Corps de l’article

Ce bref article interroge la possibilité que certaines caractéristiques du processus de médiation judiciaire puissent s’apparenter au paradigme du réseau. Celui-ci a été défendu par François Ost et Michel Van de Kerchove comme meilleur cadre de compréhension du droit appliqué aujourd’hui, en lieu et place de la pyramide développée par Hans Kelsen. En tant que mode alternatif de règlement des conflits et de régulation, la médiation interpelle et pose de nombreux défis au droit. Par les liens qu’il tisse avec la théorie communicationnelle, ce processus mettrait l’accent sur les interactions, porté par l’image du réseau appliquée à la théorie du droit.

Avant d’entamer la présentation de cette réflexion, il convient de formuler trois remarques préliminaires. La première concerne le changement de modèle de référence proposée : si la figure du réseau peut sans doute se prêter davantage actuellement pour l’explication de certaines des évolutions contemporaines du droit, il reste que ce déplacement est graduel et progressif : les deux images peuvent être concomitamment retrouvées dans les conceptions actuelles du droit. Deuxièmement, en raison de la complexité du sujet et du cadre dans lequel il est brièvement traité, nombre de points liés à cette conception du droit ne seront pas traités, comme la question de la légitimité. Enfin, les recherches présentées ici concernent essentiellement les systèmes juridiques de tradition civiliste, dès lors ce bref article se concentre sur le droit belge ou européen et le droit civil du Québec.

Après avoir évoqué le passage de la pyramide au réseau (1) en présentant d’abord l’architecture traditionnelle du droit représentée sous la forme d’une pyramide, ensuite selon celle du réseau, l’éventualité que la tendance communicationnelle de cette dernière figuration puisse être rapprochée de certains aspects de la médiation judiciaire sera questionnée (2).

De la pyramide au réseau

Aujourd’hui, la théorie du droit appliqué prédominante provient du positivisme juridique dont Hans Kelsen, juriste allemand du début du xxe siècle, fut un des plus illustres représentants et contributeurs par sa théorie normativiste. L’architecture de l’ensemble normatif qui définit le droit est associée, dans cette théorie, à la figure de la pyramide[1].

En effet, l’idée de Kelsen dans sa « théorie pure du droit » est de dégager la science du droit de toute référence axiologique, en établissant la validité juridique d’une norme à sa conformité à celle qui lui est directement supérieure. Ce qu’est le droit, ce qui confère la normativité juridique à une règle, tient à cette conformité, selon un principe de hiérarchie.

La production des normes et l’organisation des institutions suivent ainsi une structure « hiérarchisée, linéaire et arborescente[2] ». D’un seul foyer de production est censé découler toutes les autres normes. Les lois, avec la Constitution en premier lieu, se placent tout au sommet du triangle. Ensuite viennent les normes prises par le pouvoir exécutif : règlements, circulaires, ordonnances ou arrêtés. Elles sont suivies des décisions judiciaires prises par les juges, ceux-là qui appliquent les lois générales et abstraites aux cas particuliers et concrets. En tout dernier lieu, on trouve les actes juridiques des particuliers, tout spécialement les contrats.

À la question de savoir à quelle norme la plus haute norme du système – la Constitution – doit-elle se conformer, Kelsen présuppose une gründnorm, ou norme fondamentale, qui prescrit l’obéissance à la Constitution[3].

Est ainsi construit un ordre complet, stable, linéaire, cohérent, unique, parfaitement maîtrisé et hiérarchisé, permettant de procurer la stabilité et l’ordre social à travers la « sécurité juridique ». Nul individu rationnel, au moyen d’une logique déductive et formelle, n’est dorénavant censé ignorer la loi.

Tels sont quelques-unes des principales valeurs et fondements de la théorie positiviste du droit. Il suffit d’un peu d’introspection pour réaliser que, lorsqu’on évoque le droit et la loi, nous portons encore en nous les traces de cette vision pyramidale.

Cependant, outre certaines difficultés inhérentes à cette conception (au regard par exemple de l’interprétation juridique ou de la supposition de la norme fondamentale par Kelsen), les limites de ce modèle juridique se font actuellement de plus en plus criantes, exacerbées par les profonds changements qui ont affecté nos sociétés depuis le milieu du xxe siècle[4]. Selon François Ost, quatre éléments caractérisent la situation actuelle[5].

Premièrement, le nombre d’acteurs impliqués dans l’élaboration de la norme a été reconnu comme dépassant le seul législateur. Si c’est d’abord le rôle du juge qui a été reconnu dans ce processus, par son interprétation créative des lois, il ne fait plus de doutes que le gouvernement et l’administration sont à la source de la majorité des règlements juridiques actuels, en concurrence parfois avec le Parlement sur ce plan-là. De plus, les personnes privées, du monde économique ou social, sont également devenues une source non négligeable de droit, notamment par l’autorégulation qu’elles adoptent et qui est formellement prise en compte par les autorités publiques.

