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Je ne sais pas ce que la télévision va faire aux Canadiens français. Mais je vous assure qu’elle va leur faire quelque chose. Fortement accentué, ce « quelque chose » devenait, dans sa bouche, immense et vaguement menaçant.

Ce commentaire rapporté par André Laurendeau lors d’une conversation avec un collègue journaliste souligne l’incertitude de l’avènement de la télévision dans la perspective canadienne-française. Avec recul, il est aisé d’affirmer que la télévision – non seulement au Québec – a profondément bouleversé les rapports avec l’information et notre contact avec le monde. Toutefois, et sur plusieurs points, l’histoire de la télévision dans la province du Québec se distingue de celle canadienne-anglaise par l’approbation générale[1] de la production télévision par ses constituants[2] qui positionne dès lors une société fédérale – ô paradoxe – comme l’un des exemples les plus visibles d’une différence québécoise dans la Confédération de 1867. Une étude attentive du rapport entre les historiens contemporains et la télévision démontre certaines faiblesses qui ont été pointées par des spécialistes de la télévision canadienne[3]. Il existe non seulement peu de documents sur les premières années de la télévision au Canada,[4] mais les études historiques de cette période limitent leur champ d’intérêt à des approches de régulations[5] et aucunement à des groupes et individus. Le point de vue continuellement adopté est donc celui du gouvernement fédéral et de la Société Radio-Canada. Cette présentation vise à combler un vide : comment la télévision a-t-elle été perçue lors de son avènement au Canada ? Cette présentation met l’accent sur l’histoire de la télévision canadienne dans la perspective des intellectuels canadiens-français.

L’historiographie insiste très peu sur ces derniers. En effet, l’approche principale de l’histoire de la télévision canadienne tend vers ce que nous nommons la tendance institutionnelle. Cette dernière encourage une histoire des grands acteurs – ici le gouvernement fédéral d’Ottawa et la Société Radio-Canada. D’où l’importance d’avoir un nouveau regard sur la réception de la télévision au Canada en favorisant des acteurs alternatifs. Cet article propose des pistes de réflexion jusqu’à ce moment peu explorées de l’histoire de la télévision. Nous avons favorisé une étude approfondie d’archives personnelles de deux intellectuels que nous avons retenus : André Laurendeau[6] et Marcel Dubé[7]. Le premier fut respectivement chef de parti politique fédéral, journaliste au quotidien Le Devoir, présentateur à une émission de la Société Radio-Canada et co-président d’une commission royale d’enquête. Le second est un auteur de pièces de théâtre et de téléromans à la télévision.

Le plan de l’article est divisé comme suit : tout d’abord, une mise en contexte historique s’impose. Ensuite, je compte faire un état de l’historiographie en mentionnant quelques critiques de cette dernière. Le reste du travail est divisé entre les deux approches pour combler les lacunes de l’historiographie. La première illustre l’ouverture sur le monde par le petit écran et le lien qu’ont les intellectuels avec cet aspect qui vient bouleverser selon eux les rapports usuels des Québécois avec l’extérieur. Notre deuxième approche met l’accent sur des commentaires plus « pratiques » de l’histoire de la télévision ; nous qualifions dès lors cette approche de pragmatique. Elle constitue une approche plus prosaïque de certains faits simples, mais essentiels de l’histoire de la télévision. Nous conclurons par quelques commentaires de nos intellectuels sur l’avènement de la télévision.

L’histoire de la télévision dans la perspective de l’histoire canadienne

L’histoire de la télévision canadienne doit être interprétée dans une perspective large et chronologiquement longue qui s’insère dans l’histoire des systèmes de communications au Canada. Dans cette perspective le chemin de fer, l’autoroute transcanadienne, la radio puis finalement la télévision ont tous des objectifs communs : unir le Canada et les Canadiens. Si les deux premiers ont des considérations économiques, il va sans dire que les deux derniers ont des visées idéologiques plutôt que pécuniaires. De plus, pour appréhender l’histoire de la télévision, il importe de lier le débat sur la radio canadienne, survenu trente années plus tôt, avec celui de la télévision. En effet les deux débats arrivent aux mêmes conclusions : il fut décidé que le gouvernement fédéral allait encourager l’implication d’une entité fédérale pour développer le média puisqu’on doute de la capacité du secteur privé à réellement desservir les intérêts canadiens. C’est dans cette perspective pour la télévision qu’est décidé, dès 1948 et confirmé en 1951 par le rapport Massey[8], que la Société Radio-Canada commencera à diffuser un contenu en continu dès qu’elle sera en mesure de le faire.

