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L’approche nationale a été l’une des premières échelles d’analyse lors de la professionnalisation de l’histoire au XIXe siècle. Cette approche a caractérisé la discipline durant plusieurs décennies et a encouragé le discours de l’exceptionnalité nationale chez les peuples ainsi que le cloisonnement géographique de la discipline. Cette situation demeure très présente dans de nombreux pays occidentaux, particulièrement en France[1]. Afin de sortir d’un cadre national souvent contraignant, plusieurs historiens se tournent vers des approches alternatives telles que la micro-histoire et la macro-histoire.

Les restrictions du cadre national ne sont pas l’unique raison de vouloir changer d’échelle d’analyse. Certains historiens cherchent simplement à élargir leur perspective historique afin de comprendre les liens entre les pays. Cette conscience des liens internationaux devient incontournable pour les historiens, même chez ceux conservant une approche nationale[2].

Bien qu’il ait une diversité des approches sur le plan des échelles spatiales, peu d’historiens ont tenté de croiser les échelles micro et macro-historique au sien d’une même démarche. Dans de rares cas, des exemples micro-historiques sont utilisés soit dans une approche prosopographique ou pour appuyer l’argumentation de travaux plus globalisants. Dans Les quatre parties du monde, Serge Gruzinski utilise des exemples micro-historiques comme l’indien Chilmalpahin et le missionnaire Diego de Malacca afin d’étayer sa thèse d’une mondialisation, ou d’un empire interconnecté, sous le règne de Philippe II d’Espagne (1556-1598). Gruzinski n’utilise pas ces différentes perspectives d’échelle de façon complémentaire, car ces exemples micro-historiques servent uniquement à appuyer son propos macro-historique[3].

Le croisement des échelles micro et macro-historiques ouvre de nouvelles perspectives historiques. Nous pourrons observer un lieu précis de manière transnationale en analysant son intégration des liens internationaux à travers son mobilier et son architecture. Ou encore, nous pourrons mieux comprendre l’interdépendance qu’entretient une métropole envers sa colonie. C’est ce que nous tenterons de faire dans cet article, en observant l’intégration de la situation internationale de la France de la Monarchie de Juillet au château Monte-Cristo. Nous pourrons ainsi voir ce que le château de Monte-Cristo nous apprend sur le rapport que la France entretient avec le reste du monde.

Dans un premier temps, nous introduirons l’historiographie des échelles d’analyse alternatives ainsi que du château de Monte-Cristo. Nous nous pencherons sur la pertinence de ce château dans le cadre de notre réflexion. Dans une seconde partie, nous expliquerons en quoi le château de Monte-Cristo intègre le contexte orientaliste de la France au premier XIXe siècle. Dans une troisième partie, nous nous concentrerons sur l’application consciente et inconsciente d’une culture européenne commune à Monte-Cristo. Nous conclurons par une réflexion sur les apports du croisement des échelles dans une recherche historique.

L’état actuel des débats sur les échelles historiques et la pertinence de leur croisement à Monte-Cristo

Bien que les historiens Lucien Febvre et Fernand Braudel[4] ont tenté, dans la première moitié du XXe siècle, d’effectuer un élargissement d’échelle dans la discipline historique ce n’est qu’à partir de la décolonisation des années 1960 que l’échelle nationale traditionnelle est remise en question, entre autres par l’approche postcoloniale. Des intellectuels provenant des anciennes colonies entrent à ce moment dans les universités occidentales et intègrent leur histoire aux récits nationaux de leurs métropoles[5]. Cette situation a pour effet de mettre en perspective les récits nationaux des « grandes » nations européennes, du moins dans le milieu universitaire. On retrouve, à l’origine de cette nouvelle tendance, l’ouvrage Orientalism d’Edward Saïd, où l’auteur analyse et déconstruit la vision occidentale de l’Orient[6]. L’approche macro-historique prend, enfin, un second souffle avec l’international turn des années 1990 à partir duquel on cherche à faire une histoire post-nationale[7].

