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Lorsque les derniers Cherokees en guerre contre les États-Unis déposent les armes et signent le traité de paix du fort de Tellico le 8 novembre 1794, ce peuple autochtone du sud-est nord-américain est en crise. Une succession d’épidémies et de défaites militaires a laissé la majorité des villages Cherokee en ruines. La population, qui n’a probablement jamais dépassé les 30 000 individus, n’en compte plus guère que la moitié. Le territoire ancestral, qui s’étendait de la rivière Ohio jusqu’au centre de la Géorgie, a fondu des deux tiers en 70 ans sous la pression des colons blancs [1]. Le tissu socio-économique traditionnel, qui reposait sur une agriculture de subsistance pratiquée en commun par les femmes de chaque village, a déjà été perturbé lorsque la population s’est dispersée sur le territoire pour empêcher la propagation des maladies contagieuses et pour éviter d’offrir des cibles trop invitantes aux envahisseurs—et le commerce des peaux de cerfs, qui a acquis une importance prépondérante dans l’activité économique des hommes au cours du XVIIIe siècle, menace de s’effondrer à cause de la perte des territoires de chasse et de la surexploitation de la ressource.

Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que les Cherokees aient remis leurs institutions politiques en question. La confédération de villages indépendants et relativement égalitaires du XVIIIe siècle, qui s’est montrée incapable de résister aux pressions extérieures, se transforme en quelques décennies en un gouvernement national centralisé, calqué sur la Constitution américaine et dominé par une nouvelle élite socio-économique formée de planteurs Cherokees propriétaires d’esclaves d’origine africaine.

Cette transformation politique s’accompagne d’une redéfinition des règles qui gouvernent l’appartenance à la nation. Au XVIIIe siècle, est Cherokee celui qui est reconnu comme tel par les femmes d’un clan Cherokee. Il peut avoir acquis ce statut par la naissance, ce qui est le cas de tous les enfants dont la mère est elle-même membre d’un clan Cherokee, peu importe l’identité du père. Il peut aussi avoir été adopté par les femmes d’un clan, ce qui fait de lui un Cherokee à part entière, quelle que soit son origine ethnoculturelle [2]. Ainsi, des descendants d’autochtones de tous horizons, d’Européens ou d’Africains, peuvent cohabiter au sein d’un même clan, sans différentiation particulière. Mais, au début du XIXe siècle, le nouveau gouvernement national Cherokee adopte des lois qui entrent en conflit avec la prérogative traditionnelle des femmes des clans en matière de « création » de nouveaux Cherokees. Si les enfants d’hommes Cherokees et de femmes américaines accèdent alors à la citoyenneté, d’autres lois privent les Cherokees d’ascendance africaine d’une partie de leurs droits. Et si la transition n’est ni universelle, ni uniforme, il devient de plus en plus évident que les individus appartenant à certaines catégories raciales sont exclus en bloc de la possibilité d’être pleinement intégrés à la nation.

La présente communication, qui présente le processus d’introduction de lois à caractère racial chez les Cherokees au début du XIXe siècle, sera divisée en trois parties. Dans un premier temps, nous examinerons le statut des individus d’origine africaine dans la société Cherokee clanique. Nous étudierons ensuite l’émergence des propriétaires d’esclaves en tant qu’élite politique. Enfin, nous jetterons un regard sur les textes des lois adoptées par le gouvernement dominé par cette nouvelle élite.

Appartenance chez les Cherokees à l’époque clanique

Jusqu’au développement d’une économie de plantation au début du XIXe siècle, il semble que les relations entre les Cherokees et les Afro-Américains n’aient été ni meilleures, ni plus mauvaises que celles entre Cherokees et Blancs ou Cherokees et autres peuples autochtones. Ce sont les liens qui unissent un individu à l’un des sept clans de la nation (ou leur absence) qui déterminent alors sa place dans la société, quelle que soit son origine ethnique. Les étrangers sont toujours jugés avec méfiance, et celui ou celle qui s’aventure en territoire Cherokee sans raison valable et sans jouir de la protection d’un clan agit à ses risques et périls : « If a person had no ties of kinship to the community and no position within it », écrit l’historienne Theda Perdue, « Native southerners regarded that person as an enemy, and enemies had no rights, not even the right to live [3]. » Par contre, un invité ou (à plus forte raison) un frère ou une soeur de clan peut s’attendre à une hospitalité peu commune. Le major John Norton, un chef Mohawk dont le père était un Cherokee et qui visite le pays de ses ancêtres pour la première fois en 1809 et 1810, décrit ainsi l’accueil qu’on lui réserve : « A traveller is well received in any house he enters; but in those of his clan, or of the Clan of his father; he is welcomed as an intimate of the family—their affection renders a distant relative the same as the nearest kindred [4]. » Un Cherokee n’a qu’à entrer dans une maison appartenant à son clan, dans n’importe quel village, pour y être logé et nourri sans la moindre question.