Dans un deuxième temps, on constate une prolifération des niveaux de pouvoirs, notamment géographiques. Tandis que le nombre de normes internationales et de traités croît sans cesse, en Europe particulièrement le nombre de directives et de règlements européens constitue maintenant environ 70 % du droit interne d’un État-Membre. Mais c’est aussi au niveau local ou régional qu’on observe une augmentation de foyers de juridicité : avec les États fédéraux, de multiples entités ont le pouvoir d’adopter des normes, qui, en outre, ne sont pas toujours hiérarchisées.

Ceci a pour conséquence de confondre et d’imbriquer les fonctions de ces différents acteurs, ce qui constitue le troisième élément : le Gouvernement a-t-il, à l’heure actuelle, seulement le rôle d’exécuter les lois sous l’oeil avisé du Parlement souverain dans ses fonctions de pouvoir législatif ? Le citoyen est-il uniquement destinataire des normes juridiques ? Le juge est-il confiné à la simple application des lois ? Assurément non, au vu des changements énoncés plus haut. De nouveaux rôles sont appelés à être définis pour ces différentes institutions publiques.

De surcroît, enfin, ces « nouveaux modes de production du droit » entrainent de nouvelles « modalités d’actions juridiques » : plans, contrats de gestions, chartes, contractualisation, loi expérimentale, loi à exigence de réflexivité, partenariats publics-privés, recommandations, etc., sont les nouveaux outils de régulation sociale auxquels le droit pyramidal tente bon an mal an de s’adapter et de fournir tout son potentiel. D’un État libéral dont le rôle était de permettre la plus grande liberté à ses citoyens, l’État est devenu celui qui met en oeuvre des programmes sociaux larges et complexes, avec pour conséquence que la loi n’est plus une finalité en soi, portée par son potentiel de justice autoritaire, mais est devenu un instrument d’action publique, soumis aux aléas de la créativité de l’État « managérial ».

Face à ce nouveau contexte, la conception pyramidale du droit tient difficilement. Sa rationalité hiérarchique, linéaire, unique et cohérente ne survit pas à l’enchevêtrement des niveaux de pouvoir. La stabilité et la sécurité de l’ordre juridique s’effacent devant la prolifération des acteurs des normes. La pyramide s’érode, voire s’ébranle.

Comment penser et comprendre dès lors de nos jours le système juridique, et sauvegarder les valeurs dont il a la charge ? Ost et Van de Kerchove avancent la thèse d’un changement de « paradigme », au sens de la théorie de Thomas Kuhn : une transformation des principes de bases, des valeurs et des visions du monde[6]. Ainsi, les principes de rationalité et de souveraineté sont remplacés par un principe de « relativité généralisée » ; les valeurs ne sont plus l’ordre, la hiérarchie et la sécurité, mais la négociation, la souplesse et le risque ou l’incertitude ; le monde, en dernier lieu, n’est plus vu comme simple et mécanique, mais davantage sous l’angle du relationnel, du communicationnel et de l’intersubjectif. Le paradigme de la pyramide laisse, de cette façon, place à celui du réseau.

À mi-chemin entre l’ordre et le chaos, la notion de réseau exprime, selon Ost et Van de Kerchove, l’idée de filet, d’entrecroisements[7]. Il pourrait se définir comme un ensemble d’éléments en interaction les uns avec les autres, sans sommet ni centre, mais dont les noeuds et les liens d’échanges prennent une importance accrue par rapport aux éléments eux-mêmes.

La figure du réseau permettrait de rendre compte des caractéristiques du droit contemporain énoncées plus haut : la multiplication des acteurs et des niveaux de pouvoirs s’accorde avec l’idée d’un ensemble d’éléments non hiérarchisés mis en relations les uns avec les autres selon un schéma complexe de noeuds et de liens. Le « code » commun à ces éléments, qui donne l’identité au système, réside dans la juridicité des normes auxquelles chacun participe. Du fait de la place de chaque foyer de juridicité, en outre, les fonctions et les modalités d’actions se déclinent dans une gamme plus variée et plus volatile que par rapport à la conception pyramidale. Le droit en réseau serait souple, négocié (par exemple par la contractualisation), procédural, expérimental, mou, flexible, réflexif et doté de relations horizontales et non plus verticales.

Exemple : la médiation judiciaire au Québec ?

On peut se pencher succinctement au terme de ce bref survol sur le rôle du juge. De Jupiter à Hermès, en passant par Hercule, François Ost encore nous présente les évolutions du rôle du juge à travers trois dieux de la mythologie grecque qui illustrent ce passage d’un droit pyramidal à un droit en réseau[8] : au juge du droit hiérarchique, en premier lieu, correspond la figure de Jupiter, le dieu des dieux qui donnait des commandements, érigeait en interdit, seul maître à bord, du haut de son Olympe. Détaché du sort des mortels, il se révèle protecteur et garant de l’égale liberté de tous. Mais celui-ci dut ensuite descendre de sa montagne pour venir accomplir lui-même le travail d’égalité sociale, fort de sa puissance divine. C’est donc au juge Hercule qu’incombe la tâche de réaliser une subtile « balance » des intérêts individuels en présence pour assurer la justice conforme aux « principes » du droit. Cependant aujourd’hui la divinité associée à la fonction de juger se présente mieux sous l’image d’Hermès, dieu de la communication et de l’échange : le juge contemporain met l’attention sur la procédure, le cadre, inscrit par les normes générales, mais vagues, des différents acteurs.

