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Avec l’émergence des différents mouvements en faveur de la protection de l’environnement, surtout vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, les Autochtones deviennent peu à peu le symbole privilégié de ces regroupements écologiques[1].

Cette citation de l’historien Stéphane Savard illustre bien l’essentialisation de la relation entre les Autochtones et l’environnement présente dans l’imaginaire québécois et canadien dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ancré dans une histoire qui remonte au XVIe siècle, ce discours promouvait une image stéréotypée de la relation qu’entretenaient les Autochtones avec la nature, une de quasi-symbiose spirituelle entre des individus et leur environnement, et associait leur mode de vie à un primitivisme utopique.

Pourtant, si des historiens se sont intéressés à l’utilisation de l’image des Autochtones comme symbole de la lutte écologiste, peu se sont penchés sur les voix autochtones qui tentaient, à la même époque, d’y répondre et de se positionner face à ces mêmes discours. George Manuel (1921-1989), militant Secwepemc, nation autochtone de l’intérieur de la Colombie-Britannique, a été un de ceux qui aborda, par l’entremise de son livre The Fourth World: An Indian Reality[2], ce discours essentialisant. Ce livre expose la pensée politique de son auteur[3] et sa propre conception du rapport qu’entretiennent les Autochtones avec leur environnement. La vision de Manuel va à l’encontre du discours écologiste et s’ancre dans la culture et dans l’histoire des Secwepemc. Le pan-autochtonisme de Manuel, c’est-à-dire sa volonté d’unir au sein d’une même organisation tous les peuples autochtones du globe, a grandement influencé sa conception de cette relation en poussant son regard à un autre niveau d’analyse.

Cet article se propose d’explorer la manière dont George Manuel conçoit la relation qu’entretenaient, qu’entretiennent, et qu’entretiendront les peuples autochtones avec leur environnement. Il s’agit d’une étude en histoire intellectuelle autochtone qui vise à comprendre comment le rapport avec l’environnement peut devenir, dans le discours d’un militant, à la fois un référent identitaire et un projet politique. En se concentrant sur un seul ouvrage, soit The Fourth World, cet article se propose de restituer la pensée politique de l’auteur pour qui le rapport à la nature revêt une importance particulière. Dans cette optique, plusieurs questions orientent cette recherche : comment George Manuel conçoit-il l’environnement ? Comment présente-t-il la relation entre les populations autochtones et celle-ci ? Quel rôle joue cette relation dans la pensée politique de Manuel ?

Nous allons d’abord contextualiser brièvement l’historique du discours écologiste qui remonte aux premières rencontres entre les peuples des Amériques et les Européens. Par la suite, nous allons nous concentrer sur George Manuel et son livre afin de les replacer dans leur contexte politique, soit l’arrivée d’une nouvelle vague de militantisme autochtone au Canada dans les années 1960-1970. Enfin, une analyse de la thématique environnementale dans The Fourth World proposera d’examiner sa forme et d’évaluer la place qu’elle occupe dans la pensée et dans le projet politique de son auteur.

Du « bon sauvage » au symbole écologiste : Brève aperçu des discours sur le rapport des Autochtones avec leur environnement

Dès leur arrivée en Amérique, les Européens tentent de classifier les peuples autochtones dans des catégories qui leur sont externes[4]. Cet acte de classifier « l’Autre » afin de l’intégrer aux schèmes de pensée européens et chrétiens entraina une distorsion entre la réalité autochtone et sa compréhension par les penseurs européens. Plusieurs idéaux types qui tentaient de rendre compréhensible pour les Européens les sociétés autochtones domineront l’imaginaire occidental. L’image mise de l’avant dans les années 1960-1970 par les mouvements écologistes se place en continuité avec cette analyse, particulièrement avec le mythe du « bon sauvage » qui érigeait en véritable utopie l’Amérique précolombienne, où les humains vivaient en parfaite harmonie avec la nature. Bien qu’associé au philosophe des Lumières Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), ce discours « primitiviste »[5] tirait plutôt sa diffusion de l’anthropologie du milieu du XIXe siècle et tentait de justifier une compréhension racialisée et hiérarchique des différentes « races » humaines[6]. Ce discours fut employé pour justifier la domination coloniale et la mainmise territoriale par les races « blanches » sur les peuples autochtones.

Le discours sur le « noble sauvage » fut modifié au XIXe siècle lorsque, dans un contexte de racisme scientifique, l’idée que certaines « races » seraient vouées à disparaître face au progrès de la modernité occidentale. Dorénavant, les peuples autochtones étaient considérés comme une « vanishing race », un artefact d’un stade « primitif » de l’humanité qui méritait d’être conservé et protégé sous le contrôle des civilisations modernes. Cette idée prédisait une extinction « inévitable » pour la « race indienne » face à la modernité occidentale, car on les jugeait incapables de s’adapter à tout changement étant donné que leur modèle socio-économique les rend dépendants à leur environnement immédiat[7], ainsi que leur incapacité à mettre à profit « efficacement » la nature[8]. Le mythe central du discours du « bon sauvage », soit que les populations autochtones vivaient en harmonie avec la nature, était repris dans les discours victoriens de la « vanishing race » afin « d’expliquer » les problèmes socio-économiques et démographiques auxquelles ils faisaient face. Ce discours tentait de naturaliser, de racialiser ces problèmes en les décontextualisant de leur situation politique coloniale et les attribuait à des caractéristiques biologiques qui seraient inhérentes à la « race indienne ». Ce racisme scientifique accompagnait des enjeux économiques et des politiques d’assimilation et d’expropriation territoriale qu’il servait finalement à justifier[9].