Les clans Cherokee sont strictement exogames, et surtout matrilinéaires : un Cherokee appartient au clan de sa mère pendant toute sa vie. L’identité du père, qu’il soit lui-même un Cherokee ou non, n’a aucune influence à ce sujet. Theda Perdue écrit d’ailleurs que, contrairement à leurs voisins Blancs, les Cherokees n’utilisent pas le langage du sang pour classifier les individus : « Native people had no category for “mixed bloods” and almost never used the term. On the rare occasions when they did, “half-breed” described or personified departures from traditional ways of doing things [5]. » Pour les Cherokees, un « mixed blood » est quelqu’un qui ne respecte pas les normes sociales plutôt qu’un individu dont un parent provient d’ailleurs.

Outre la naissance, l’adoption constitue la seule manière d’être admis au sein d’un clan Cherokee. La pratique de l’adoption de captifs de guerre pour remplacer des parents morts au combat ou pendant une épidémie est courante dans les sociétés amérindiennes. L’historien Brett Rushforth, qui étudie les relations entre les Français et les peuples autochtones d’Amérique du Nord à l’époque coloniale, explique : « If [adoption] was not the most common outcome, it was certainly the status that French observers recognized most readily [6]. » Cette pratique semble toutefois particulièrement répandue chez les Cherokees : John Norton, qui porte sans doute un intérêt particulier à la question puisqu’il a lui-même été adopté par les Mohawks, observe que les apparences physiques sont plus variées chez les Cherokees que chez les autres peuples autochtones et explique cette diversité par « their warlike character and their universal custom of adopting in their own Nation the captive females and youths they had taken from hostile tribes [7]. »

Chez les Cherokees, ce sont les « Beloved women », les femmes les plus respectées du clan, qui choisissent les captifs à adopter. « Beloved women », écrit l’historienne Christina Snyder, « sorted through the captives, deciding whose fiery deaths would atone for past murders, who would take the place of deceased clan members, and whose labor would enrich the clan’s wealth and prestige [8]. » Les captifs ne sont pas les seuls qui soient sujets à l’adoption : d’autres individus, liés à des Cherokees par l’amitié ou par des liens d’utilité, peuvent aussi être adoptés. Quoi qu’il en soit, une fois adopté, l’étranger devient un Cherokee à part entière et il jouit de la pleine protection de son clan.

Individus d’origine africaine chez les Cherokees à l’époque clanique

Bien qu’il soit difficile de tirer des conclusions générales en raison du faible nombre d’individus concernés, le recensement de 1835 n’identifiant que 60 métis d’origine à la fois Cherokee et africaine sur le territoire de la nation [9], il semble que la couleur de la peau n’ait pas constitué un facteur significatif dans les décisions concernant les adoptions au XVIIIe siècle. Selon l’historien William McLoughlin, « The few Africans who came to live among [the Cherokees] before 1794 were given the same status as the remnants of the Catawbas and Uchees », deux peuples amérindiens qui s’étaient fondus dans la population Cherokee à la même époque. « They were eligible for adoption, intermarriage, and equal citizenship [10]. » Les Noirs capables de servir d’interprètes grâce à leur connaissance de la langue anglaise et les ouvriers qualifiés semblent avoir reçu un accueil particulièrement favorable.