La tendance institutionnelle dans l’histoire de la télévision canadienne

Nous nommons cette tendance institutionnelle[9] puisqu’elle tend à mettre en valeur le gouvernement fédéral canadien et la Société Radio-Canada. Nous avons repéré trois caractéristiques de cette tendance qui nous permettent de repérer cette approche dans l’historiographie.

Dans un premier temps, la tendance institutionnelle tend à survaloriser le rôle du gouvernement fédéral et de la Société Radio-Canada — et adopter seulement leurs perspectives, enjeux et objectifs au final dans l’analyse — dans l’histoire de la télévision canadienne et faire de l’ombre aux autres acteurs. En effet, l’auditoire ne semble avoir joué aucun rôle significatif dans le développement de l’histoire de la télévision et, pourtant, la popularité d’une émission est bien souvent l’unique raison de son renouvellement et donc de son encrage dans la mémoire collective. Où sont les artisans (réalisateurs, acteurs, scénaristes, techniciens, producteurs artistiques) qui sont, particulièrement lors des « premiers pas » de la télévision, d’importants précepteurs pour la suite des choses ?

Dans un deuxième temps, nous avons noté une certaine aversion envers le secteur privé. La tendance institutionnelle soutient que si ce dernier (le privé) a été mis de côté lors des débuts de la télévision au Canada c’est en raison de la trop titanesque tâche à accomplir pour développer un réseau pancanadien. De plus, seulement intéressé aux gains, le secteur privé s’en serait tenu, dans son développement de la télévision, aux secteurs fortement urbanisés – et donc rentable – délaissant toute la population canadienne n’habitant pas dans des grands centres.

Dans un troisième temps, nous remarquons dans cette approche de l’histoire de la télévision un antagonisme envers les États-Unis. Véritable bouc émissaire puisque le Canada doit développer sa propre télévision et produire ses propres programmes pour résister à cette « invasion culturelle » qui traverse inopinément la frontière. Déjà en 1951, alors qu’il n’existe aucune station canadienne, l’historien de la télévision Paul Rutherford souligne que 43 000 foyers canadiens disposent de téléviseurs et écoutent... la télévision américaine[10]. Dans la même perspective de l’antagoniste américain, le secteur privé canadien ne peut être digne de confiance puisque, par souci d’économie et de rentabilité, il va, au lieu de produire lui-même, acheter des émissions américaines et donc participer (in)volontairement à cette invasion culturelle. Dès lors, ne pouvant s’appuyer sur le secteur privé et devant la demande des Canadiens pour la télévision, le gouvernement fédéral doit lui-même s’assurer du développement de la télévision canadienne en déléguant à une de ses entités un mandat de produire, réaliser et diffuser un contenu canadien pour les Canadiens.

Ces trois composantes de la tendance institutionnelle sont interdépendantes une de l’autre. Elle forme un tout qui a longtemps été l’unique approche en histoire de la télévision qui n’est pas mauvaise en soi sauf qu’elle évacue nombre d’idées et d’avenues avant même de les analyser.

Critique de la tendance institutionnelle

Plusieurs critiques peuvent être formulées sur cette approche historiographique, mais dans le contexte de cette présentation nous insisterons sur une particulièrement importante aux yeux d’un historien : où sont-ils justement ? En effet, les études de la télévision ont été initiées par des chercheurs provenant d’études littéraires, du champ des communications et de science politique à la fin des années 1970[11]. En se l’appropriant, les historiens reprennent certaines hypothèses et les manipulent en ne retournant pas à la base pour contre-vérifier les allégations de leurs collègues d’autres disciplines. Gérard Laurence, dont la thèse[12] parue en 1978 constitue un tournant dans l’historiographie de la télévision, sous-entend cette faiblesse méthodologique dans un article écrit en 1982 : « Il n’est plus possible, aujourd’hui, de faire abstraction du phénomène de la télévision dans l’histoire récente du Québec ou de se contenter d’affirmations élémentaires.[13] »

Pourtant, Frédéric Demers illustre que les historiens ne se sont pas encore approprié le champ de la télévision tel que le suggérait tacitement Laurence dans son article et sa thèse. En effet, depuis 25 ans la télévision est étudiée, mais ce sont des chercheurs en communications et en littérature pour « les contenus des émissions d’aujourd’hui, les mécanismes de programmation, les règles propres à l’industrie télévisuelle ou encore la réception des émissions[14]. »

Cette faiblesse est-elle un fait propre aux études québécoises ? Nous pouvons répondre non en citant le travail de Paul Attallah sur la télévision canadienne[15]. Ce dernier signale des lacunes similaires chez les chercheurs anglo-canadiens. En l’occurrence, il dénonce comment l’état actuel de l’histoire de la télévision canadienne ne répond pas aux questions fondamentales d’une histoire de la télévision[16]. En guise d’exemple, le titre très évocateur d’un article écrit en 2007 est révélateur de son opinion de l’état de l’historiographie : A Usable History for the Study of Television.

