’Intendant Jacques De Meulles dans son voyage en Acadie pour tracer le terrain. On détient d’ailleurs la preuve qu’il a été envoyé à Boston en 1697, incognito, pour y dresser des représentations diverses dans le but d’une éventuelle attaque[26]. Tout comme Frontenac l’aurait mandaté pour faire de même avec les villes de Manhate et d’Orange quelque part entre 1689 et 1692[27].

L’inscription de Franquelin dans l’élite coloniale se vérifie tout de même de bien des façons. En 1683, c’est à la cour de Versailles qu’il rencontre Cavelier de LaSalle et que leur collaboration est scellée. La même année, un peu plus tôt, il a épousé Élisabeth Aubert de La Chesnaye. Sa famille compte parmi les partis les plus intéressants de la colonie. Bien que veuve d’un premier mariage et déjà mère de huit enfants, elle apporte à Franquelin une petite fortune et lui confirme un statut social. Charles Aubert de La Chesnaye devient son beau-frère, un éminent « homme d’affaires et le plus grand propriétaire foncier de la colonie[28] » qui sera anobli et nommé au Conseil Souverain.

En 1685, non seulement le Gouverneur général marquis de Denonville et l’Intendant Champigny le recommandent au ministre de la Marine et des Colonies, au détriment de l’ingénieur Villeneuve qu’ils désirent voir remplacé, mais ils s’efforcent aussi de régler ses « affaires ». Il s’agit ici principalement de dettes. Si on n’accède pas à leur requête, Franquelin est fait géographe ordinaire du Roy en 1686 et bientôt, dès 1687, il reçoit la commission d’Hydrographe du Roy.

À travers ces échelons, au contact des gens de métiers soit au ministère ou à la cour, on dénote que Franquelin serait sans doute influencé par Nicolas Sanson et Jean Deshayes, des figures de haute sphère dans la discipline. Puis lui-même influencera Hennepin, les Delisle, les Cassini, Coronelli, de Fer, Jaillot, F. de la Croix, Bécart de Grandville de Fonville. C’est un cercle de professionnels dont les ouvrages ne circulent pas entre les mains des amateurs ou des néophytes. Franquelin compte parmi les initiés.

De plus, la fameuse carte que Franquelin termine en 1688 résulte d’une première commande royale concernant la Nouvelle-France et qui lui est directement adressée. D’ailleurs, après s’être rendu à Versailles pour la remettre en mains propres au roi, il reçoit un « congé de traite », lui permettant d’investir dans un voyage au pays des Outaouais[29]. Puis le roi lui permet, afin de financer ses travaux, de négocier des marchandises dans tous les lieux qu’il visitera.

Un indicateur marquant de l’évolution professionnelle de Franquelin s’inscrit dans les annales judiciaires. Son titre professionnel accompagne toujours son nom. Dès qu’il est commissionné à titre d’hydrographe, on aperçoit un changement dans le traitement de ses affaires. Par exemple, le 29 octobre 1691 et le 6 avril 1693, des arrêts du Conseil Souverain (quelquefois reportés), sous la requête même de Franquelin, le dispensent de toute obligation à rembourser ses créanciers : « absent pour le service de Sa Majesté jusqu’à l’arrivée des derniers vaisseaux ; défense à ses créanciers et aux huissiers de faire aucune poursuite à l’encontre du dit Franquelin[30] ». Ainsi il atteint assurément l’élite de Nouvelle-France.

Plusieurs épithètes lui étaient contemporaines, parfois simultanément : géographe ordinaire, hydrographe royal, professeur de navigation, etc. La commission d’hydrographe venant avec l’obligation d’enseigner au Collège des Jésuites à Québec, uniquement à cet endroit on l’affuble de : maître d’hydrographie, maître de géographie, ingénieur, mathématicien et professeur[31]. Dans les faits, il y enseigne la géographie, les fortifications, l’arithmétique, l’écriture, le dessin, les mathématiques et la navigation[32]. S’il est nommé en 1701 professeur d’hydrographie à Paris, il n’entrera jamais dans cette fonction en la métropole. De novembre 1689 à juin 1691, le roi lui accorde temporairement la charge et le traitement d’ingénieur avec compensation, à Québec, sans en avoir le titre. La place est alors vacante dans la capitale de la Nouvelle-France. Peu importe la titularisation, Franquelin appartient alors à une élite certaine. On le reconnaît pour ses compétences. Il agit et interagit parmi les gens de métier dans son domaine comme dans différentes disciplines connexes. Il rédige même un mémoire contenant les recommandations révélant son haut niveau de connaissances, sa maîtrise très forte et synthétique d’un savoir disciplinaire.