Les politiques coloniales du XIXe et du XXe siècle entrainèrent des pertes importantes de territoire, et la violation des droits des nations autochtones. L’amalgame du discours raciste et des pratiques coloniales solidifia la mise en place d’une image stéréotypée des Autochtones et leur mise sous silence. Le mythe du « bon sauvage » est partiellement renversé et plusieurs penseurs et politiciens qualifient désormais l’utilisation de l’environnement par les peuples autochtones comme étant inefficaces et dommageables. De ce fait, les communautés autochtones cessèrent d’être prises en compte lors du développement de leur territoire qu’ils continuaient de revendiquer. Un exemple frappant de cette mise sous silence est la construction de plusieurs barrages hydroélectriques sur des territoires revendiqués et non cédés, que ce soit au Québec[10] ou dans l’État de New York[11].

À partir des décennies 1960-1970, le rapport de force politique et discursif entre les nations autochtones et les gouvernements commence à s’altérer et des brèches permirent la reconnaissance graduelle des droits autochtones. À la même période, l’image de l’« Indien » associée à la préservation de la nature dans le discours des mouvements écologistes fait son apparition et s’impose dans la culture occidentale. L’exemple le plus frappant de ce phénomène est la campagne menée à partir de 1971 par l’organisme à but non lucratif Keep America Beautiful, Inc. présentant l’acteur Iron Eye Cody qui verse une larme devant les dommages causés à l’environnement par la pollution. Cette image diffusée sur des milliers postes de télévisions aux États-Unis ancrant le stéréotype du « bon sauvage » déjà bien présent dans la conscience nationale américaine, ainsi que l’idée qu’il existait « a fundamental difference between the way Americans of European descent and Indians think about and relate to land and ressources »[12]. Les « Indiens » traitaient, selon ce discours, avec bonté et prudence leur environnement, qu’ils comprenaient sur le plan écologique, contrairement aux Européens qui entretenaient une relation d’exploitation et de destruction de l’environnement américain. Ce discours perpétuait pourtant l’oubli de la réalité historique autochtone et visait principalement à utiliser un stéréotype pour conscientiser les Euro-Américains à la cause écologiste.

Bien que plusieurs voix autochtones réagirent à ce discours écologiste, soit en l’adoptant afin de mettre de l’avant leurs propres préoccupations, ou en tentant de le relativiser, ce dernier perdure, sous une forme ou une autre, jusqu’à nos jours. Dans les années 1990, des voix s’élevèrent dans le milieu universitaire critiquant ce discours, notamment Shepard Krech III dans The Ecologial Indian: Myth and Reality. Ce livre fit l’effet d’une bombe dans le milieu académique, à la fois de par sa critique historique de la relation entre les populations autochtones et leur environnement, mais aussi de par son ton virulent qui tend à critiquer les Autochtones eux-mêmes pour la propagation de ce mythe, sans chercher à problématiser la question : « American Indians embraced the new shift in perception and actively helped construct the new image of themselves. (…) A new canon emerged : best-selling native texts in which nature and the environment figured significantly, and that critiqued, implicitly or explicitly, white civilization[13]. En n’examinant ce discours que d’un point de vue manichéen afin de critiquer la « civilisation blanche », Krech oublie de le replacer dans le contexte politique de l’époque et contribue à la marginalisation des voix autochtones dans le milieu académique.

En réaction à ce livre problématique, plusieurs critiques pointèrent les failles de la thèse de Krech[14], mais peu avancèrent l’idée que les Autochtones eux-mêmes auraient participé à la propagation de ce mythe. Face à ce silence, cet article propose plusieurs pistes de réflexion afin de voir comment, en parallèle à l’utilisation de l’image autochtone par les écologistes, les militants et intellectuels autochtones ont produit des discours alternatifs qui proposaient une compréhension nuancée, mais identitaire de leur relation à l’environnement.

George Manuel, The Fourth World et le militantisme autochtone des années 1960 et 1970

Né en 1921 dans le territoire traditionnel de la nation Secwepemc en Colombie-Britannique, George Manuel entreprend sa carrière politique au niveau communautaire en s’intéressant à des enjeux locaux[15]. Il fut élu chef de sa communauté en 1959 à l’âge de 38. Dans les années 1960, il s’implique dans diverses organisations autochtones provinciales et pancanadiennes. Son élection au poste de président de la Fraternité nationale des Indiens (FNI), organisation créée en 1968 afin de représenter au niveau national les Premières Nations, marque un tournant important dans sa carrière politique. Défendant une conception transnationale de l’identité autochtone, Manuel fut fortement impliqué dans la création du Conseil mondial des peuples indigènes, première organisation internationale qui eut une voix à l’ONU pour y défendre les intérêts des peuples autochtones[16]. Les différents postes qu’occupa George Manuel l’amènent à voyager et à rencontrer plusieurs communautés autochtones dans le monde, autant en Amérique, qu’en Europe ou dans le Pacifique, rencontres qui influencèrent grandement sa conception de l’identité autochtone.