L’approche macro-historique cherche à observer un sujet ou un phénomène sur une échelle surpassant le cadre national. Cette méthode permet de discerner des éléments difficiles à observer d’un point de vue strictement national. Par exemple, nous comprenons mieux les échanges et les influences interculturels entre les pays. Nous pouvons ainsi mieux appréhender l’interdépendance et l’interinfluence entre les peuples dus aux échanges commerciaux et culturels. Plusieurs écoles de pensée se sont ainsi développées. On retrouve une approche dite régionale ou transnationale où les chercheurs se penchent sur une aire géographique précise comme l’océan atlantique ou la Méditerranée, afin d’identifier les similarités de ses habitants[8]. D’autres chercheurs se concentrent sur les espaces contrôlés par un empire comme, par exemple, Serge Gruzinski dans Les quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation[9] ou l’Ornamentalism : How the British Saw Their Empire de David Cannadine[10]. Certains vont même analyser un phénomène au-delà de l’histoire humaine comme David Christian qui prône une histoire totale de l’univers[11]. En observant les interactions sociales et culturelles du thé et de la rhubarbe, Lynn Hunt peut, quant à elle, discerner les rapports d’interdépendance au XVIIIe siècle au-delà des stricts facteurs économiques[12].

De son côté, la micro-histoire ou la micro-storia est un courant de recherche italien qui met l’accent sur l’analyse de l’histoire à petite échelle. Ses adhérents s’intéressent principalement à des sujets tels que des villages ou des individus. En utilisant des cas précis, la micro-histoire permet d’appréhender des éléments difficiles à observer à une échelle plus large, comme l’influence et l’agentivité de la culture sur l’individu. Il existe plusieurs courants micro-historiques, par exemple social avec Giovanni Levi[13] et culturel avec Carlo Ginzburg[14].

À très petite échelle, certains auteurs ont offert des études de cas tout à fait éclairantes. On pense ici à l’étude de l’individu Louis-François Pinagot par Alain Corbin[15] et à celle de Mennochio par Carlo Ginzburg[16]. Dans Le fromage et les vers, Ginzburg concentre son analyse sur le cas du meunier Mennochio et fait ressortir des éléments inédits pour l’historiographie de l’époque. Il constate ainsi l’impact de la culture orale et littéraire sur la conception du monde des personnes provenant de milieux populaires, tout cela sans passer par des sources plus traditionnelles comme celles provenant des élites lettrées. L’historien a pu aussi mieux comprendre la complexité des relations entre la culture des élites souvent littéraires et celle de la population, majoritairement orale. Cette dernière possédait une grande richesse à la fois indépendante et active au même titre que la culture des élites. Ginzburg apporte ainsi une dimension individuelle des diverses interprétations du monde et de leurs diffusions[17].

Dans son livre Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Alain Corbin reconstitue la vie d’un simple sabotier de l’Orne. Par cette démarche, l’historien tente de mieux appréhender l’univers rural vécu par les Français du XIXe siècle. Grâce à une approche multidisciplinaire et le croisement des informations extérieures, Corbin sort Pinagot de l’anonymat malgré le manque d’archives à son sujet. L’historien reconstitue ainsi la perception temporelle, sociale et spatiale de ce sabotier n’ayant jamais quitté sa région et dresse, du même coup, un portrait général du monde rural français. Par exemple, l’historien met en perspective l’impact de la « grande histoire » sur les personnes lambda. L’auteur expose le manque d’intérêt et d’impacts des évènements historiques sur son protagoniste de la Révolution jusqu’à la chute du Second Empire. Les seules exceptions étaient lorsque des événements le touchaient directement comme les invasions de la France en 1815 et en 1870[18]. On constate que les ouvrages importants de l’approche micro-historique se concentrent plutôt sur les impacts locaux ou nationaux de leurs sujets plutôt qu’aux impacts et aux influences internationales. Ce manque dans l’historiographie s’explique en partie par la démarche initiale de l’approche bien que nous confirmerons sa complémentarité avec la macro-histoire dans cet article.

Le domaine de Monte-Cristo, histoire et pertinence du cas

Le domaine de Monte-Cristo se situe sur la colline de Montferrand dans les coteaux de Port-Marly au carrefour des communes de Port-Marly, Marly-Le-Roi et LePecq. Son histoire commence par l’achat de plusieurs terrains agricoles par l’écrivain Alexandre Dumas en 1844. Ce dernier s’était rapidement enrichi grâce au succès de ses deux romans-feuilletons : Le comte de Monte-Cristo et Les trois Mousquetaires. La construction s’est terminée vraisemblablement aux alentours de 1847. Le séjour de l’auteur y a toutefois été de courte durée, car celui-ci a fait faillite en 1849. Après le départ de l’écrivain, Monte-Cristo est passé dans les mains d’une dizaine de propriétaires jusqu’à son achat par les communes environnantes en 1972. Bien que la superficie exacte du château à l’époque de Dumas nous soit inconnue, le coeur névralgique du domaine est toujours présent et se divise aujourd’hui en trois parties. L’opulent pavillon principal du château de Monte-Cristo servait à recevoir et éblouir les invités du célèbre écrivain. Le pavillon du Château d’If se révèle plus sobre et servait de cabinet d’écriture à Dumas[19]. Ces deux bâtiments sont entourés d’un immense jardin romantique à l’anglaise dit d’Haydée.