il serait nécessaire de diviser ce grand terrain en provinces auxquelles on donnerait des limites, et des noms français stables et permanents, aussi bien qu’aux rivières et aux lieux particuliers, en abolissant tous les noms sauvages qui ne font que la confusion parce qu’ils changent très souvent, et que chaque nation nomme les lieux et les rivières en sa langue, ce qui fait qu’une même chose a toujours divers noms. […] non seulement rendrait les cartes plus intelligibles, mais confirmerait encore la possession des pays qui y seraient contenus.[33]

Victime de son succès

Avec la réception de la commission d’Hydrographe du Roy en 1687 venait par la force des choses l’imposition d’enseigner au Collège des Jésuites. C’était ici la première contrainte qui rendait Franquelin victime de son succès. Faute d’architecte et en attendant l’arrivée de l’Ingénieur du Roy, c’est à Franquelin que le Gouverneur général Frontenac confie la tâche d’ériger, sur dessins du moins, les défenses de Québec, de novembre 1689 à juin 1691 alors que le général Phipps est en route pour assiéger la capitale. Au même moment, au plus tard en 1692, il est envoyé reconnaître les côtes de la Nouvelle-Angleterre pour les coucher sur cartes.

Durant qu’il se trouve à Paris et qu’il concourt pour le poste d’Ingénieur du Roy à Québec, Franquelin est retenu à l’embauche de Vauban. Le fameux maréchal de Louis XIV se montre à la fois général, ingénieur et architecte militaire. Cette situation où il ne peut repartir tel que prévu contrarie tellement Franquelin qu’il proteste suffisamment pour que devienne nécessaire un décret du roi le 1er mars 1693, l’astreignant à demeurer dans la métropole. On le juge essentiel pour dessiner les côtes de la Nouvelle-Angleterre, les enjeux de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg justifiant la démarche. Ce fait ultime se veut éloquent sur la considération professionnelle de Franquelin.

Tout au long de sa carrière, le travail de Franquelin se démontre très politisé. Ses cartes sont orientées en faveur d’un impérialisme[34]. Indéniablement, « examiner son oeuvre cartographique peut aider à comprendre la nature des liens qui existaient entre le pouvoir et l’espace colonial à l’aube du xviiie siècle[35] ». Ses tâches sont concentrées et centralisées dans les bureaux du ministère à Paris ou à Versailles alors que les hydrographes du royaume se trouvent dans les villes portuaires. L’effet porté par son oeuvre le positionne en artisan incontournable, mais ne fait pas de lui un personnage central. Sa cartographie joue un rôle prépondérant dans la construction virtuelle d’un empire colonial qui est représenté à travers des connaissances motivées. Même si après 1697 la deuxième partie de sa carrière se déroule en France et qu’il ne repassera jamais plus l’océan Atlantique, il n’a de cesse de s’intéresser à la Nouvelle-France et de la cartographier. En 1700, l’éditeur Jaillot lui achète d’ailleurs quelques cartes nord-américaines avec le privilège de les publier[36]. Dans ses notes personnelles, Franquelin n’aura de cesse de nourrir des ambitions concernant l’Amérique du Nord : « il retournerait au Canada, ferait le relevé de toutes les terres cultivées de la Nouvelle-France et le tracé de routes pour relier Québec à Albany, Boston et l’Acadie; il rechercherait une route plus courte pour se rendre à la baie d’Hudson par voie de terre[37]. » Cet énorme préjugé impérialiste avec lequel transige l’oeuvre de Franquelin laisse allègrement concevoir une définition professionnelle à son identité. Celle d’une personne compétente, reconnue pour ses talents, parmi les gens de métier et parmi une élite.

