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Interroger l’histoire des jardins dans une perspective environnementale peut sembler une démarche paradoxale. Tout semble opposer l’ambition de globalité qui anime l’histoire de l’environnement et le jardin. Cet espace se définit par des dimensions restreintes, il est délimité par une clôture, c’est un lieu familier et artificialisé par les soins du jardinier, soumis à des techniques, artistiques ou sociales. Cependant, si la nature « sauvage » a longtemps été le domaine de prédilection de l’histoire environnementale, son élargissement vers l’étude des villes, du littoral, des forêts ou des champs cultivés incite à interroger la complémentarité des espaces et des échelles. Malgré leur apparente incohérence, l’histoire environnementale et l’histoire des jardins partagent une préoccupation commune pour l’interaction de l’humain avec le non-humain. Dans cette perspective, le jardin devient un objet pertinent pour étudier l’histoire du contact direct entre l’humain et d’autres organismes vivants, notamment les végétaux.

Notre intention est de démontrer l’intérêt d’une approche s’intéresse aux végétaux. Cela revient à déplacer le point de vue historien jusqu’ici plutôt centré sur les fonctions nourricières, sociales ou esthétiques des jardins, vers les effets de la culture jardinière sur les végétaux. Cette démonstration s’appuie sur l’exemple de la culture des rosiers en France au XIXe siècle et propose de relever la tension issue de la confrontation entre la nature vivante de ces végétaux et leur intégration dans l’horticulture commerciale. La recherche menée par une équipe formée de biologistes et d’historiens, en partenariat avec des roseraies-conservatoires[1], révèle les conséquences de la sélection horticole sur la diversité des rosiers. Elle atteste de la nécessité de construire une méthode interdisciplinaire qui permet de saisir l’articulation entre les facteurs biologiques et les facteurs humains pour comprendre la complexité des processus à l’oeuvre dans le devenir des végétaux horticoles.

Le jardin, l’horticulture et les végétaux : déplacements du regard historien

Dans un très court texte de 2005, Philip J. Pauly se demandait si l’histoire environnementale pouvait être considérée comme un sous-champ de l’histoire des jardins[2]. Il souhaitait alerter les historiens des jardins de la signification de leur objet d’étude dans une perspective qui devrait, selon lui, être plus attentive au rôle de l’horticulture dans la circulation des végétaux et, plus encore, dans la formulation des questionnements fondamentaux que posent les rapports entre les humains et leur environnement. Venant d’un historien des sciences, sensible aux transformations scientifiques, technologiques et sociales des XIXe et XXe siècles, cette suggestion porte un double sens : elle suggère d’enrichir l’histoire des jardins par une dimension environnementale et, réciproquement, de considérer le jardinage comme une activité significative pour éclairer la construction historique du rapport à l’environnement. Dans la démonstration de cette proposition méthodologique, Philip J. Pauly fait appel à des exemples qui élargissent le cadre du jardinage individuel, incluant la circulation des végétaux et leur diffusion par l’horticulture. En effet, il envisage deux échelles différentes mais complémentaires. Le mot horticulture, ou culture des lieux clos, a été créé en Angleterre au XVIIe siècle sur le modèle de l’agriculture. Il désigne un champ large d’activité dans et autour du jardin : l’art paysager et l’aménagement des jardins, les techniques de la culture des végétaux. L’horticulture concerne autant la culture des plantes de jardin soi que la culture pour, le commerce : pépinière, maraichage, arboriculture, production de fleurs coupées, de semences, d’herbes aromatiques, etc.[3] Ce qui caractérise l’horticulture aux XIXe et XXe siècles sont donc les activités de production de végétaux, de collecte et d’observation de nouvelles espèces, ainsi que l’expérimentation des procédés de culture et la sélection de variétés adaptées aux divers usages. L’horticulture devient ainsi un agent majeur de la transformation des paysages, des végétaux et des modes de vie[4].