The Fourth World reflète sa conception élargie de l’identité autochtone, étendant l’autochtonicité à l’échelle globale. Ce concept veut qu’une histoire commune et une identité partagée relient plusieurs peuples sur les cinq continents, dont les Premières Nations, les Maories ou les Saami. Cet ouvrage aborde plusieurs thèmes et se situe à l’entrecroisement entre une biographie de son auteur et une histoire de la nation Secwepemc et ses relations avec les Euro-Canadiens. Bien que le livre soit marquant dans la littérature politique autochtone de la période 1960-1970[17], peu d’études ont exploré les idées qui y sont développées. The Fourth World parait au moment même où le militantisme autochtone fait une entrée remarquée dans la sphère politique canadienne[18]. Bien que l’action politique autochtone soit une constante dans le temps, une nouvelle vague de militants et d’organisations provinciales et nationales firent leur apparition dans les années 1960 dans un contexte de bouillonnement national et international.

Plusieurs initiatives furent entreprises par le gouvernement fédéral dans les années 1960 afin de régler ce que les bureaucrates considéraient comme étant « le problème indien »[19]. Bien qu’en continuité avec les politiques assimilationnistes précédentes, ces initiatives comportaient un aspect consultatif qui permit à plusieurs militants autochtones de présenter leurs griefs aux bureaucrates fédérales, qui n’étaient pas toujours à l’écoute. Malgré les limites de ces consultations, elles eurent un effet important sur la prise de parole autochtone qui sut progressivement prendre sa place dans la sphère publique canadienne.

La publication du « Livre blanc » sur la politique autochtone du gouvernement fédéral en 1969 marque un tournant important dans l’histoire du militantisme autochtone[20]. Cette nouvelle politique que voulait mettre en place le gouvernement libéral de Pierre E. Trudeau visait l’abolition de la Loi sur les Indiens dans l’optique de faire des Autochtones des citoyens « comme les autres », soit une politique assimilationniste à saveur libérale. Allant à l’encontre des principales recommandations autochtones et remettant en question directement leur existence en tant que nation distincte, le « Livre blanc » fut rejeté en masse par les diverses organisations et communautés autochtones du pays. Des organisations comme l’Association des Indiens de l’Alberta ou la Fraternité nationale des Indiens contestèrent cette nouvelle politique et proposèrent des alternatives qui s’inscrivaient en continuité avec leurs demandes[21]. Le début des années 1970 était une période d’ébullition autour des changements qui devraient être apportés à la politique indienne du gouvernement canadien.

La période où paraît The Fourth World fut aussi marquée par une contestation autochtone de projets de développement sans consultation qui auraient lieu sur leurs territoires. Le Moyen et le Grand Nord étaient les nouvelles frontières à développer après 1945. À titre d’exemple, le Projet hydroélectrique de la Baie-James lancé par le gouvernement québécois de Robert Bourassa en 1970 visait la mise en chantier d’une vaste partie du territoire nordique de la province, notamment par la construction de massifs barrages hydroélectriques[22]. Ce projet de développement ne tenait pas compte des populations autochtones qui habitaient le territoire, soit les Cris et les Inuit, qui n’avaient jamais cédé leurs droits territoriaux. George Manuel fut d’ailleurs impliqué dans cette contestation à titre de président de la FNI.

Le contexte international de l’époque eut une influence importante sur le militantisme autochtone et sur Manuel[23]. La décolonisation des anciennes colonies européennes dans l’après-guerre eut un impact sur la façon dont était abordée la situation des populations autochtones en Amérique. En concertation avec les tenants de la décolonisation, George Manuel proposa comme alternative autochtone le concept de « Quatrième Monde » pour comprendre leur réalité socio-économique et politique. Ce concept mettait l’accent sur les spécificités des peuples autochtones par rapport au Tiers-Monde et rejetait l’indépendance comme solution politique pratique à leur cas. La période fut aussi marquée en Amérique du Nord par la montée de la nouvelle gauche politique et des mouvements de revendications de groupes négligées, particulièrement les Afro-américains. La montée des mouvements inspirés des idées du Black Power eut une influence directe sur le militantisme autochtone de l’époque[24].

« Our culture is every inch of our land »—La place de l’environnement dans la pensée de George Manuel

A cornerstone of the mythical structure that has stood in the way of the Indian reality has been a belief that an Indian way of life meant something barbaric and savage, frozen in time and incapable of meeting the test of changing social conditions brought about by new technology. The myth was created by confusing the particular forms in use at one time with the values and beliefs they helped to realize[25].

Cette citation de Manuel illustre bien les concepts associés au « bon sauvage » et ses limites lorsqu’on l’utilise pour comprendre les réalités autochtones. La place de l’environnement tient un rôle qui « pourrait » sembler secondaire dans The Fourth World, mais elle sert à la fois de référent identitaire et de projet politique en se réappropriant un mythe non-autochtone afin d’utiliser sa force discursive au sein de la sphère publique euro-canadienne. Le rapport à l’environnement sert à différencier le mode de vie autochtone et occidental, à remettre en question le mythe que le premier soit inférieur ou barbare au deuxième et à proposer une alternative à la civilisation occidentale. Par l’entremise de l’histoire des Premières Nations de la Colombie-Britannique, Manuel présente en trois temps dans son livre sa propre conception de l’histoire environnementale autochtone et critique indirectement les discours romantiques et essentialistes euro-canadiens. Au travers de cette histoire, on entrevoit le rôle politique et identitaire que joue cette relation.