Nous délaissons désormais la critique théorique pour formuler une voie alternative visant à corriger les lacunes de l’approche institutionnelle. En effet, en nous intéressant à la perception de deux personnages des années 1950, André Laurendeau et Marcel Dubé, nous tenterons d’évoquer par leurs commentaires des nouvelles pistes d’études de la télévision canadienne.

La télévision et l’ouverture sur le monde

Quel est le but de la télévision ? Tel que confirmé par le Commission Massey et Fowler, le but de la télévision canadienne « [is to] introduce Canadians to each other and present the world to them in a Canadian light[17] ». Question en apparence simple qui constitue dans la perspective canadienne une procession de foi patriotique. Pour Laurendeau et Dubé nous croyons que présenter le monde extérieur, sortir de la bulle du Québec, peut avoir plusieurs sens. Il peut s’agir d’une ouverture sur le monde physique, urbain (pour ceux qui habitent la région) ou artistique : présenter un ballet à un public qui n’en a jamais vu est une ouverture à un monde.

André Laurendeau a insisté à plusieurs reprises sur le fait que la télévision confronte sur une base quotidienne les Québécois à des situations très lointaines : par exemple, des agriculteurs québécois se font expliquer la politique internationale de Nehru[18] et cette information bouleverse selon Laurendeau leur certitude intérieure. Sur ce dernier aspect :

Dans plusieurs secteurs canadiens-français, la télévision joue un rôle révolutionnaire : voir la danse, ses séductions et ses scandales, à qui n’en avait jamais vu ; voici des questions quasi métaphysiques abordées en passant dans un téléthéâtre et qui apportent le trouble ; voici les grands problèmes internationaux par le film ou les confidences des voyageurs. Le contact avec un monde soudain révélé comporte ses périls, remet en cause bien des certitudes : atteindra-t-il la culture elle-même à son coeur[19].

Si la télévision remet en question des certitudes en ouvrant les yeux des Canadiens français sur le monde, ces certitudes étaient-elles à ce point solide ? Il est intéressant de noter que Laurendeau considère comme profitable le questionnement qui en découle[20]. L’idée même de s’interroger, dans notre perspective, sur les certitudes est semblable à la remise en question sociétale préfigurant la Révolution tranquille et qui agite le Québec des années 1950. Nous interprétons donc ce commentaire d’André Laurendeau comme un élément appartenant à une critique plus large de la société québécoise qui voit la télévision comme un élément perturbateur, mais en somme positif.

Marcel Dubé présente le Québec comme un endroit qui expérimente, comme le reste du monde, l’avènement de la télévision et ces effets. En évoquant l’expérience du petit écran : « Comme le monde entier bouge, le Canada français va bouger lui aussi, mais au rythme prudent des pulsations de son coeur[21] ». En ce sens, il soutient que, pour une fois, le Québec est au même diapason des grandes expériences de société à l’échelle de la planète. La télévision offre une occasion de chercher à travers le monde des réponses aux questionnements de la société québécoise. Il formule son propos de la façon suivante :

Il est bien peu probable qu’il n’y ait qu’une seule vérité sur la terre, mais tu es né pour rechercher constamment la vérité et pour respecter celle des autres. C’est dans ce sens que la télévision a voulu servir. Elle n’y est pas toujours parvenue, mais ses efforts restent indéniables[22].

Marcel Dubé présente la télévision comme un outil d’une « modernité » tant pour sa forme physique que son message révolutionnaire ; nous ne sommes pas loin de Marshall McLuhan et the medium is the message. Le « qu’une seule vérité » de Dubé est, selon nous, une flèche tirée vers les traditionalistes et leurs préceptes idéologiques qui ne tolèrent pas, de la perspective de Dubé, d’autres vérités que les leurs. Pour un André Laurendeau et un Marcel Dubé, se poser une question et se permettre de tenter d’y répondre en s’inspirant de ce qui se passe ailleurs est déjà un acte révolutionnaire en soi.