Pour prolonger ce questionnement, le jardin peut également être étudié comme un creuset dans lequel se forgent les concepts scientifiques de l’écologie. Si le terme écologie désigne chez Ernest Haeckel les sciences qui étudient les relations entre l’organisme vivant et son environnement[5], il est intéressant de noter que le sens originel du mot oïkos évoque littéralement l’habitat, la demeure. Le jardin étant un prolongement de l’habitat, il peut être questionné en tant que modèle d’une représentation, historiquement construite, de l’interaction entre l’action humaine et les êtres vivants. La métaphore du jardin planétaire proposée par Gilles Clément actualise cette translation d’échelle. Le jardinier, par l’organisation de l’espace, la production de végétaux et l’entretien dans le temps, serait, selon le paysagiste français, l’archétype de l’humain « responsable du vivant, gérant d’une diversité dont l’humanité entière dépend »[6]. Pour Hervé Brunon et Monique Mosser, le jardin possède « une forme d’ambiguïté ontologique » car il se définit par une limite qu’il transcende nécessairement par son inscription territoriale, environnementale, voire cosmique[7]. Pour cette raison, les deux auteurs proposent une approche globale du jardin comme système à la fois matériel, vivant, esthétique et imaginaire. Le contraste d’échelle entre jardin et environnement ne serait qu’apparent car, au lieu de les opposer, cette vision holistique les conçoit dans une continuité.

L’histoire des végétaux cultivés dans le jardin traverse ces échelles imbriquées[8]. Le jardin sert depuis le XIXe siècle de lieu d’observation et d’expérimentation pour définir les relations des organismes entre eux et leur dépendance des conditions extérieures. Entièrement artificialisée, cette « entité écologique complexe »[9], ou mésocosme, permet de contrôler les conditions de vie des végétaux par la modification de la nature du sol, de la température ou de l’humidité. Les gestes techniques (semis, taille, greffe, etc.) interfèrent avec les mécanismes physiologiques des plantes tandis que les semis et les fécondations artificielles permettent d’observer la transmission des caractères d’une génération à une autre. La culture de végétaux provenant d’autres aires géographiques et climats, que les horticulteurs recherchent assidument[10], incite à reproduire dans les jardins, les orangeries ou les serres les conditions originelles, propices à ces plantes dites exotiques. Le développement de la physiologie végétale attire l’attention des botanistes et des praticiens du jardinage sur l’intérêt de concevoir le jardin non seulement comme un lieu, mais aussi comme un milieu. Le concept de milieu joue un rôle central dans la pensée du vivant au XIXe siècle. Il désigne initialement (chez Buffon et Lamarck) les conditions matérielles extérieures à l’organisme qui exercent une action sur lui : l’eau, la température, la lumière. De cette vision mécaniste, il évolue vers une conception dialectique et dynamique. L’organisme et le milieu se trouvent dans une interaction permanente de laquelle résulte une transformation mutuelle, car le vivant modifie ses conditions de vie et celles-ci le modèlent, à l’échelle de l’individu, de la population et de l’espèce. Le milieu n’est plus seulement conçu comme l’ambient physique, mais aussi comme l’entourage organique car tout organisme se trouve en interaction, compétition ou entraide, avec d’autres organismes vivants[11]. Si, pour Darwin, le changement du milieu est le facteur externe majeur de la variabilité, de l’adaptation et de la sélection des êtres vivants, il n’y a pas de différence fondamentale entre le milieu naturel et le milieu artificiel. La notion biologique de milieu se construit ainsi par la comparaison des données d’observation issues à la fois de l’étude des espaces naturels et de l’activité d’élevage et de jardinage[12].

L’apport de la pratique jardinière aux débats scientifiques du XIXe siècle est médié par ce que l’on peut dénommer une horticulture savante[13], qui se profile d’abord en Grande-Bretagne avec la création de la première société d’horticulture en 1804[14] et dont le modèle se répand dans les autres pays européens et nord-américains. Dans les sociétés d’horticulture et d’agriculture, ou dans les sociétés linnéennes ou botaniques, les savants de premier rang côtoient des horticulteurs amateurs ou professionnels, des collectionneurs de plantes, des directeurs de jardins botaniques, des praticiens qui observent quotidiennement les végétaux, formulent des questionnements sur les méthodes de culture, signalent l’apparition de faits curieux ou rares[15]. En cherchant de parvenir à la maitrise des végétaux par le contrôle de leurs conditions de vie, les horticulteurs expérimentent la possibilité, les limites et les effets de l’action humaine sur les organismes vivants. Le jardin participe ainsi à la compréhension des phénomènes biologiques. Dès le début du XIXe siècle, cette co-construction des savoirs est formulée comme un des objectifs principaux des sociétés d’horticulture : « Le jardin et la pépinière doivent être regardés comme des laboratoires »[16] (traduction libre). Le dialogue que l’horticulture noue avec les sciences de la vie au XIXe siècle forme progressivement un « espace épistémique »[17] dans lequel se précisent les concepts fondamentaux de la physiologie, de l’hérédité, ceux de l’évolution et de l’écologie.