Sur le plan historiographique, on constate un manque d’intérêt pour le château chez les historiens. À l’exception du mémoire de Chantale Cicquel en 1972, le domaine n’a fait l’objet d’aucun ouvrage historique. Il est mentionné dans les livres se penchant sur la vie d’Alexandre Dumas, mais ses allusions demeurent anecdotiques[20]. Même le mémoire de Chantal Cicquel semble être un outil de promotion patrimoniale en plus d’être une recherche historique, car il a été rédigé dans le contexte de la possible démolition du domaine dans les années 1970[21].

Sur le plan méthodologique, peu de documents sur le domaine nous sont parvenus. L’inventaire de saisie utilisé lors des enchères de 1849 est notre principale source pour comprendre la vie au château à l’époque de Dumas[22]. Cet inventaire répertorie les objets et le mobilier du domaine, pièce par pièce. Ce document nous permet de visualiser la disposition des pièces du domaine et d’imaginer la vie de Dumas lors de son séjour. La seconde source utilisée est le domaine en lui-même. Bien que sa superficie diminue au fil des années à cause des ventes successives et des affaissements du terrain, les châteaux de Monte-Cristo et d’If demeurent semblables à leurs descriptions à la fin des années 1840[23].

La pertinence du cas de Monte-Cristo pour notre réflexion concernant le croisement des échelles s’explique en plusieurs points. Premièrement, le château a été bâti durant le premier XIXe siècle, plus précisément sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), une période charnière dans le développement des relations internationales françaises sur le plan culturel et politique. L’Europe accroît ses liens transnationaux et intracontinentaux avec le perfectionnement des moyens de transport et son ingérence en Orient[24]. La France s’est incrustée au Maghreb après sa conquête de l’Algérie en 1830. Le Romantisme s’est imposé et a décliné durant cette période, intégrant l’orientalisme au sein de son imaginaire. Les deux pavillons du domaine incorporent explicitement des éléments culturels orientaux et européens permettant de constater une certaine interdépendance ou, du moins, une « appropriation culturelle ». Sur le plan social, le château illustre une certaine « démocratisation » des objets de luxe exotiques. Ils ne sont plus seulement entre les mains de la haute noblesse, mais aussi dans celles de la bourgeoisie récente[25]. Sur le plan micro-historique, Monte-Cristo est intimement lié à son premier propriétaire, Alexandre Dumas. La connaissance du parcours, de la personnalité et des oeuvres de l’auteur nous permet de concevoir plus aisément sa perception du monde et l’incarnation de cet imaginaire en son propre domaine[26].

Monte-Cristo : un témoignage de l’intégration et de l’agentivité de l’orientalisme français

En premier lieu, le château de Monte-Cristo nous renseigne sur l’intégration à petite échelle de l’orientalisme au sein de l’élite française. On constate une vision d’un orient imaginé par Dumas à la fois ostentatoire, exotique et opulent. Deux pièces du pavillon de Monte-Cristo représentent cette perception orientalisante ainsi que les rapports qu’entretenait la France avec le monde arabe. Ces deux pièces étaient si opulentes et richement décorées qu’elles valaient la somme astronomique de plus de 3000 francs chacune. À titre de comparaison, tout le mobilier du château d’If équivalait à 600 francs, une somme déjà élevée pour une maison bourgeoise[27]. Au rez-de-chaussée, tout près de la salle à manger, le salon de cachemire était un véritable lieu d’exhibition de la richesse du propriétaire. On y retrouvait toute sorte d’objets accrochés aux murs tels que des sabres arabes, un oeuf d’autruche et un fusil albanais. Le salon évoque les cabinets de curiosités tellement l’inventaire de 1849 y énumère un nombre colossal d’artéfacts[28].