John Marrant, un prêcheur afro-américain capturé et condamné à mort par les Cherokees avant la Révolution américaine, est l’un de ceux-là. Marrant aurait converti un chef de village et quelques-uns de ses guerriers au Christianisme avant d’être libéré ; sa connaissance de la langue Cherokee et sa disposition à se soumettre aux coutumes de la tribu lui auraient permis d’être accepté comme une sorte d’invité par la communauté [11]. Quant à Jack Civills, un homme libre de couleur, il s’installe parmi les Cherokees dans les années 1780, se marie, et ouvre une taverne et un poste de traite ; en 1803, l’agent américain W. S. Lovely se plaint que Civills, à cause de l’égalité dont il jouit chez les Cherokees, « can’t observe a due distance nor bear preferment […] The fellow has obtained property by dint of his Industry, this with his equality with these people, appear too much for him to bear [humbly] [12]. »

Le cas de Nancy, une jeune Cherokee d’environ 8 ans capturée et réduite en esclavage par des patriotes américains en 1778, illustre quant à lui la différence entre les manières de considérer la question raciale chez les Cherokees et dans les sociétés blanches voisines. La mère de Nancy est une Cherokee ; l’identité de son père est inconnue, mais, selon l’historienne Tiya Miles, il était probablement de descendance africaine :

In Virginia, the home colony and then state of Nancy’s owners, Indian slavery had been outlawed in 1777. Though non-mixed-race Native people still labored in the subjugated sphere of indentured servitude and may have had lingering vulnerability to enslavement as war captives,Native people with African ancestry would have been more attractive to slave speculators and traders. It should be noted that Nancy’s mother was not captured and enslaved at the time that Nancy was taken, suggesting that Nancy was singled out as different by the militiamen [13].

Aux yeux des Cherokees, Nancy est une parente puisque sa mère est une Cherokee, ce qui lui confère une identité clanique indéniable. C’est l’argument qu’utilisent les Cherokees pour tenter d’obtenir sa libération en 1808, après trois décennies de captivité : « They refer to a Cherokee woman by name, state unequivocally that Nancy is “her child”, and precisely note the town from which Nancy was taken. For Cherokees, there was no clearer definition of belonging », écrit Tiya Miles [14]. Le nom du père de Nancy, lui, n’apparaît nulle part dans les sources et n’est vraisemblablement jamais mentionné pendant les procédures. Mais aux yeux des Américains, Nancy est Noire—et en l’absence de documentation prouvant son statut de femme libre, les autorités assument qu’elle doit être la propriété de quelqu’un. Les multiples démarches de Nancy et de son clan restent vaines, et Nancy reste en captivité jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’échapper avec l’aide d’autres Cherokees plusieurs années plus tard.

L’exemple le plus frappant est celui de Molly, une esclave de descendance africaine qui est adoptée par le clan des Cerfs avant la Guerre d’indépendance. Lorsque Samuel Dent, un Blanc marié à une Cherokee, tue sa femme enceinte et offre au clan de celle-ci de lui céder Molly en compensation, les femmes du clan acceptent la transaction, libèrent Molly, la rebaptisent Chickaua et l’adoptent en remplacement de la disparue. Molly devient alors une Cherokee de plein droit. Lorsqu’un planteur blanc intente un procès pour réclamer Molly/Chickaua et ses enfants en 1833, sous prétexte que Dent aurait vendu Molly à sa famille avant de la céder au clan des Cerfs, le clan la défend (avec succès) malgré que la Constitution adoptée par la Nation Cherokee en 1827 ait explicitement exclu de la citoyenneté les enfants d’hommes Cherokee avec des affranchies. Aux yeux du clan des Cerfs, le fait que Molly/Chickaua ait vécu comme une Cherokee pendant plus de 50 ans et qu’elle et ses enfants fassent partie de leur famille a plus d’importance que leur origine ethnique [15].

Par contre, les Noirs qui semblent avoir moins à offrir aux yeux des Cherokees connaissent un sort aussi peu enviable que la plupart des autres étrangers. À la fin du XVIIIe siècle, six esclaves d’origine africaine appartenant à l’Américain John Pettigrew sont capturés par un guerrier Cherokee nommé White Man Killer ; le traitement que les infortunés subissent aux mains de la famille de leur nouveau propriétaire est si terrible qu’ils s’enfuient chercher refuge auprès des autorités américaines malgré la quasi-certitude qu’ils seront remis aux mains de leur ancien maître ou de ses descendants. « The said White Man Killer is lately dead », écrit le militaire américain Zebulon Pike en juin 1800, « the Negroes was Cruelly treated, and ran from them to this place with a Confidence of being protected [16]. » Louis-Philippe d’Orléans, le futur roi des Français qui visite le pays Cherokee en 1797, observe quant à lui que les Cherokees ont souvent retourné à leurs maîtres Blancs des esclaves en fuite qui étaient venus demander asile chez eux, en accord avec des clauses des différents traités conclus [17].