Il importe de définir d’entrée de jeu comment George Manuel conçoit l’environnement et le rapport que les peuples autochtones entretiennent avec elle :

[…] when I met with the Maori people, on my first trip beyond the shores of North America, if I had said, “Our culture is every inch of our land,” the meaning would have been obvious to them. Wherever I have travelled in the Aboriginal World, there has been a common attachment to the land.

This is not a land that can be speculated, bought, sold, mortgaged, claimed by one state, surrendered or counter-claimed […] The land from which our culture springs is like the water and the air, one and indivisible. The land is our Mother Earth. The animals who grow on that land are our spiritual brothers. We are a part of that Creation that the Mother Earth brought forth. More complicated, more sophisticated than the creatures, but no nearer to the Creator who infused us with life[26].

L’élément central ici est la relation spirituelle qu’entretiennent les Autochtones avec leurs territoires. Contrairement à la conception capitaliste de la terre où elle est une commodité qui peut être acheté et vendue, Manuel l’inscrit plutôt dans un système épistémologique où la terre, la nature, les humains et leurs cultures forment un tout, indivisible, et création de la Terre mère. De cette épistémologie découle une relation de respect entre les humains et les autres éléments de la nature qui les entourent. Notons aussi l’importance de lier la culture[27] à l’environnement et donc d’ancrer le modèle économique, social et politique autochtone dans sa relation avec la nature.

Manuel met l’accent sur le lien qu’entretient l’économie traditionnelle autochtone avec son environnement :

Within a traditional society, the economy is an accurate reflection of the environment. It has a plan, in the sense that it is highly organized. […] It is something that you simply live with […] because the economy is the total environment. The organization of the economy has grown naturally over the centuries out of the relationship between the people and their environment[28].

L’économie traditionnelle est présentée ici par Manuel comme étant « naturelle » et entièrement ancrée dans sa relation intégrale avec l’environnement. Manuel reconnaît dans ces extraits que la relation autochtone-nature est différente de la conception occidentale de la terre, et inscrit cette différence dans la lutte que se livrent les deux systèmes de pensée[29]. Donc, le rapport autochtone à l’environnement fait partie de leur identité et s’oppose à la conception euro-canadienne de la nature.

« Our way of life should be seen as a natural economy » : La période précoloniale

Pour la période précoloniale, Manuel se concentre sur l’organisation socio-économique et le rapport aux territoires des peuples autochtones avant l’arrivée des Européens et durant les premières années après leur rencontre. Manuel distingue les premières années après le contact selon lui relativement équitables et cordiales avec les siècles subséquents où fut mis en place un système colonial qui réduisait l’assise territoriale et l’autonomie des nations autochtones. Manuel décrit avant tout le contexte historique de la Colombie-Britannique, colonisée qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et où les nations autochtones conserveront une autonomie relative jusqu’au début du XXe siècle[30].

Pour Manuel, cette période se démarque car il y a un certain équilibre dans la relation entre les nations autochtones et leur environnement qui apporte une prospérité et une qualité de vie élevée. La vie matérielle des Autochtones émanait de leur environnement et s’ancrait dans une conception holistique de leur société : « In many ways our daily material life, in fact our whole economy worked along lines that were parallel with the kind of spiritual life that my grandfather taught. Perhaps it is for that reason, and not because it is at all primitive, that our way of life should be seen as a natural economy »[31]. Dans cette optique, l’épistémologie sur laquelle se basait la relation avec la nature des Autochtones engendrerait une « économie naturelle » dans les mots de Manuel. Manuel rejette le qualificatif de « primitif », jugé péjoratif, synonyme de simple, arriéré ou peu sophistiqué, et défend bien au contraire la complexité d’aménager une économie hautement organisée en relation étroite avec son environnement.

L’ économie « naturelle » des peuples autochtones eut un impact sur leur développement technologique : « Technologies are only the tools through which we carry on our relationships with nature. The great accomplishments of Indian technology are almost all related to food, clothing, housing and medicine »[32]. Manuel tente de démentir l’idée que la technologie autochtone soit primitive et défend plutôt son adaptabilité dans le contexte américain comme le démontrent leurs innovations technologiques. Il énumère plusieurs de ces innovations qui proviennent des Autochtones d’Amérique du Nord, soit plusieurs sortes d’aliments, le caoutchouc, l’utilisation sophistiquée d’herbes médicinales, ainsi que des objets fabriqués comme des canots ou des raquettes à neige. L’intention de cette liste n’est pas de prouver une quelconque capacité des Premières Nations d’innover comme nous le dit Manuel : « What is important about such a list in general is the evidence it offers of creativity, imagination and humanity. The Indian list, in contrast to the European one, also gives some important clues about differences in values and goals »[33]. Encore une fois, la technologie autochtone reflète leur mode de vie. On peut observer par l’entremise des cultures matérielles que les valeurs et les finalités de chacun diffèrent.