La seconde pièce, le salon mauresque, se caractérisait par un plafond et des murs en stuc finement sculptés par les sculpteurs de la tombe du sultan du Maroc, Moulay Abderrahmane. Au fond de cette pièce, des arches délicatement décorées évoquaient les palais arabes visités par Dumas en 1846[29]. Le tout était agrémenté de coussins et de décorations persanes[30].

L’intégration des éléments orientaux à Monte-Cristo

On constate une vision superficielle et esthétisée de l’Orient chez Dumas à Monte-Cristo. L’auteur décore sa demeure avec des artéfacts orientaux afin d’impressionner ses invités et accroître son prestige. Toutefois, ces objets sont utilisés hors de leur contexte d’usage créant ainsi des mélanges impropres entre les objets qui deviennent de simples trophées. Par exemple, dans le salon de cachemire, des shishas et des armes orientales sont utilisés strictement à des fins décoratives[31]. Il en résulte un mélange pêle-mêle d’objets aux provenances variées sans lien tangible entre eux, ce qui n’a pour effet que d’évoquer un exotisme orientalisant. Sur le plan architectural, un minaret est construit dans la partie arrière du château de Monte-Cristo. La demeure en devient presque un pastiche avec ces mélanges improbables, dont une girouette en forme de dragon chinois à son sommet, exposant les amalgames grossiers sur l’Orient véhiculés par les architectes[32].

Ce dernier exemple illustre bien la vision biaisée et occidentalisée de l’Orient véhiculé à Monte-Cristo. On observe une vision monolithique de cette région surtout dans le salon Mauresque[33]. Alexandre Dumas voulait reconstituer les palais qu’il avait visités. Toutefois, l’écrivain mélangeait les décors marocains avec du mobilier persan. Cet amalgame montre que Dumas interprétait le monde musulman comme une seule entité sans nuance tangible. Cette situation expose qu’il ne prenait pas en compte ou ignorait les nuances et les différences qui composent le monde musulman. En somme, la compréhension occidentalisée de Dumas, pour ne pas dire simpliste et monolithique, transparaît davantage que la source d’inspiration originale, c’est-à-dire Dumas lui-même[34].

Bien que les interprétations sur l’Orient soient essentiellement superficielles et pastichées, l’inventaire de saisie du château atteste une certaine « démocratisation » dans la possession d’objet exotique et du voyage. Étant donné les réseaux de transport maritime et terrestre rudimentaires au XVIIe siècle et XVIIIe siècle, les artéfacts exotiques inusités demeuraient en possession de la haute noblesse. Après le développement des transports et l’installation française au Maghreb, ces objets sont devenus plus accessibles à une plus grande partie de la population[35]. Au XIXe siècle, les voyages étaient de plus en plus fréquents et touchaient une couche plus large de la population. Ils demeuraient tout de même dans les girons du pouvoir principalement chez les diplomates, les militaires ou les personnes subventionnées par le régime en place. Bien que l’ascension sociale d’Alexandre Dumas ait été rapide et éphémère, il a pu se procurer des artéfacts exotiques[36]. On comprend alors que bien que ces objets demeuraient très onéreux, une élite plus mobile et plus large comme la bourgeoisie pouvait les acquérir.

Une intégration directe et indirecte chez Dumas

L’influence orientale ainsi que l’influence internationale s’intègrent au château de Dumas de façon indirecte et directe. Indirecte d’abord, parce que l’écrivain a été marqué par un contexte sociopolitique et international qui le dépassait. En juillet 1830, peu avant la révolution des Trois Glorieuses, les troupes du roi Charles X se déployaient sur les côtes algériennes et prenaient sa capitale, Alger. Cet évènement a marqué le début de l’implantation française au Maghreb et en Orient[37]. Bien que le successeur de Charles X, Louis-Philippe 1er, se soit implanté militairement en Algérie, son gouvernement ne se limitait pas qu’à cette occupation. En plus d’entamer la colonisation des côtes algériennes, les Français développaient des relations diplomatiques avec plusieurs pays de cette région, tels le Maroc, l’Égypte et la Tunisie[38].