Une fin de carrière mystérieuse

Au terme d’une longue et brillante carrière, supérieur immédiat de Franquelin en France, Vauban est disgracié en 1707 et meurt quelques mois plus tard la même année. À travers la dynamique de cour à Versailles, le clan des Pontchartrain a eu finalement raison de cet ennemi dynastique. La dernière carte signée par Franquelin et qui nous parvient toujours est de 1708[38]. Étonnament, elle n’est pas le fruit d’une commande, mais bien plutôt d’une initiative. Bien que dédiée au Grand Dauphin[39], elle est officiellement offerte en cadeau par son auteur au Secrétaire d’État à la Marine et au Colonies, le ministre Pontchartrain[40], entre lesquels Vauban était l’intermédiaire hiérarchique, afin de bien le faire paraître auprès du prince.

Ce chef-d’oeuvre intitulé Carte de la Nouvelle France où est compris la Nouvelle Angleterre, Nouvelle Yorc, Nouvelle Albanie, Nouvelle Suède, la Pensilvanie, la Virginie, la Floride[41] révèle Franquelin au sommet de son art avec la représentation la plus juste qu’il soit alors de l’Amérique du Nord. Son travail au ministère lui laissait sans doute peu de temps pour des projets personnels. La motivation derrière cette initiative est certaine. Autant il lui a fallu avoir accès à des matériaux et des outils auxquels seul un artisan commissionné pouvait accéder.

Quant à la raison d’un tel projet, deux options sont possibles. Soit qu’il s’agissait là d’un cadeau d’adieu ou d’un cadeau lui rappelant sa fidélité malgré le renvoi de Vauban. Car on aurait raison de croire que la disgrâce de ce dernier n’implique pas automatiquement le discrédit sur Franquelin. Pour preuve, au cours de différentes tentatives pour jeter la disgrâce sur Vauban, le clan des Pontchartrain l’attaque parfois directement et parfois indirectement. Si à l’occasion des ingénieurs à son embauche sont reconnus incompétents et renvoyés, ayant pourtant obéi à Vauban, ce dernier est épargné. Après sa chute en 1707, d’autres subalternes à son embauche continuent de travailler au ministère.

Est-ce que Franquelin fut renvoyé au même moment ? Fut-il remercié ? Fut-il forcé à la retraite ? Fut-il rétrogradé ? S’est-il retiré de lui-même ? On l’ignore toujours. Notamment il ne vendra sa maison de Paris que cinq ans plus tard pour aller à Villebernin, sa terre natale, où il se rend terminer ses jours. Conséquemment, la dynamique des clans à la cour pourrait devenir un circuit à explorer davantage pour répondre à la problématique. Enfin il faudrait modifier l’approche de l’étude et élargir les sources.

Au regard des réseaux…

En considérant ce qui précède, tout ce contexte confirme Franquelin dans une identité professionnelle qui dépasse l’amateurisme. On aurait raison de s’intéresser à sa personne pour reconnaître son apport dans sa discipline, en histoire des sciences, mais aussi pour lui donner une place méritoire dans l’histoire de la Nouvelle-France. À l’instar de Dame Bégon qui fut l’épistolière par excellence, Charlevoix l’historien, Chaussegros de Léry l’ingénieur, Michel Sarrazin le scientifique ; Franquelin serait le cartographe par excellence de la Nouvelle-France dans son espace et sa périodisation.

D’emblée, force est d’admettre que l’identité professionnelle de Franquelin ne se définit pas exactement dans un rapport à un groupe. Il n’existe pas réellement de guilde et il n’accède pas à un corps professionnel aux caractéristiques bien définies hormis les gens de métier dans son ministère. D’un personnage à l’autre à qui on pourrait le comparer, même parmi ses collègues ou ses collaborateurs, pour lui-même au cours de sa carrière : les titres, les traitements et les commissions royales changent tellement qu’il devient impossible à cette période de cerner une appropriation professionnelle identitaire claire, nette et précise. L’Académie des Sciences même qui étudiera l’oeuvre de Franquelin, se compose de membres disparates, inégaux, pluridisciplinaires, aux domaines scientifiques connexes, auxiliaires, complémentaires, parallèles[42]. Dans les premières années de sa fondation, de 1666 à 1699, elle fonctionne sans statuts[43]. À la même époque, il y a bien Abraham Ortelius et Gerardus Mercator qui ont régulé la profession de géographe en établissant des traités, des théories et des encyclopédies. Mais cela concerne alors l’école cartographique flamande et n’a pas encore pénétré l’école française.