Manuel rappelle tout de même que les nations autochtones entretiennent, dans la période précoloniale, un rapport déséquilibré avec le reste du monde quant à l’échange technologique : « The Indians nations have given more to the world’s technology that they have received from it. […] It was not to Europeans that the gifts were given, but to whoever had need of them. Technology is the stew-pot of the global village »[34]. L’internationalisme à saveur autochtone de Manuel fait son apparition ici, dans l’idée du « village global » qu’il reprend de l’intellectuel canadien Marshall McLuhan. Il met d’ailleurs de l’avant la contribution autochtone à cette « marmite » technologique comme volontaire et sur un pied d’égalité avec les autres contributeurs.

L’ organisation sociale des peuples autochtones, selon Manuel, vient tempérer une relation avec l’environnement qui reste précaire :

Nature is not always kind. And it is not any kinder to Indian people than to anybody else. What made you secure in living with nature, in a traditional economy, was the security of the community. […] A community that had learned to survive through mutual support was not plagued with the worry that the other fellow might catch more fish or kill a bigger moose than you[35].

Cet extrait nuance la vision utopique de l’Amérique précolombienne en admettant que le mérite premier que l’on peut reconnaître aux nations autochtones était qu’ils ont su s’organiser socialement afin d’alléger les fardeaux écologiques individuels et les faire reposer sur la communauté. Le mot clef dans cette organisation sociale autochtone est « donner » : « The whole foundation of our society […] for Indian societies generally, is summed up in one word : giving »[36]. Selon Manuel, l’organisation sociale autochtone qui repose sur la base d’une réciprocité sociale et économique est influencée et influence la relation de ceux-ci avec leur environnement qui se base sur les mêmes principes de réciprocité.

Les activités de subsistance principales que sont la chasse, la pêche, la cueillette et l’agriculture s’inscrivaient, toujours selon Manuel, dans cette notion d’économie « naturelle » et de relation de respect mutuel avec la nature : « When you kill a deer, it is not just food for your own family. There are other people to whom you will give each section of the animal. You know who these people are before you go on the hunt. […] All are close to you by the bonds of human necessity »[37]. Cet exemple démontre comment la chasse s’inscrit dans cette dynamique sociale du partage communautaire des ressources naturelles dans le but d’alléger les difficultés qu’entraîne une nature souvent imprévisible. D’autant plus que cette chasse est basée sur une relation spirituelle entretenue avec les animaux qui habitent leur territoire, les chasseurs doivent « learn to converse with the animals »[38]. Cette relation privilégiée est étendue à l’ensemble de ce qui compose l’environnement.

Pour l’agriculture, mentionnons d’entrée de jeux qu’elle fut reçue différemment en Colombie-Britannique qu’ailleurs au Canada, où elle fut adoptée selon des périodes différentes comme complément à la chasse et à la pêche. Pour Manuel, l’arrivée de l’agriculture chez les Secwepemc s’est faite progressivement et en harmonie avec leur mode de vie précédent : « Organized agriculture was becoming stronger than hunting and gathering in those years, but the two activities did not conflict. They complimented each other. Just as each family had its own berry-picking area, its own fishing spot, or its own trap line, now each had its own land for farming »[39]. L’arrivée de l’agriculture à une période où l’organisation sociale des Secwepemc était toujours forte et autonome a permis une transition harmonieuse, une intégration de cette nouvelle pratique dans l’économie de la région et à la philosophie environnementale de la communauté : « Farming, for us, was a change in land use that did not require a complete renunciation of the relationship between the land and the men who live on it »[40]. Cette présentation de l’intégration d’une pratique étrangère au mode de vie des Secwepemc vient nuancer l’idée selon laquelle ceux-ci seraient incapables de s’adapter à tous changements.

Donc, la relation particulière qu’entretenaient les Secwepemc avec leur environnement, ancré dans le respect et l’harmonie spirituelle fonctionnait convenablement durant la période précoloniale, car elle était intégrée à une organisation socio-économique de leur société basée sur le communautarisme et sur l’idée de contribuer à cette communauté. Malgré les difficultées durant cette période, « It made sense to take on the challenge of hard work, whether it was hunting or fishing or farming, when the work would bring food to the tables of many homes, strength to the community and glory and honour to the person who did it[41] ». Le ton nostalgique de Manuel laisse présager que ce mode de vie disparaitra dans la période suivante avec l’imposition du système colonial euro-canadien en Colombie-Britannique.

« A period of increasingly bitter struggle » : La mise en place du système colonial

La deuxième période qu’identifie Manuel se distingue par la mise en place d’un système colonial par le gouvernement canadien et par les autres gouvernements des États issus des colonies de peuplement qui avaient comme volonté de prendre possession des territoires autochtones et de réduire leur autonomie politique et économique. Manuel présente la colonisation interne des peuples autochtones comme un processus échelonné sur plusieurs décennies, graduel et distinct selon les régions, qui n’est pas terminée et est toujours en place lors de l’écriture du livre. Bien que le colonialisme prenne plusieurs formes et s’attaque à l’ensemble de ceux qui composent les sociétés autochtones, nous allons l’aborder sous un angle précis, celui des politiques qui visent à s’approprier les territoires autochtones, la terre étant au centre du mode de vie autochtone, ainsi qu’au coeur du projet colonial canadien. Ces politiques d’enlignent avec la perception racisée de la philosophie environnementale autochtone abordée en introduction. Manuel incrimine ces politiques d’être la cause première de l’affaiblissement de l’organisation socio-économique autochtone : « Economically, and therefore socially, we were really threatened only when the thrust of government policy was to separate the people from their land »[42].