Cette implantation au Maghreb a généré un engouement artistique et littéraire chez les Français de la Monarchie de Juillet (1830-1848) qui s’est transformé en un engouement populaire au cours des années 1830[39]. En effet, plusieurs artistes tels Eugène Delacroix ont peint des tableaux représentant les lieux et les gens de ce monde « redécouvert »[40]. Plusieurs écrivains de cette époque y voyageaient et écrivaient sur le sujet comme Nerval, Lamartine ou Châteaubriand[41]. Ces oeuvres ont alimenté l’image collective d’un Orient altéré chez les Français. Cet engouement était aussi intellectuel. Les penseurs Ernest Renan et Silvestre de Sagy ont conceptualisé et défini l’Orient selon leurs propres termes. L’Orient est perçu comme mystérieux, exotique et opulent. Ces auteurs, ainsi que la population, l’opposèrent à l’Occident en développant une conceptualisation des Orientaux comme un peuple indolent vivant au milieu d’une richesse facilement acquise[42].

Cet attrait pour l’Orient incarné dans le château de Monte-Cristo s’explique aussi par l’expérience de vie personnelle d’Alexandre Dumas. L’auteur a voyagé entre novembre 1846 et janvier 1847 au Maroc, en Algérie et en Tunisie afin de promouvoir la France au Maghreb. Ce voyage a inspiré la décoration de plusieurs pièces du domaine qui lui rappelaient les grands palais qu’il avait visités. Dumas a rapporté d’ailleurs de nombreux artéfacts afin de décorer sa nouvelle demeure, Monte-Cristo.

Dumas a emmené en France les deux sculpteurs de la tombe du roi du Maroc afin de lui façonner un salon aussi magnifique que ceux de leur maitre[43]. Ces artisans étaient aussi des acteurs directs de l’interdépendance entre la France et ses colonies, car ils ont reconstitué leur art local en sol étranger. Ces deux sculpteurs ont réalisé de l’art oriental traditionnel pour un public étranger en quête d’exotisme. Gruzinski explique qu’il y a un décalage entre l’art pour l’étranger et la réalité du pays nourrissant ainsi une vision biaisée de l’Orient. Dans le cas de Monte-Cristo, les deux artisans ont sculpté le plafond du salon mauresque dans un style marocain extrêmement traditionnel prisé par l’occident. Ce style décoratif était très présent dans les palais marocains, mais il était en décalage avec l’art marocain en général qui était influencé par les échanges avec l’Occident, l’Afrique et l’Asie. Le choix de Dumas diffusait ainsi une image pastichée du Maroc, prisonnière d’une représentation traditionaliste[44].

On observe un fort engouement pour l’Orient après la conquête de l’Algérie et la colonisation qui a suivi. Cet engouement « colonial » s’applique chez Dumas par une appropriation culturelle maladroite de l’art et des artefacts. En bref, une interprétation biaisée et altérée de la culture des dominés par les dominants. Cette vision était souvent basée sur des idées préconçues qui se nourrissaient des récits de voyage. En effet, selon Edward Saïd, les voyageurs validaient leur apriori plutôt que de les démentir[45].

L’intégration de la culture européenne au sein de Monte-Cristo

Une conscience d’une culture européenne commune ?

Monte-Cristo intègre aussi des éléments propres à une culture européenne commune, ou du moins, partagée. Le château est une représentation que se fait un lettré occidental de sa propre culture. En premier lieu, il y a une conscience d’une culture littéraire européenne commune à Monte-Cristo : sur les murs du pavillon de Monte-Cristo sont disposés des médaillons représentant « les plus grands écrivains de l’humanité »[46]. Dans ce temple à la gloire des plus grands auteurs, on peut compter Dantès, Cervantès, Goethe, Aristote, Victor Hugo, etc. Bien que la France ait une grande influence dans ce domaine, on constate que Dumas cherchait à représenter un monde littéraire européen varié autant sur le plan géographique que sur le plan temporel[47]. La France n’est représentée que trois fois par Hugo, Molière et lui-même sur les douze auteurs exposés.

Malgré la diversité, ces écrivains qui se veulent une représentation de la littérature comprise comme universelle proviennent tous d’Europe. On pourrait dans un premier temps penser à une méconnaissance de Dumas de la littérature non européenne. Pourtant, le célèbre écrivain a beaucoup voyagé au cours de sa vie. On peut donc conclure qu’il s’agissait plutôt d’une vision eurocentrique de la littérature dans laquelle seule la littérature européenne est digne de représenter l’humanité. Cette vision eurocentrique est directement liée au contexte colonial français comme nous l’avons mentionné précédemment. Elle est aussi influencée par les discours orientalistes de Renan et de Sagy prônant la supériorité du monde occidental[48].

