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Lorsque des processus du monde réel comme la dernière crise économique de 2008 viennent à ébranler les représentations mentales du monde offertes par la théorie néolibérale, l’esprit plus enclin à ajuster ses représentations mentales avec la réalité que de les ajuster à la main du monde financier qui le nourrit[1], trouvera certainement quelques nourritures pour alimenter et provoquer sa pensée en (re)découvrant la personne et l’oeuvre de Thorstein Veblen (1857-1929). Processus de réflexion d’autant plus nécessaire pour une théorie prétendant le statut de science, laquelle suppose, entre autres, un pouvoir prédictif : pourtant, la quasi-totalité des économistes d’allégeance néolibérale n’a su voir venir la crise, rappelant en cela Irving Fisher, le chantre du libéralisme des années 1920 qui prédisait des temps prospères tout juste avant le krach d’octobre 1929.

C’est à quoi nous invite cet ouvrage, réalisé à l’occasion du 150e anniversaire de cet économiste, lequel décapa avec une ironie mordante les axiomes sous-tendant les thèses économiques libérales à saveur utilitariste ainsi que l’« homo-economicus » — critiques toujours aussi actuelles aujourd’hui—et qui peu avant son décès, annonçait la crise qui venait. Veblen fut le père intellectuel de deux des courants économiques les plus influents aux États-Unis offrant une alternative à l’école néoclassique basée sur des modèles statiques d’équilibre, soit le courant institutionnaliste et l’économie évolutive. Il ne s’agit cependant pas d’une introduction systématique à sa pensée ni à sa vie, mais bien le résultat de divers essais d’éminents universitaires—surtout des disciplines économiques et historiques—sur divers sujets, séparés en quatre champs thématiques. La première partie se consacre à la vie et à l’origine américano-norvégienne de Veblen, posant les prémisses d’une nouvelle biographie pour remplacer celle de Joseph Dorfman, aujourd’hui datée à la lumière des nouvelles connaissances. La seconde partie explore le parcours scolaire de Veblen qui montre qu’il ne fut pas un penseur hétérodoxe sorti de nulle part comme le prétendait Dorfman, mais le produit d’une multidisciplinarité, incluant l’histoire, si absente dans le cursus économique d’aujourd’hui, et d’une génération de professeurs qui questionnaient non seulement l’orthodoxie économique du temps, mais qui intégraient aussi les dernières avancées dans les différentes sciences de l’époque. Suivent des essais sur la politique de Veblen ainsi que sur sa pensée économique.

Bien que les essais soient quelque peu disparates, particulièrement dans la section économique qui explore divers concepts de Veblen sans intention de créer un tout unifié avec une continuité d’intention, il n’en demeure pas moins un ouvrage fort intéressant qui rappelle qu’à plusieurs reprises dans l’histoire, la pensée économique libérale était loin d’être dominante aux États-Unis. Pour un public intéressé à l’histoire économique, ce livre peut servir d’une introduction spécialisée à la vie et l’oeuvre de Veblen. Cependant, ce dernier devrait s’accompagner de la lecture originale des textes de Veblen, notamment son The Theory of Leisure Class (1899) et son The Theory of Business Enterprise (1904), à défaut de quoi le lecteur ne sera pas en phase avec les auteurs.

Par exemple, la lecture de The Theory of Business Enterprise est requise pour bien comprendre la distinction introduite par Veblen entre la poursuite industrielle et la poursuite du gain pécuniaire liée à l’économie financière de l’autre côté. La première est nécessaire au bien commun et possède sa propre logique et ses représentants typiques, comme l’ingénieur, le scientifique et l’entrepreneur, alors que la seconde est représentée par la figure du businessman qui cherche uniquement à maximiser le profit monétaire. Comme l’argue L. Randall Wray dans son essai sur le grand crash de 2007, Veblen savait déjà qu’à l’époque, la représentation mentale du processus réelle du processus économique par la théorie libérale ne correspondait tout simplement plus à la réalité contemporaine. Elle n’était plus dominée par le marché des biens comme se le représentait la théorie libérale, mais par le marché des capitaux et du crédit bancaire dans lequel le businessman ne s’intéresse pas aux biens d’équipement industriels en tant que facteur de production, mais en tant que levier pour obtenir du crédit, basé sur des anticipations de revenu pécuniaire futur. Mais cela ouvre grandes les portes à la subjectivité, aux spéculations et aux manipulations. Tout acheteur de « papier commercial » avec des revenus anticipés sur le paiement futur d’hypothèques, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec, comprendra aisément de ce dont il retourne... Comme le mentionne Reinert, si dans les années 1970 la description de certains business comme pouvant être une forme moderne de piraterie, dont le sabotage technologique pouvait être l’un des instruments employés pour faire hausser les prix, pouvait paraitre saugrenue, des cas comme Enron qui créa des pannes de courant artificielles pour faire exploser les prix en Californie ou encore l’économie casino qui se nourrit de la décroissance d’économie nationale comme en Grèce rappelle la pertinence et l’actualité des thèses de Veblen.