L’émergence d’une nouvelle élite

Au début du XIXe siècle, les hommes Cherokee acquièrent le pouvoir de transmettre l’appartenance aux enfants qu’ils ont avec des femmes étrangères tandis que les Cherokees descendants d’Africains perdent certains de leurs droits. Cette redéfinition de « l’être Cherokee » est un phénomène complexe, mais l’apparition d’une nouvelle élite de planteurs propriétaires d’esclaves et la prise du pouvoir politique par cette élite exercent une influence indéniable sur les attitudes envers les personnes d’origine africaine.

Au XVIIIe siècle, la matrilinéarité des clans encourage les mariages mixtes entre femmes Cherokees et hommes blancs influents. La femme Cherokee qui épouse un Euro-Américain obtient, pour elle-même, pour sa famille et pour son clan, un accès privilégié aux ressources consenties par les gouvernements dans les traités et aux marchandises importées par le mari, ce qui incite les lignées claniques les plus influentes à monopoliser ces mariages mixtes pour en tirer les bénéfices. Quant à l’homme, il ne devient pas membre du clan, mais il acquiert tout de même un droit de résidence qui le met à l’abri de la violence et qui lui permet de cultiver gratuitement la terre et d’élever du bétail s’il le désire. De plus, s’il est marchand, il s’assure la clientèle des frères de clan de sa conjointe. À l’inverse, un Américain qui n’est ni membre d’un clan, ni marié à une Cherokee n’a aucun accès garanti au commerce ni même à la nourriture ; s’il peut parfois se fier à la culture d’hospitalité des Cherokees en temps de paix, sa situation peut rapidement se dégrader pendant les périodes de tensions politiques entre les autochtones et les États-Unis [18].

Les fils issus de telles unions profitent donc du meilleur des deux mondes : ils deviennent souvent des chefs parce que leurs mères appartiennent à des lignées prestigieuses qui produisent des chefs, et ils héritent des possessions de leurs pères américains issus d’une société patriarcale, alors que dans la tradition Cherokee les maisons et les outils agricoles appartiennent aux clans tandis que les rares possessions des hommes—armes, vêtements, outils de chasse—sont divisées entre ses frères de clan. Cet amalgame de pouvoir politique et de puissance économique au sein d’un même petit groupe d’individus permettra l’émergence d’une nouvelle élite qui réformera le gouvernement Cherokee à son image au début du XIXe siècle.

Le développement de l’esclavage afro-américain

En 1809, environ 583 esclaves d’origine africaine vivent en territoire Cherokee ; James Vann, le plus important planteur Cherokee du début du XIXe siècle, en possède une centaine à lui seul. En 1835, le nombre d’esclaves possédés par des Cherokees atteint 1 592, soit 8,7 % de la population totale de la nation, une proportion comparable à ce que l’on retrouvait dans les États de New York et du New Jersey (6,2 %) en 1790. Environ 8 % des familles Cherokee possèdent alors au moins un esclave et 42 familles en possèdent au moins dix chacune [19].

L’institution reste donc minoritaire chez les Cherokees et son ampleur est sans commune mesure avec la situation dans les États américains voisins : par exemple, on dénombre 105 218 esclaves en Géorgie en 1810 [20]. Néanmoins, les planteurs occupent une place prépondérante au sein des élites politiques de la nation. Parmi les 21 signataires de la Constitution de la Nation Cherokee de 1827, 12 possèdent à eux seuls 23 % de tous les esclaves recensés sur le territoire national [21]. Par exemple, les terres de Major Ridge, Speaker du gouvernement à compter de 1828, sont cultivées par une trentaine d’esclaves [22]. Le démographe Russell Thornton, qui se base sur des données de recensements, estime que 30 % des familles issues de mariages mixtes détiennent au moins un esclave en 1835 tandis que chez les familles non métissées ce taux descend à 1 % [23].