Les premières années de contacts avec les peuples européens ne furent pas nécessairement défavorables pour les nations autochtones de la Colombie-Britannique. Des échanges commerciaux et technologiques eurent lieu et furent relativement profitables des deux côtés. La transition vers une relation inégale avec les Européens et, par la suite, les Euro-canadiens est attribuée par Manuel aux velléités coloniales de ceux-ci : « When the visitors, or settlers, for their own reasons decide that they are no longer willing simply to live next door to you, but must also control every aspect of your life, then there begins a period of increasingly bitter struggle […] A sharing economy loses out to a taking economy simply because, when the takers have done their thing, there is not much left to share »[43]. Cette décision tient d’une volonté d’accaparer les terres et les ressources économiques que possédaient les peuples autochtones afin de les exploiter au profit des sociétés coloniales. Comme l’indique Manuel, dans une lutte entre conceptions économiques socio-économiques, les sociétés autochtones basées sur le partage ne peuvent que s’incliner face aux sociétés coloniales basées sur la possession.

Les politiques visant à retirer les terres du contrôle des communautés autochtones pour les placer sous la juridiction du gouvernement canadien avaient comme but premier d’attaquer la base économique sur laquelle leur mode de vie reposait. Dans le cas de la nation Secwepemc, Manuel mentionne que l’arrivée de ces politiques s’effectue en parallèle avec une période qui aurait dû générer de la prospérité dans la communauté : « The Indians of the interior were now being starved into submission by laws and regulations that combined to destroy the economic base on which we had survived for thousands of years, at the very time when all the forces of nature were combining to give us a strength we had not known since the arrival of European settlement »[44]. Cette affirmation de Manuel dément l’idée associée à la « vanishing race » qui soutient que les Autochtones n’auraient pas été aptes à s’adapter à la modernité. Plutôt que d’imputer ce manque d’adaptabilité à une faiblesse « raciale », Manuel désigne plutôt les politiques territoriales canadiennes et à ses impacts sur l’organisation économique autochtone comme étant leur cause première, « dénaturalisant » les problèmes.

Les politiques d’appropriation des terres autochtones et leurs conséquences n’étaient pas qu’économiques : « If the problems were strictly economic, our problem as Indian people would not appear that different from the situation of fishing communities that have suffered a depletion of stock… »[45]. Ces mêmes politiques s’attaquaient à l’organisation sociopolitique et spirituelle des nations autochtones imbriquées dans leur relation avec leur territoire : « Our traditional political and religious systems were attacked because they regulated and celebrated a certain kind of economic structure which the European powers in Canada wanted to destroy »[46]. Selon Manuel, l’objet premier du système colonial était fondamentalement économique et donc territorial. Pour parvenir à l’établissement de ce colonialisme économique, « it is necessary that leaders who propagate the myths about those whom they have conquered must not only convince themselves of what they say […] they must also convince the conquered. The conquered will only submit to the theft of everything they hold when they can be convinced that it has been done for their own good »[47]. L’instrument premier cette propagande procoloniale était, dans le cas des sociétés autochtones, l’Église et ses écoles qui étaient « the perfect instrument for undermining both our values and our economic base »[48]. Pour s’attaquer à la conception du monde propre aux nations autochtones, les sociétés coloniales devaient s’attaquer à sa base économique, la terre, et au système épistémologique qui les reliait. En minant à la fois l’assise territoriale et l’épistémologie autochtone, les sociétés coloniales réussirent à imposer leur ordre sur les vastes territoires américains.

La mise en place progressive du système colonial canadien en Colombie-Britannique qui avait comme objectif de contrôler les sociétés autochtones entraîna des conséquences désastreuses dans les communautés. La perte d’autonomie politique et une pauvreté endémique sont des problèmes qui se font toujours sentir aujourd’hui. La décennie 1960 fut, selon Manuel, « the decade of consultation » et « the decade in which we were rediscovered »[49]. Redécouvert par, entre autres, les bureaucrates canadiens qui tentèrent de trouver une solution à ce qu’ils concevaient comme le « problème indien, avant tout économique : « It is no wonder that there is such a widespread temptation to describe the present state of the Indian world as a poverty problem. If the ‘Indian problem’ is a poverty problem, the whole question of Indian identity can be treated as a disease curable by the rapid injection of large amount of capital controlled by outside experts […] without reference to the reality of our world »[50]. Manuel met de l’avant que le problème de la pauvreté autochtone ne peut être réglé sans tenir compte des dimensions sociopolitiques de la colonisation. La forme de colonialisme économique qu’il présente prit l’aspect d’un développement économique dirigé par Ottawa sans l’approbation des communautés autochtones. Ces politiques de développement économique externe ne sont pas sans rappeler les politiques d’aide au développement que les pays occidentaux mettront en place dans le Tiers-Monde décolonisé[51]. Dans les réserves autochtones, la faiblesse principale de ces politiques était, selon Manuel, de ne pas inclure les questions reliées aux droits humains et autochtones, ainsi qu’au bien général de la communauté[52].