Botanique et horticulture ont un objet commun, les végétaux, mais le dialogue entre elles n’est pas seulement celui de la continuité des connaissances et du partage des concepts. Ce dialogue exprime aussi une tension, de plus en plus manifeste au cours du XIXe siècle, sur la difficulté à concevoir ensemble les végétaux spontanés et cultivés. Les plantes de jardin sont d’autant plus attrayantes pour les horticulteurs qu’elles contrastent le plus avec les végétaux « sauvages », exclus des jardins d’ornement et des potagers, car l’idéal horticole est assurément celui d’éloigner le plus possible les végétaux de leur état spontané[18]. Le fait d’isoler les végétaux de leur milieu naturel pour les soumettre à des usages ornementaux ou alimentaires implique aussi la mise en place de stratégies pour obtenir la floraison en dehors des saisons habituelles[19], ainsi que la recherche de variétés dont la morphologie accentue des caractères adaptés à ces usages. Pour les végétaux d’ornement, les horticulteurs cherchent des plantes à fleurs avec un grand nombre de pétales (doubles ou « pleines ») et parfumées, avec des couleurs et formes rares. La réaction des botanistes à cette passion des horticulteurs pour les fleurs doubles est parfois virulente :

La fleur pleine est le but vers lequel tendent les soins du Fleuriste, dont les intérêts sont à tous égards séparés de ceux du Botaniste. Le premier, en effet, plus jaloux de jouir que de connaître, appelle continuellement l’art au secours de la nature, pour exciter celle-ci à des efforts inconnus, et ménager à l’oeil des surprises par la nouveauté des couleurs et par le luxe pompeux des ornements : il sacrifie tout au brillant et à l’apparence ; il néglige l’espèce en faveur de quelques individus qu’il a adoptés, auxquels il prodigue ses soins, et qu’il transforme en de nouveaux êtres, qui, sous les dehors de la fécondité et de l’abondance, cachent une dégradation réelle.

Le Botaniste, au contraire, uniquement attentif à étudier, à épier la Nature, se plaît à la contempler dans cette naïve simplicité, plus précieuse dans doute que ces agréments dont on ne l’embellit que par la contrainte : il n’adopte les nuances qu’autant qu’elles n’altèrent point d’une manière sensible la constance des fleurs primitives ; en un mot, l’individu qui s’offre à lui dans ses recherches, n’est point à ses yeux un individu isolé ; il y vit comme le type et le modèle de l’espèce entière, et il aime à y retrouver ces traits unis, mais vrais, que la Nature a fidèlement prononcés dans les productions qui lui appartiennent toutes entières.

Une grande partie des fleurs qui naissent à l’aide de la culture sont donc de véritables monstres végétaux[20].

Ces affirmations expriment une opposition manifeste entre les intentions du jardinier et celles du botaniste, l’un préoccupé à soumettre les végétaux à sa recherche de beauté et de plaisir, l’autre à les étudier tels qu’ils se trouvent à l’état spontané. Pour les botanistes, les végétaux sélectionnés pour la culture ornementale sont des êtres monstrueux, soumis à une « dégradation réelle » dont la conséquence serait une dénaturalisation des végétaux. La vision totalisatrice de la nature, qui s’exprime au XVIIIe siècle dans l’effort de mise en ordre par un système global de classification, se heurte à la présence de ces organismes végétaux dont les organes sont transformés par la sélection[21]. À cette vision critique, l’horticulture répond par une rhétorique du progrès. Aux végétaux sauvages des botanistes, il oppose les végétaux civilisés par la culture jardinière. En transformant ces êtres vivants, l’horticulteur ne vient pas les dégrader, mais, au contraire, les améliorer, les perfectionner[22]. Il exprime ainsi une représentation culturelle du progrès comme un processus de transformation de la nature par la technique. Les végétaux sélectionnés sont des végétaux artificialisés et en cela ils témoignent de l’intelligence et du savoir-faire de l’horticulteur[23]. La valeur différente que les auteurs botanistes et horticulteurs accordent au contraste entre plantes cultivés et flore spontanée reflète en substance des tensions caractéristiques du XIXe siècle qui interrogent le sens de l’intervention humaine sur les organismes vivants.