Cette intégration de la culture européenne ne se manifestait pas uniquement dans les références littéraires, mais aussi dans le mobilier et l’architecture du château. Bien que les artéfacts orientaux prennent une place importante, on constate le maintien d’un certain luxe à l’européenne. Dans l’Inventaire de saisie de 1849, plusieurs objets ou matériaux provenaient des grands ateliers de luxe du continent[49]. On y mentionne des objets en verre vénitien ainsi que des lustres en saxe. On peut constater que l’on conservait un certain attrait pour le luxe européen, du moins pour maintenir son rang. Le pavillon de Monte-Cristo réunit aussi plusieurs styles architecturaux européens comme la majorité des châteaux français construits au XIXe siècle[50]. Bien qu’il possède quelques caractéristiques orientales, Monte-Cristo se caractérise essentiellement par un style à la fois français et italien. Le château incorpore à la fois le style Henri II, avec ses deux tourelles, et le Rococo, avec son côté éclectique. Le choix de ces deux styles atteste de l’influence des architectures européennes en France depuis la Renaissance[51].

Le mouvement romantique au château de Monte-Cristo

Le Romantisme est l’un des mouvements européens qui s’intègre le plus au sein de Monte-Cristo. D’origine allemande, il s’est diffusé à travers toute l’Europe au début du XIXe siècle. Dans les années 1830 et 1840, la France devenait le fer de lance du mouvement bien que des artistes comme Beethoven et Schubert prouvent la dimension européenne du courant[52]. Les éléments romantiques les plus probants à Monte-Cristo sont le culte du soi et l’attrait pour une conception idéalisée du Moyen Âge.

Plusieurs éléments du domaine reposent sur le culte de Dumas envers lui-même. Pour preuve, tout le domaine fait référence aux oeuvres du célèbre écrivain. Les noms des pavillons sont tirés du livre le Comte de Monte-Cristo : l’un reprend le titre éponyme et l’autre reprend le nom d’un des lieux centraux du célèbre roman-feuilleton. Les jardins ont été nommés en l’honneur de la compagne du comte de Monte-Cristo, Haydée. Dumas se référait aussi à ses autres oeuvres. Par exemple, des briques beiges sur lesquelles sont inscrits les titres des oeuvres de l’écrivain tapissent les murs extérieurs du château d’If[53].

Le culte de soi de Dumas se transpose dans sa propre représentation dans la pierre. Comme nous l’avons mentionné, Alexandre Dumas s’est représenté lui-même dans les médaillons des grands écrivains ornant les murs du pavillon de Monte-Cristo. De plus, le château arbore les initiales de l’écrivain de manière stylisée sur les tourelles de ce même pavillon, comme le font plusieurs autres romantiques de cette époque[54]. L’auteur cherchait ainsi à faire de Monte-Cristo un temple à sa propre gloire et à son ascension nouvelle. En même temps de s’inclure dans les dogmes romantiques, l’attitude de Dumas s’en éloignait par l’étalage ostentatoire de ses richesses. On constate ainsi que les valeurs romantiques européennes et allemandes s’intégrèrent profondément en France ainsi que chez Dumas pour devenir purement françaises. Dumas intégrait et utilisait les éléments romantiques à des fins ostentatoires plutôt qu’idéologiques. Cette attitude allait à l’encontre de l’idéologie romantique se voulant une introspection intime des sentiments profonds[55]. Elle devenait un simple prétexte décoratif afin d’éblouir les visiteurs. Cette attitude des romantiques envers leur mouvement était symptomatique de l’embourgeoisement de plusieurs de ses membres.

On constate les attraits pour le Moyen Âge à Monte-Cristo au château d’If. Le pavillon comporte une tour et des bas-reliefs inspirés du gothique flamboyant de la fin du Moyen-âge. De plus, le pavillon étant sur une petite île, on accède au château par un pont-levis[56]. Dumas avait installé aussi de véritables vitraux médiévaux aux fenêtres du château de Monte-Cristo. Cette passion du médiéval va au-delà du romantisme, car elle s’intégrait aussi dans le néogothisme de la noblesse légitimiste. Ces derniers ont reconstruit leurs châteaux dans un style médiéval afin de réaffirmer une légitimité sociale perdue depuis 1830[57]. Plusieurs bourgeois, dont Dumas, se faisaient construire un château afin de pérenniser foncièrement leur ascension en imitant les anciennes élites sociales[58].