La télévision et le pragmatisme

Au-delà de la grandiloquente histoire de la télévision et des nobles enjeux des communications canadiennes, les intellectuels soulignent dans leurs écrits une version plus prosaïque de l’histoire de la télévision canadienne et pourtant tout aussi importante à sa saine évolution. André Laurendeau et Marcel Dubé illustrent, parfois à leur corps défendant, comment la télévision offre des perspectives intéressantes de carrière et qu’elle assure un revenu financier stable. De plus, ils mettent l’accent dans certains écrits sur comment la télévision a stimulé ce que nous nommons aujourd’hui une industrie culturelle qui n’existait pas avant 1952 – créant de l’emploi et assurant encore une fois un revenu pour des artisans du milieu culturel au Québec.

À la question « pourquoi écrivez-vous un téléroman plutôt qu’une pièce de théâtre », Marcel Dubé répond :

Purement pour des raisons économiques. Je trouve plus satisfaisant d’écrire un téléthéâtre, mais il faut bien vivre. Les cachets pour le téléthéâtre ne sont pas assez élevés. J’ai travaillé six mois pour écrire « Un simple soldat » et on m’a versé pour ce texte 1,500 $. Attendu que je dois payer mon loyer comme tout le monde[23].

L’intérêt de mentionner les salaires dans une histoire de la télévision repose sur le fait qu’ils sont très bons par rapport à la moyenne de l’époque et tout simplement exceptionnels pour des personnes travaillant dans le milieu artistique. Ils constituent sans l’ombre d’un doute une stabilité à terme qui ne peut qu’avantager la télévision en conservant en son sein des gens d’expérience. S’intéresser aux salaires des artisans de la télévision permet à l’historien d’évoquer le nouveau démarrage de la culture dans les années 1950 et 1960. Elle permet de lier la télévision à une histoire davantage culturelle que celle de la régulation telle que le privilégie la tendance institutionnelle. De plus, la télévision fonctionnant chaque jour de la semaine, elle exige un travail interrompu[24] de ses artisans contrairement aux éphémères contrats de travail au théâtre par exemple. Cette stabilité assure le développement d’un nouveau réseau artistique : celui de la télévision. Il va avoir ses propres catégories d’artisans et venir compléter la vie culturelle de la province.

André Laurendeau souligne que même si la télévision est un moyen technique qu’on voyait venir depuis un moment, il semble qu’on n’ait pas considéré qu’il faut « alimenter le monstre » en émissions et programmes pour reprendre un terme couramment employé à l’époque. Pour faire de la télévision, cela prend une équipe très hétéroclite.

Mais du même coup, ç’a été un stimulant imprévu. Des décorateurs, des comédiens, je voudrais écrire des metteurs en scène, des techniciens, des écrivains, des compositeurs, parviennent maintenant à vivre, que jusque-là notre milieu laissant crever de faim ou n’attirant pas. Cela constitue un enrichissement presque trop rapide pour une ville comme Montréal. Tout le Canada français en profitera[25]

De combien de personnes parlons-nous en tout ? Gérard Laurence s’est intéressé dans sa thèse à cet aspect de la télévision comme employeur. Il analyse la question sur une période allant de juin 1956 à juin 1957. En tout, 11 000 artistes dont 1 200 ont fait des débuts à la télévision ; cela inclut 1 714 chanteurs, 1 716 musiciens, 3 084 comédiens et 838 textes d’auteurs[26]. Tous des gens qui peuvent avoir des obligations en dehors de l’univers de la télévision, mais qui, grâce à cette dernière, voient leurs conditions salariales s’améliorer considérablement.

Cet exemple nous ramène à la base : c’est-à-dire un lieu de culture. Un état qui est bien souvent oublié par la tendance institutionnelle. La télévision est un lieu de création avant d’être un objet de rapprochement entre les Canadiens. La télévision est plus qu’un ensemble de règles et un quota d’émissions : c’est un lieu de vie qui intègre de plus en plus l’identité québécoise et qui participe à la transformation du milieu culturel québécois vers le modèle des industries culturelles.

Pour reprendre le commentaire rapporté par André Laurendeau « que va faire la télévision aux Canadiens-Français », nous croyons que l’historiographie n’est pas en mesure de répondre à ce commentaire pour le moment. L’historiographie de la télévision s’est grandement diversifiée depuis les années 1990, mais nous ne pouvions apporter toutes les nuances dans le cadre de ce bref survol. En analysant un petit groupe – les intellectuels –, nous pouvons avoir un petit aperçu de la façon dont était perçue la télévision à ces débuts. L’étude d’un plus grand nombre d’intellectuels sur ces questions soulignerait, selon nous, les différents réseaux qui existent entre les intellectuels allant au-delà des différences idéologiques de ces derniers. Les exemples d’André Laurendeau et de Marcel Dubé illustrent qu’il faut douter du récit dominant de l’histoire de la télévision.