Nombre d’agents extérieurs prennent en charge l’identité professionnelle de Franquelin. Il est ici question des facteurs de territorialisation, de hiérarchisation, de catégorisation, de statut social. Est-ce réel ou une intellectualisation ? Son identité ne semble pas statique, tributaire d’un phénomène à la jonction de l’individuel et du collectif, paradoxalement définie à la fois par des similitudes et des différences, modulée par des conséquences sociales échelonnées sur un long processus. Malheureusement, on ne peut questionner directement Franquelin pour connaître son opinion. Probablement qu’en ses termes, il était conscient d’appartenir à un mécanisme d’identité, celui de la mobilité sociale qui l’a amené à plus de notabilité.

L’identité professionnelle de Franquelin en fait un personnage hybride. Plusieurs disciplines s’entrecroisaient dans la réalisation de sa tâche, en colonie du moins où une situation par défaut l’amenait. Il s’agit à la fois d’un autodidacte et d’un initié ayant reçu un rattrapage académique, d’un géographe et d’un hydrographe, d’un cartographe de cabinet et de terrain. Ce contexte multidisciplinaire a privilégié chez lui, contrairement aux cartographes de cabinet, un contact non seulement avec les grands explorateurs de l’élite, mais aussi les voyageurs, les marins, les prisonniers anglais, les militaires, les coureurs des bois, les missionnaires et les Amérindiens.

En outre, cette identité professionnelle n’est pas figée. Son adhésion aux normes, aux stratégies et aux échanges est trop particulière. Elle s’est orientée selon des circonstances marginales. Elle a évolué dans le temps et dans l’espace selon si Franquelin se trouvait en colonie ou en métropole ; selon le titre, la commission et la hiérarchie ; selon les aléas de la cour. Il appartenait parfois à l’élite sociale, tantôt à une élite de savants. On pourrait le considérer comme un courtisan à Québec, mais assurément pas à Paris ou à Versailles. D’un endroit à l’autre, son identité professionnelle tombait dans un mode différent tout en continuant d’appartenir à une certaine communauté scientifique, à un réseau de circulation du savoir malgré une variante d’échelle.

À différents degrés et de différentes natures, il existe une tension difficilement mesurable, mais remarquable en sa qualité. Une tension qui ne fait pas de lui un archétype de sa profession, sauf peut-être en Nouvelle-France. Que son identité professionnelle accède ou se glisse dans le rôle du cartographe sans vraiment pouvoir le représenter, il n’en demeure pas moins qu’il a transmis à l’école cartographique française des caractéristiques uniques, des techniques et des fondements à la base d’une évolution qui s’est perpétuée.

« À la fin du xviie siècle, un homme parvient à cartographier seul toute l’Amérique française […], Franquelin est certainement le plus important cartographe de la Nouvelle-France[44]. » malgré la négligence de son apport dans l’historiographie.

Au-delà de Franquelin, aux termes de ce séminaire, il appert que les réseaux existent principalement en rapport avec l’Autre. En jonglant entre l’inclusion et l’exclusion. Les réseaux sont-ils donc le produit d’inévitables rapports d’altérité ? Celui de Franquelin, même avec l’aiguisement d’une définition professionnelle, s’avère ici la finalité d’un travail intellectuel stratégique où à la fois il y a déconstruction, construction et octroi de sens. On demeure dans l’espace du pensable plus que du tangible. L’histoire des réseaux demeure une science malléable, dialogique, discursive, adaptable, plurielle selon notre approche d’étude et la durée, dynamique dans un système de négociation où je ne pouvais retrouver ici la charge affective, la face interne et externe. Certes, Franquelin n’est pas encore dans la matrice mémorielle de l’histoire québécoise. Mais il serait aisé de produire du sens avec son oeuvre.