Les enjeux de ces représentations conflictuelles de l’action qu’exercent les jardiniers sur les végétaux gagnent en profondeur si, en suivant une des propositions fondamentales de l’histoire environnementale, l’historien prend en compte les végétaux en tant qu’acteurs de cette histoire commune[24]. Pour cela, il convient de s’intéresser non seulement aux plantes de jardin en général, mais de prendre en compte le parcours singulier des espèces. L’histoire des rosiers au XIXe siècle en France est un point d’observation particulièrement significatif pour cette approche.

Les rosiers en France au XIXe siècle : la sélection horticole en question

Cultivés depuis l’Antiquité, les rosiers bénéficient d’une aura symbolique, culturelle et esthétique sans égal parmi les végétaux de jardin. Un véritable engouement pour les rosiers émerge en France dès le début XIXe siècle et prend dans les décennies suivantes les proportions d’une « folie horticole », la rosomanie[25]. Cet intérêt nouveau pour les rosiers s’explique par une évolution dans l’art des jardins, qui laisse une place plus importante aux végétaux fleuris et valorise la mise en scène de la diversité des végétaux par l’aménagement d’espaces dédiés aux collections[26]. Tout jardin, même les jardins urbains de petites dimensions ou les jardins publics, comporte des roseraies, formées de rosiers dont le port, la couleur des fleurs ou le parfum sont différents. Le prestige de la première grande roseraie française aménagée par l’ancienne impératrice Joséphine de Beauharnais dans le parc de sa propriété de la Malmaison, entre 1800 et 1815[27], alimente ce goût pour les collections de rosiers. Le succès de la luxueuse monographie illustrée des roses, publiée par Thory et Redouté[28] attire également l’attention des amateurs pour la grande diversité de formes et de couleurs des rosiers.

Les rosiers sont des végétaux de culture facile, qui ne demandent pas des aménagements ou des soins coûteux, résistent pendant l’hiver en pleine terre, se transportent aisément pour être vendus racine nues pendant l’hiver ou en pot pendant le reste de l’année. Ils sont donc particulièrement adaptés à une production en grand nombre et au commerce à distance. Ils possèdent aussi d’autres qualités en adéquation avec les logiques de diversification et de reproduction propres à l’horticulture commerciale du XIXe siècle. D’une part, la variabilité des rosiers offre la possibilité de sélectionner des variétés qui renouvèlent constamment les catalogues de vente ; d’autre part, la facilité de leur multiplication par la greffe et la bouture permet la commercialisation d’un produit dont les caractéristiques sont stables et identifiables. Cela encourage le goût des consommateurs pour les collections, crée une émulation entre les jardiniers amateurs autour de la nouveauté et permet de satisfaire des usages divers : certaines variétés grimpantes couvrent des berceaux et des tonnelles, d’autres variétés de petites dimensions décorent les bords des fenêtres, certaines sont plus adaptées aux bordures fleuries, d’autres se prêtent facilement au forçage en serre pour être commercialisés fleuris pendant l’hiver.

La sélection de nouvelles variétés de rosiers se situe à ce point de jonction entre leurs qualités biologiques et les exigences de l’horticulture moderne. Les horticulteurs de la première moitié du XIXe siècle nomment ce processus obtention. La description des formes et des étapes de l’obtention exprime le sens qu’ils attribuent à leur intervention sur les végétaux. La condition indispensable de l’obtention est le phénomène biologique de la variation qui, chez le rosier, peut se produire soit par bourgeon, soit par semis. Dans le premier cas, il s’agit de l’apparition spontanée d’une modification morphologique sur une branche d’un rosier : fleurs doubles, couleur nouvelle ou panachure des pétales, apparition de poils glandulaires, nanisme, etc. Dans le langage horticole, ces variations, que l’on dénomme depuis la fin du XIXe siècle des mutations, sont pour les horticulteurs des bizarreries, accidents ou sports[29], jeux de la nature ou des écarts de la nature[30]. Ces modifications sont remarquées par l’horticulteur qui bouture ou greffe cette partie du végétal, le multiplie et le diffuse comme étant une nouvelle variété. Les causes et les conditions dans lesquelles se produisent ces accidents restent mystérieuses pour les jardiniers, qui se contentent de fixer ces « présents » ou « dons de la nature »[31]. S’ils ne peuvent pas les provoquer, ils s’attachent à observer dans quelles conditions de sol ou de température les modifications apparaissent le plus souvent[32], ou si certaines espèces sont plus disposées que d’autres à ce type de variabilité. L’art ou le savoir-faire de l’horticulteur est de préserver ce caractère. Cependant, du point de vue des botanistes de la première moitié du XIXe siècle, cette intervention vient interrompre la tendance naturelle et immuable à disparaître qui caractérise toute modification accidentelle des organes végétaux. Selon cette vision fixiste de l’espèce, ces modifications ne peuvent être que temporaires puisque la force de conservation de l’espèce attire les individus à retourner dans leur état originel[33]. La fixation des accidents par la multiplication végétative est une contrainte[34] et donc une perturbation d’un cycle naturel, et elle est considérée comme une modalité d’artificialisation des végétaux cultivés.