Le développement des plantations semble entraîner un changement dans la perception du concept de race chez les Cherokees. William McLoughlin écrit : « As the Cherokees gradually accepted the white man’s style of plantation agriculture and realized how whites felt about “people of color”, their attitude toward Africans changed. » La plupart des politiciens, généraux et autres officiels américains avec qui l’élite Cherokee est en contact étant eux-mêmes des propriétaires d’esclaves, les Cherokees finissent par conclure que leur survie en tant que peuple requiert une séparation complète entre eux et les descendants d’Africains. « To treat blacks as equals would not raise the blacks in white eyes but would simply lower the red man [24]. »

Il semble donc que, chez les Cherokees, l’émergence du racisme ait suivi le développement de l’esclavage racial sur les plantations. En cela, le phénomène reproduirait la séquence des événements dans les colonies britanniques où, selon Winthrop Jordan, l’esclavage africain découle de circonstances socio-économiques qui exigent l’introduction d’une forme quelconque de travail servile et d’une opportunité fortuite, les Anglais trouvant « thrust before them not only instances of Negroes being taken into slavery but attractive opportunities for joining in that business », d’abord pour l’approvisionnement en main d’oeuvre des colonies espagnoles, puis pour leurs propres établissements [25]. La rapidité du changement de mentalité chez les Cherokees peut s’expliquer de deux manières. D’abord, la majorité des familles de planteurs sont issues de mariages mixtes et ont donc été influencées par les attitudes des Blancs. D’autre part, la discrimination dont les Cherokees et les autres peuples autochtones du sud-est sont eux-mêmes les victimes dans les États voisins constitue un exemple probant des conséquences, pour les Indiens, d’être considérés comme les égaux des Noirs : certaines législatures interdisent notamment aux Cherokees de témoigner contre des Blancs devant les tribunaux, ce qui fait que les mauvais traitements infligés par des colons aux Cherokees ne sont jamais punis [26].

Quant à la vie des esclaves d’origine africaine chez les Cherokees dans les premières décennies du XIXe siècle, elle ne semble guère plus enviable que celle de leurs confrères d’infortune vivant sur les plantations américaines. L’esclave n’est membre d’aucun clan et mène une existence précaire. S’il est la propriété individuelle d’un planteur, il est complètement à sa merci : lorsque James Vann se fait dérober une forte somme d’argent et de biens par certains de ses esclaves et qu’il capture les fautifs, il exécute trois d’entre eux sans aucune forme de procès et sans que quiconque ne s’objecte : « one by burning; one he shot; and a third he strung up on the branch of a tree [27]. » Le cas de James Vann est sans doute exceptionnel, mais il démontre toute la précarité de l’existence des esclaves, qui comptent dorénavant pour la quasi-totalité des personnes d’origine africaine en territoire Cherokee.

Vers une nouvelle définition de l’appartenance

Au cours de la période 1817-1827, un nouveau gouvernement Cherokee centralisé, dominé par la classe des planteurs, redéfinit l’appartenance à la nation par des lois qui viennent peu à peu remplacer la prérogative des clans, d’une part en accordant la citoyenneté aux enfants d’hommes Cherokee et de femmes blanches (et mmême, dans des cas exceptionnels, à ceux d’hommes Cherokee et de femmes Afro-Américaines), d’autre part en privant les Cherokees de descendance africaine, y compris les personnes libres, d’une partie des droits dont ils jouissaient auparavant.

Une affaire d’échange de chevaux entre un Cherokee et un esclave en fuite ayant mal tourné, le gouvernement adopte un décret, le 1er novembre 1819, pour absoudre de toute responsabilité le maître de l’esclave en fuite et pour annoncer que dorénavant « no contract or bargain entered into with any slave or slaves, without the approbation of their masters, shall be binding on them [28]. » Ce cas suggère que des esclaves pouvaient conclure certaines transactions commerciales de leur propre chef avant cette date, ne serait-ce que parce que leurs contreparties fermaient les yeux sur l’origine des biens que les esclaves leur vendaient ou parce qu’elles comptaient sur des recours contre les maîtres des esclaves en question en cas de problème, une option qui ne serait plus disponible désormais.

En 1820, la répression s’abat sur les esclaves qui achètent ou vendent de l’alcool, même à la demande de leurs maîtres. Tout maître qui permet à son esclave de transiger de la sorte s’expose à une amende de 15 dollars ; si l’esclave agit sans permission, il sera battu de 15 coups de « cobbs or paddles » [29]. Une activité plus ou moins tolérée devient ainsi un crime.

En 1824, ce sont les unions entre Cherokees et Afro-Américains qui deviennent formellement illégales et passibles du fouet : 59 coups pour un homme qui entre en concubinage avec une esclave, 25 pour une femme qui fait de même. La loi ne fait aucune mention des personnes libres d’origine africaine, probablement parce qu’elles sont trop peu nombreuses pour que ce soit nécessaire [30].