Cette figure du juge pourrait possiblement se retrouver en partie dans la mise en place au Québec de la procédure de médiation judiciaire. La médiation judiciaire est un mode dit « alternatif » de règlement des différends en ce qu’il propose une autre méthode de résolution de conflits, non plus basée sur le jugement juridique, mais sur la conciliation et la médiation entre parties. Processus volontaire ou accepté, Louise Lalonde définit la médiation comme un « processus intersubjectif, communicationnel et informel » dans lequel un « tiers » a la charge « de gérer et de permettre de rétablir une communication entre les parties » afin de régler leur conflit[9]. La procédure de médiation fut insérée dans le Code de Procédure Civile québécois en 2002, mais en 1997 déjà la Cour d’appel du Québec la mettait en place[10]. Elle s’applique aux différends civils ou commerciaux, par exemple dans le cas d’un divorce ou dans celui d’un règlement de dettes.

La médiation a ceci de particulier qu’elle laisse aux parties le soin de prendre en charge leur différend, alors qu’avant celui-ci était entièrement sous le pouvoir du juge. Il y a donc véritablement un transfert judiciaire[11], puisque le pouvoir décisionnel du juge est transmis aux parties[12].

Cet empowerment[13] des parties déplacerait ainsi la fonction de juger vers un rôle davantage tourné vers la procédure et la communication : le juge médiateur aurait plus la charge de mettre les parties en interactions, en « réseau », que de soumettre les faits qui les opposent à l’application de la loi dont la figure judiciaire est responsable dans la théorie générale du droit. C’est là un subtil glissement qu’on peut interroger à partir des travaux de Ost : la figure de réseau ne permettrait-elle pas de rendre plus intelligible l’architecture du système normatif dans lequel un tel mode de régulation prend place ?

Si la fonction de juger, sous l’angle de la médiation judiciaire, se déclinait sous les caractéristiques de la notion de réseau dans les systèmes juridiques d’aujourd’hui, les questions du passage à un tel paradigme restent nombreuses. On voudrait notamment citer celle de la gouvernance : trait distinctif d’un droit en réseau, le gouvernement laisse place, dans cette configuration, à la gouvernance. En effet, dans un ordre juridique dont le droit se veut souple, flexible, réflexif, négocié, procédural, expérimental et sans cesse en création par plusieurs niveaux et par différents acteurs, les outils de coordinations des différentes opérations normatives sont plus importants que les modes de contrôle et de commandements. L’État aujourd’hui agit comme coordinateur et comme médiateur des différents acteurs de la société, moins gouverneur et plus gouvernant. Le Parlement, quant à lui, adopte des lois expérimentales qui dénotent fortement avec la conception que la pyramide kelsenienne en avait. L’action publique, ou collective, se comprend par conséquent comme l’institutionnalisation de mécanismes propres à assurer « la maximisation des attentes normatives d’un groupe social » pour reprendre l’expression de Jacques Lenoble[14]. Les normes juridiques doivent être comprises et élaborées dans ce cadre. C’est dans ce contexte qu’émergent actuellement de plus en plus de « nouveaux modes de gouvernance » qui empruntent fortement aux aspects du droit en réseau : modes expérimentalistes, délibératifs, participatifs et procéduraux. Le passage de la pyramide au réseau devrait également s’analyser sous l’angle de cette question-là.

Ainsi, le droit se formerait selon un réseau d’acteurs, de normes, de sources du droit, dont personne n’a la totale primeur, mais où chacun est complémentaire. L’évolution du droit et les transformations qu’il subit cependant actuellement restent un phénomène complexe et difficile à appréhender, tout comme la notion de réseau, qui, en même temps qu’elle suggère une certaine structure, échappe à toutes simplifications figées. Si la pyramide reposait sur une base stable, fixe et intelligible, celui-ci se construit en effet graduellement, au fil des connexions qui se font, ou se défont.

En guise de conclusion, après avoir effleuré la délicate transformation que vit actuellement le droit, que le passage de la figure de la pyramide à celle du réseau évoque et dont le déplacement de la fonction de juger fait partie, une piste de réflexion juridique à la question de savoir si le droit en réseau est normes, stratégies ou échanges peut être lancée : le réseau, sous sa forme juridique, n’est en même temps aucune de ces notions et, à la fois, les trois dès qu’il est cadre et procédure, sans contenu substantiel à priori défini. Le réseau se dote et crée des normes, il promeut des stratégies, il est constitué d’échanges. Le droit serait un réseau, car il est le lien qui présente les caractéristiques de nous unir, de nous rassembler. Il permet que l’on vive en société et nous inspire à dépasser nos conflits.