Pourtant, Manuel priorise ces aspects pour tenter de régler l’« Indian problem » comme le démontre la situation des communautés n’ayant pas perdues leur assise territoriale et leur mode de vie traditionnel : « Indian people who continue to lead a traditional life in a community that clearly defines itself in traditional terms are not caught up in the culture of poverty »[53]. C’est d’ailleurs dans ces communautés, situées généralement dans les régions du Moyen et du Grand Nord que « the old way of sharing still continues »[54]. Ce sera de ces communautés qu’émergea dans les années 1960 et 1970 une résistance active au néocolonialisme du développement économique et à une nouvelle poussée d’appropriation territoriale : « There are presently several economic penetrations into Indian land which have been initiated within the last four years and will … have as disastrous effects upon the people in the lands immediately affected as any Indian war of the nineteenth century »[55]. Manuel prend très au sérieux les impacts de ces grands projets comme le démontre sa comparaison aux guerres « indiennes » du XIXe. Tous ces grands projets « involve the seizure of lands from which Indian societies presently make a living for the purpose of satisfying the insatiable demand for power in the United States »[56]. Manuel lie ici le néocolonialisme de la pénétration économique à la théorie populaire dans le milieu de la nouvelle gauche canadienne qui voyait le Canada comme une colonie économique américaine. D’autant plus que cette poussée néocoloniale menace autant les terres autochtones que l’écologie de ces mêmes territoires : « All of these project not only destroy a native economy in the name of somebody else’s progress, they threaten to upset and distort entire ecological system … »[57]. Manuel implique donc que l’organisation économique des nations autochtones n’était pas perçue comme une menace pour leur environnement contrairement aux projets occidentaux de développement qui ne tiennent pas compte de celle-ci et qui tente de la reconstruire selon leur propre conception.

Par conséquent, Manuel met l’accent dans la période coloniale sur la mise en place progressive d’un système colonial euro-canadien dans les territoires autochtones par l’entremise d’une double attaque contre l’organisation économique (et territoriale), et contre leur organisation sociopolitique.

« The Fourth World is not, after all, a final solution » : Vers un futur postcolonial

Bien que la période coloniale telle que la décrit George Manuel laisse peu de place à l’optimisme, ce dernier présente tout de même des pistes de solutions pratiques et un projet philosophico-politique pour en arriver à l’établissement d’un futur postcolonial. Ce projet s’ancre dans son internationalisme autochtone qui, par l’entremise du concept du « Quatrième Monde », tente de proposer une alternative aux projets capitalistes, communistes et non-alignés. Dans cette troisième section, nous allons explorer le projet postcolonial de Manuel en mettant l’accent sur l’aspect territorial, mais aussi sur sa proposition de refonder dans sa dimension environnementale l’Occident sur la nouvelle base que seraient les valeurs autochtones.

George Manuel propose en premier lieu des solutions pratiques qui visent l’instauration d’une nouvelle relation entre le Canada et les Premières Nations qui serait basée sur une reconnaissance des droits autochtones : « It must assume the negotiation and settlement of all aboriginal and treaty rights; it must take its primary mandate from the Indian Act and use the full power of that Act to resolve the contemporary concerns and apparent cultural-economic conflicts of the Indian community in Canada… »[58]. Comme plusieurs des militants de son époque, Manuel voyait dans l’Indian Act un outil que les Autochtones devaient se réapproprier afin de sortir du carcan colonial. Cet extrait souligne que toute solution doit répondre au conflit entre la conception autochtone de l’organisation socio-économique et celle imposée dans les communautés par la société euro-canadienne. D’un point de vue territoriale, toutes nouvelles relations devraient être atteintes par un partenariat volontaire entre les deux acteurs et où les Autochtones ne seraient plus des locataires sur leurs propres terres non cédées[59], d’où l’importance de redonner la possession des terres aux communautés-mêmes. Cette nouvelle relation devait signifier aussi que les nations autochtones soient reconnues comme telles et qu’elles puissent conserver leur particularité culturelle : « Remaining Indian means that Indian people gain control of the economic and social development of our own communities, within a framework of legal and constitutional guarantees for our land and our institutions »[60]. Ces négociations devraient de plus redonner aux communautés les leviers décisionnels : « If the Indian peoples in Canada are to win the next war on poverty, we must define the philosophy, the objectives, and the broad terms of reference of a development program that is both social and economic, on a local and regional basis »[61]. Ces recommandations visaient à déconstruire progressivement le système colonial qui avait enlevé le contrôle des territoires des communautés autochtones.

Manuel met ensuite de l’avant la nécessité de reconnaître des droits particuliers associés au mode de vie traditionnel : « Our rights to hunt and fish are logically a part of our rights to the land, no different from mineral rights, timber rights, or other rights to use land in a particular way that might sometimes be usefully separated from the main title »[62]. La mise en place de ce nouveau cadre juridico-politique permettrait aux peuples autochtones de rétablir une relation de respect et de réciprocité avec leur environnement, profitant à tous étant donné que les communautés sont « concerned as any urban conservationist or any public servant for the preservation of endangered species »[63]. Si Manuel semble rejoindre ici Krech sur l’idée que les Autochtones défendent des idées proches des milieux écologistes, c’est plutôt ici dans une optique pratique étant donné qu’elles ont un impact direct sur leur mode de vie et non pas dans une optique machiavélienne de profiter d’une mode écologiste.