L’obtention de nouvelles variétés issues de ces accidents étant entièrement aléatoire, les horticulteurs exploitent davantage la variation par le semis ou par la génération. Les plantes issues des graines d’un rosier offrent toujours une grande diversité morphologique au sein de laquelle l’horticulteur peut choisir les individus qui lui semblent les plus intéressants. La variabilité touche tous les organes de la plante : feuillage, tige, aiguillons, pétales, étamines, fruits, etc. Varient aussi la forme globale de l’arbuste, la persistance ou pas du feuillage. Le semis est une pratique courante et répandue pour d’autres végétaux allogames : poiriers, pommiers, camélias, dahlias, melons, etc. S’il est relativement aisé de semer, tout l’art de l’horticulteur consiste dans le choix du porte-graine et dans l’identification, parmi les jeunes plantes, des nouveaux rosiers susceptibles d’apporter quelque chose de nouveau ou de différent par rapport aux variétés connues. Les obtenteurs aménagent dans leurs collections des espaces spécialement dédiés aux semis, qu’ils pratiquent parfois en très grand nombre. Les obtenteurs sont à l’affut de tous les moyens qui leur permettraient de réduire l’aléatoire de cette « sorte de loterie dans laquelle le hasard joue le premier rôle »[35]. Ils observent les éventuelles régularités dans la transmission des caractères, discutent la possibilité intégrer dans leur pratique les suggestions venues des débats sur l’hérédité qui animent les sciences naturelles, émettent des hypothèses sur l’apparition des caractères qu’ils jugent intéressants du point de vue ornemental[36]. Le choix des graines se porte le plus souvent sur les rosiers déjà appréciés, avec le présupposé que leur descendance héritera, par ligne materne, des caractères ornementaux du porte-graine, auxquels pourraient s’adjoindre d’autres caractères intéressants, provenant, par ligne paterne, de la variété qui a apporté le pollen lors de la fécondation. Conseillée vivement par des botanistes pour diriger davantage les semis vers les géniteurs potentiellement intéressants[37], la fécondation contrôlée ou artificielle (consistant à choisir les deux géniteurs et à apporter le pollen prélevé sur les étamines de l’un pour le déposer sur le pistil de l’autre) ne se répand que tardivement, dans les années 1840 en Angleterre[38] et seulement après 1860 en France.

Parmi les caractères recherchés, la duplicature suscite beaucoup d’intérêt, car elle marque le contraste le plus flagrant entre les rosiers spontanés, à cinq pétales, et les variétés cultivées. En effet, les variétés sélectionnées par les obtenteurs possèdent le plus souvent des fleurs doubles ou pleines, avec 40, 60, 100 pétales ou même davantage. Si les fleurs doubles ne se trouvent pas à l’état spontané, les botanistes voient dans dissemblance un argument de la transformation des rosiers par les effets de la culture jardinière. La duplicature serait due à la surabondance de nourriture qui entraînerait la transformation d’une partie ou de la totalité des organes sexuels en pétales[39]. Or, cette modification est assimilée à une monstruosité[40], puisque la reproduction par la graine de ces rosiers à fleurs pleines ou doubles, dépourvues (ou presque) d’organes sexuels, est souvent impossible. Le choix des fleurs doubles porte un caractère ornemental qui est, d’un point de vue physiologique, une anomalie. Ces végétaux étant multipliés par la greffe dans les pépinières, leur défaut de reproduction est compensé par un procédé technique : « Les variétés jardinières [sont] des monstres créés par l’art et se perpétuant artificiellement par la greffe »[41]. Ce ne serait donc pas la variabilité qui entrainerait les variétés jardinières dans la dénaturalisation, puisque ses ressorts échappent au contrôle des obtenteurs, mais le fait de choisir un individu, de le multiplier par les moyens techniques de la greffe ou de la bouture (et non par la graine) pour le diffuser ensuite comme nouvelle variété.