Également en 1824, le gouvernement Cherokee ordonne la tenue d’un recensement qui, pour la première fois, exige que l’on dénombre les citoyens selon des étiquettes raciales : « Cherokee », « Blanc intermarié » ou « esclave noir. » Selon l’historienne Fay Yarbrough, il s’agit d’un signe de l’adoption d’une vision désormais formellement racialisée des relations sociales [31].

La citoyenneté transmissible par les hommes

En 1825, les enfants de couples mixtes dont le père est Cherokee se voient reconnaître la citoyenneté :

Resolved by the National Committee and Council, That the children of Cherokee men and white women, living in the Cherokee Nation as man and wife, be, and they are hereby acknowledged to be equally entitled to all the immunities and privileges enjoyed by the citizens descending from the Cherokee race by the mother’s side [32].

La loi de fait aucune mention des enfants d’hommes Cherokee et de femmes d’origine africaine. L’année précédant l’adoption de celle-ci, un cas célèbre avait pourtant été soumis au gouvernement : celui des enfants du guerrier Shoe Boots.

En 1824, Shoe Boots écrit au Conseil national pour lui demander d’accorder la liberté et la citoyenneté aux enfants qu’il a eus avec l’une de ses esclaves, Doll. « Being in possession of Some Black people And being Scross (sic) in my affections », écrit-il, rappelant ainsi aux autorités que sa première femme (une Blanche) l’avait abandonné et avait emmené leurs enfants avec elle au Kentucky pour ne jamais en revenir, « I debase myself and took One of my Black Woman by the name of Daull. By her I have had three Children […] and as the time I May be called On to die is ansertain, my desire is to have them as free Sitisans of this Nation » Shoe Boots ne peut supporter que ses enfants soient ses esclaves, et encore moins qu’ils ne deviennent propriété d’autrui après sa mort: « My friends how can I think of them having boan of my bone and flesh of my flesh, to be called their property and this by my imprudent Conduck, and for them and their offspring to Suffer for Generations yet unborn [33]. »

Le cas de Shoe Boots démontre la complexité des relations raciales et de la question identitaire chez les Cherokees durant les années 1820. Le gouvernement, plutôt qu’un clan, est appelé à décider de la citoyenneté des enfants, mais les règles à appliquer n’existent pas encore. Shoe Boots considère ses relations sexuelles avec une esclave dégradantes (« I debase myself »), mais la liaison perdure et se déroule presque certainement au vu et au su de la communauté puisque Shoe Boots est un personnage connu. Enfin, l’existence même de la missive de Shoe Boots indique que la transmission patrilinéaire de l’identité Cherokee, inimaginable quelques années auparavant, est maintenant envisageable même pour la progéniture d’une relation entre un Cherokee et une esclave. La réponse du gouvernement est tout aussi complexe : la demande de Shoe Boots est acceptée, mais il n’est pas question de laisser la chose devenir un précédent :

The National Council have taken into consideration the Petition of Shoe Boots purporting to grant freedom to his three children, which he had by his slave; The Council therefore have no objection to recognise their freedom, as well as their inheritance to the Cherokee Country; But it is ordered that Shoe Boots cease begetting any more children by his said slave woman […] [34]

Un ordre auquel Shoe Boots ne se résigne pas à obéir puisque son union avec Doll dure plus de trente ans et produit au moins deux autres enfants, des jumeaux qui naissent après la mort de leur père. Lorsque Doll demande pour eux le même traitement que pour leurs aînés, le Comité national refuse de considérer la pétition : « and would not suffer any more of such black spots to rest upon the memory of their departed & lamented Warrior and Friend [35] ». Une conclusion d’autant plus pathétique que le fait que Doll ait eu à demander l’affranchissement de ses jumeaux indique que Shoe Boots ne lui a jamais donné sa propre liberté.