Donc, ces pistes de solutions pratiques impliquent d’abord que les Autochtones aient l’opportunité de renégocier un cadre d’où naîtrait une nouvelle relation entre les Premières Nations et le gouvernement canadien : « …any settlement must necessarily be a long-range process, and allow the retention of a strong land base on which we can develop a viable economy for Indian people »[64].

En plus de ces recommandations pratiques, Manuel propose un projet politique complexe et innovant, mais peu étudié, soit celui de transformer l’Occident en le refondant sur de nouvelles bases, soit celles des valeurs autochtones[65]. La relation de respect qu’entretiennent les nations autochtones avec leur environnement est la base de cette refondation. Lorsqu’elle sera adoptée par l’Occident, tous pourront s’attaquer aux problèmes écologiques causés par le système économique capitaliste moderne. Le concept du « Quatrième Monde », comme le Tiers Monde auparavant, doit être compris comme un projet politique et une position idéologique, et non plus simplement un ensemble géographique[66].

Avant de proposer cette refondation, Manuel démontre comment les Autochtones ont réussi à utiliser, quoique de manière limitée, la technologie moderne en conjoncture avec leurs valeurs traditionnelles, démentant le mythe répandu de la non-adaptabilité : « The number of examples available in which the technology of the global village has been harnessed to traditional Indian values and culture are necessarily limited by the lack of opportunity that has been available so far »[67]. Les limites aux possibilités économiques des peuples autochtones sont dues au cadre colonial qui restreint leur marge de manoeuvre. Pour Manuel, la technologie fait partie d’un bassin où tous les humains peuvent pécher, plutôt que la possession unique de l’Occident, ce qui remet en question sa supériorité « naturelle ».

Le projet de refondation ne sera pas, selon Manuel, facile à mettre en place : « The hardest task in the struggle for the Fourth World is to learn to produce that new reality that reconstructs a tradition in which people can hold a common belief, and which uses all the benefits of a global technology »[68]. L’adoption par l’Occident des valeurs environnementales autochtones permettrait de mettre en place un nouveau système économique qui serait beaucoup moins dommageable à la nature et plus équitable socialement. Manuel est assez optimiste quant à la faisabilité de son projet, étant donné que l’attitude face à la terre des non-autochtones est en plein changement et tend, surtout chez les jeunes, à forcer un plus grand respect et une protection de l’environnement : « …the recognition of the sacred value of the land, the air, and the water because they are the source of all life, and the suspicion that it is wrong for any small group of people to monopolize the primary sources of life for the whole community, is no longer restricted to Indian religious thinkers, plus a few long-haired philosophical academics »[69]. Ce projet n’est pas seulement faisable, mais il est presque en voie d’être réalisé dans l’esprit de Manuel au moment où il rédige son ouvrage.

Par contre, ce « Quatrième Monde » se doit d’aller au-delà des questions environnementales et intégrer un aspect social et économique : « The need to redefine our relationship with the land cannot be separated from our need to find more effective and far-reaching ways of redistributing wealth across regional and provincial boundaries as a matter of right and without preconditions »[70]. Lier la question de la terre et les questions économiques démontre qu’ils sont intrinsèquement liés aux yeux de Manuel.

The traditional relationship of Indian people with the land, the water, the air, and the sun has often praised because of its spiritual nature. People seeking their own roots have praised it because it is tradition they can grasp. But its real strength historically for our people, and its growing appeal today both for our own young people and for non-Indian people concerned for the generations still coming toward us, is not a romantic notion. It’s a proper and natural relationship of people to their environment and to the larger universe. It offers a description of the spiritual world that is parallel to, and in fact a part of, the material universe that is the basis of all our experience. The land, the water, the air, and the sun are sacred because they are the source of all life. They are the limbs of the Guardian Spirit. Their sanctity is recognized because of their importance to our survival[71].

Cette citation résume bien les sujets que nous avons explorés tout au long de cet article. Elle nous présente comment Manuel concevait l’environnement, soit comme un tout englobant la terre, l’eau, l’air, ainsi que les animaux, les plantes et les humains y habitant. La relation qu’entretiennent les peuples autochtones avec leur environnement est ancrée dans une spiritualité et un rapport de respect dû à son rôle de source de vie et de base à leur organisation socio-économique. Enfin, cette relation prend un double rôle dans la pensée politique de Manuel, à la fois un référent identitaire qui rejoint tous les peuples autochtones du globe, et un rôle central dans le projet de jeter de nouvelles bases en Occident s’appuyant sur les fondements des valeurs autochtones.

En explorant un ouvrage peu étudié dans l’historiographie, nous avions pour dessein de mettre de l’avant une voix autochtone qui, en s’opposant au mythe essentialisant du « bon sauvage », propose sa propre compréhension du rapport complexe inscrit dans le temps et dans l’espace qu’entretenaient les peuples autochtones avec leur environnement. Cet article ne se voulait qu’une étude de cas partielle qui proposait un aperçu des voix autochtones qui sont multiples et diffuses. Notre volonté était d’ouvrir une réflexion sur les discours et contre-discours, sur les stéréotypes et sur les prises de parole portant sur les peuples autochtones en Amérique du Nord, particulièrement en ce qui a trait à leur relation avec l’environnement. Cette recherche ouvre de nouvelles pistes de réflexion au croisement de l’histoire autochtone et de l’histoire environnementale.