En conclusion, notre démarche nous a permis de comprendre l’intégration et l’interprétation des mouvements socioculturels internationaux par Alexandre Dumas à Monte-Cristo. À la suite de notre analyse matérielle du domaine, nous constatons que Dumas se représentait un Orient altéré et opulent à des fins esthétiques afin d’éblouir ses invités. Cette appropriation culturelle engendrait une vision monolithique du Moyen-Orient ainsi qu’une utilisation pastichée et hors de leur contexte de ses éléments culturels. L’appropriation de Dumas demeurait essentiellement extravagante et esthétique. Sa vision se basait sur les souvenirs de son voyage au Maghreb, mais aussi sur les aprioris artistiques et intellectuels eurocentriques de son époque. Bien que sa vision de l’Orient soit déformée, Monte-Cristo témoigne d’une « démocratisation » de la possession des biens de luxe européens et exotiques au début du XIXe siècle. On constate une intégration et une appropriation consciente d’éléments culturels internationaux et intereuropéens dans la culture française. Dans le cas analysé, Dumas interprétait le Romantisme de manière extravagante et superficielle contrairement à une George Sand ou un Alphonse de Lamartine. Toutefois, son orientalisme, bien ostentatoire, est très commun à ce qu’on pouvait trouver dans les maisons bourgeoises de l’époque.

Notre approche double des échelles nous a permis d’approfondir nos connaissances sur la France du XIXe siècle et sur Alexandre Dumas. À partir de notre analyse matérielle de ce domaine, nous avons pu appréhender l’interprétation que Dumas concevait de l’Orient ainsi que les stratégies pour les intégrer dans son quotidien. Par cette double échelle, nous avons pu comprendre la vision d’un homme à la fois témoin direct et indirect de ce colonialisme français embryonnaire. Nous avons confirmé concrètement plusieurs affirmations d’Edward Saïd, dont la perception monolithique et pastichée de l’Orient[59]. En bref, cette approche double nous permet d’observer l’intégration des phénomènes internationaux et leurs applications sur le plan individuel et dans un lieu précis.

Les approches micro et macro historiques peuvent être complémentaires et approfondir une réflexion historique. Leur croisement peut être utilisé autrement que comme de simples exemples pour appuyer un propos général. Sur le plan historiographique, cette démarche démontre les impacts et les influences à petite échelle des liens transnationaux. Les ouvrages importants de la micro-histoire se concentrent plutôt sur les impacts locaux ou nationaux de leurs sujets. Alain Corbin dresse le portrait de la France rurale du XIXe siècle à travers Louis-François Pinagot[60]. Avec le cas du meunier Mennochio, Carlo Ginzburg traite de la culture orale des milieux populaires et leur interprétation du monde[61].

Nous avons approfondi une histoire internationale de la France par une démarche partiellement micro-historique : à la différence de Gruzinski ou de Cannadine[62], nous avons éclairé et appuyé nos propos macro-historique par la micro-histoire sans uniquement nous baser sur des exemples anecdotiques. Nous nous sommes plutôt concentrés sur l’un d’entre eux afin de saisir concrètement les impacts internationaux à petite échelle.

Le croisement de ces approches permet de comprendre l’impact et l’agentivité individuelle de ces relations internationales. On constate mieux la complexité de l’intégration et de l’interprétation des éléments internationaux par un individu. Dumas se servait de son art et de sa sensibilité artistique teintés de son univers colonisateur pour affirmer son individualité. Par cette double approche, on constate que l’orientalisme permettait à des agents plus bas socialement de s’imposer dans leur propre monde, ce qui, en bref, faisait de l’Orient un moyen de mobilité sociale, parce que la conquête de la soi-disant opulence orientale par le colonisateur se transpose dans la figure du parvenu qui conquiert son rang grâce à, justement, le faste et l’opulence.

En bref, il est possible et pertinent de faire une réflexion cohérente sur différents rapports d’échelles. Nous pouvons ainsi reconstituer une interprétation d’un témoin de cette France s’ouvrant sur le monde. Cette interprétation de ce monde connecté est multidimensionnelle. Elle pioche dans les inspirations et les expériences individuelles afin de créer un témoignage riche aux multiples facettes se transposant par écrit, par peinture ou, ici, dans la pierre à Monte-Cristo. Finalement, cette approche multiple permet d’appréhender sous un nouvel angle la mobilité sociale entre colonisateurs grâce aux colonisés et les distorsions de perception d’autrui.