La Constitution de 1827

Enfin, la Constitution de 1827 vient sceller la division de la nation sur des bases raciales. L’article III, section 4, spécifie :

The descendants of Cherokee men by all free women, except the African race, whose parents may been (sic) living together as man and wife, according to the customs and laws of this Nation shall be entitled to all the rights and privileges of this Nation, as well as the posterity of Cherokee Women by all free men. No person who is of negro or mulatto parentage, either by the father or the mother side, shall be eligible to hold any office of profit, honor or trust under this government. [36]

Dorénavant, un second Shoe Boots ne pourrait plus espérer légitimer ses enfants puisque la descendance de femmes d’origine africaine, même libres, est explicitement exclue de la citoyenneté. Le mariage entre femmes Cherokee et hommes d’origine africaine étant interdit depuis 1824, les droits accordés à « la descendance des femmes Cherokees par tous les hommes libres » sont restreints par la Constitution aux enfants issus d’unions antécédentes, comme Nancy. L’article III, section 7 limite le droit de vote sur des bases similaires, aux seuls « free Male citizens (excepting negroes and descendants of white and Indian men by negro women, who may have been set free) who shall have attained the age of eighteen years [37]. »

Quant aux Afro-américains adoptés par des clans, comme Molly/Chickaua, la Constitution ne leur retire pas formellement tous leurs droits, mais elle introduit un flou juridique inquiétant. Les enfants de Molly, par exemple, sont à la fois des Cherokees et les « descendants of white and Indian men by negro women, who may have been set free ». Devraient-ils avoir le droit de vote ? Et puisqu’ils sont de « negro or mulatto parentage, either by the father or the mother side », sont-ils des citoyens à part entière ?

Dans son livre Playing Indian, l’historien Philip Deloria écrit :

One of the most powerful lines that can be drawn across the spectrum ranging from sister to nonhuman is that which delineates the nation. Nationalism links land, subsistence, political identity, and group destiny together, creating a clear-cut boundary between insiders and outsiders. [38]

Pour les Cherokees, la distinction entre le « nous » et le « eux » a toujours été claire, mais la frontière se déplace de façon décisive au début du XIXe siècle. Une forme d’appartenance familiale, déterminée par la naissance ou par l’adoption, décidée sur une base individuelle, et contrôlée par les femmes, laisse peu à peu sa place à une citoyenneté légale, uniformisée, contrôlée par un gouvernement centralisé, et encadrée par des restrictions raciales.

L’impact de ce changement dans la vie de la majorité des Cherokees est difficile à mesurer. Les sources dont nous disposons, compilées par des Américains culturellement imprégnés de considérations raciales, documentent surtout les pratiques des autochtones de l’élite socioéconomique que les observateurs de l’époque côtoient. Or, ces élites constituent la partie la plus acculturée de la nation et il n’est pas certain que leurs attitudes raciales inspirées par les coutumes des Blancs se soient répandues dans toutes les couches de la société, surtout dans les régions où les contacts avec les Blancs sont rares. Et les cas de Molly/Chickaua et des enfants de Shoe Boots et de Doll démontrent que, même au sein de l’élite, les barrières raciales ne sont pas toujours imperméables.

Néanmoins, il est indéniable que le caractère de la nation évolue au début du XIXe siècle. L’attribution de la citoyenneté aux enfants d’hommes Cherokee remplace la règle de l’identité clanique par une règle ethnique : tout Cherokee, homme ou femme, peut transmettre la citoyenneté. Des lois discriminatoires de plus en plus sévères envers les Afro-Américains affaiblissent encore plus l’identité clanique en restreignant les droits des descendants de femmes Cherokees et d’Afro-Américains. La Constitution adoptée par la Nation Cherokee en 1827 formalise cette vision d’une nation où la citoyenneté est largement dissociée de l’appartenance à un clan et où la couleur de la peau constitue un critère d’éligibilité déterminant.

Cette transformation n’a pas été sans conséquences—des conséquences qui perdurent jusqu’à nos jours. Le système des plantations travaillées par des esclaves a survécu à la déportation des Cherokees le long de la « Piste des Larmes » à la fin des années 1830, et pendant la Guerre de Sécession, les planteurs ont réussi à imposer la signature d’un traité d’alliance entre la Nation Cherokee et la Confédération sudiste [39]. Après la répudiation de ce traité par l’administration du chef principal John Ross, la Nation s’est fractionnée et le chef choisi par la faction pro-sudiste, Stand Watie, est devenu le dernier général confédéré à se rendre aux forces de l’Union à la fin de la guerre. La question de l’appartenance des descendants d’esclaves affranchis après la guerre déchire encore la communauté aujourd’hui ; le 22 août 2011, la Cour suprême de la Nation Cherokee infirmait une décision d’un tribunal de district et révoquait les droits de citoyenneté de quelque 2 800 d’entre eux. La cause n’est toujours pas résolue [40].