L’usage du mot variété, emprunté à la botanique, pour désigner non pas une population spontanée, mais un individu multiplié artificiellement, soulève aussi des difficultés dans le dialogue entre horticulture et botanique. Dans certaines classifications botaniques, ces variétés jardinières sont soit ignorées, soit mentionnées à titre informatif, mais isolées des espèces et variétés spontanées, car les caractères qui les différencient les unes des autres sont jugés insignifiants d’un point de vue de la systématique[42]. Cependant, l’ampleur de la sélection et l’apparition des rosiers que les horticulteurs qualifient d’hybrides incitent autant les botanistes que les horticulteurs à concevoir des classifications qui puissent restituer une cohérence commune aux rosiers cultivés et spontanés. Ces nombreuses propositions de classification[43], et la nomenclature très variable qu’elles entrainent, nourrissent l’image d’un chaos : « Nous avons brouillé la nature avec elle-même »[44], affirme le pépiniériste Jean-Pierre Vibert en 1824. Pierre Boitard, publiciste scientifique et horticole, s’interroge même sur la naturalité de ces variétés :

Est-ce qu’un rosier n’est plus dans sa nature parce qu’il a été taillé, greffé, obtenu de graines fécondées artificiellement ; parce qu’en un mot, il a été soumis à l’influence de la culture ? Suppose-t-on qu’un jardinier a la puissance d’un dieu créateur ? ; qu’il change la nature ; qu’il fait des individus ? Non, un être ne peut point être arraché à la nature, la main du jardinier ne peut nullement le changer, et si elle parvient à le modifier, ce n’est qu’en favorisant le développement d’un ou plusieurs accidents dont la nature avait placé, peut-être de toute éternité, le germe dans chaque individu[45].

Ces hésitations sur le statut des variétés horticoles et de l’obtenteur sont très répandues dans les publications horticoles. Les variétés sont-elles encore des végétaux comme les autres ou bien des artéfacts et des marchandises ? L’intervention de l’obtenteur se résume-t-elle à recueillir les dons de la nature ? Est-il, au contraire, le créateur ou l’inventeur de la nouvelle variété ? Les mots obtention et obtenteur suggèrent une réponse mitigée à ces questions. La nouvelle variété est obtenue, comme on obtient un privilège, une grâce la réponse à une requête[46] et non pas d’une création, terme réservé à Dieu ou à la nature. Elle n’est pas non plus une invention[47], car la législation des brevets au XIXe siècle exclut tacitement le domaine du vivant et ce n’est qu’en 1930 que le Plant Act protège pour la première fois, aux États-Unis, une variété cultivée[48]. En France, au XIXe siècle, la régulation de la nouveauté se pratique en dehors du cadre législatif, dans les réseaux horticoles. Elle consiste en l’attribution d’un nom, la mise en vente dans un catalogue, la présentation de la nouvelle variété dans une séance d’une société d’horticulture ou dans une exposition de roses, la publication de sa description dans un journal horticole, l’envoi du nouveau rosier à un confrère reconnu pour son expertise[49]. La reconnaissance de la qualité d’obtenteur se fait par cette acceptation tacite entre connaisseurs, ce qui entraine d’innombrables querelles entre horticulteurs. Toutefois, la concurrence entre les obtenteurs devenant de plus en plus vive[50], autant sur le plan du prestige que sur le plan commercial, l’on voit apparaître des pratiques de vente de la « propriété de sa variété »[51], c’est-à-dire du droit de la multiplier et de la commercialiser, ce qui signifie une monétisation de l’acte de l’obtention.

Ces tensions et ambigüités expriment les questionnements soulevés par l’intégration des végétaux, en tant qu’organismes vivants, dans un processus de marchandisation[52]. Plus précoce et avec un impact économique et social plus réduit que la marchandisation des semences[53], ce processus est significatif justement parce qu’il touche le domaine familier du jardin et qu’il permet d’exprimer les interrogations des horticulteurs et des botanistes sur la portée et les limites de l’action humaines sur les végétaux. Or, l’impact de la pratique horticole sur les rosiers ne se situe pas seulement au niveau culturel, celui des symboles et des représentations. Si l’on suit les propositions de l’histoire environnementale, il faut rechercher à identifier cet impact dans sa matérialité[54], comme un résultat concret et physique sur les organismes végétaux et leur diversité.

La diversité des rosiers cultivés : une approche interdisciplinaire

L’intérêt pour les rosiers et la sélection intense à laquelle ils sont soumis se reflètent dans une augmentation importante du nombre de variétés au cours du XIXe siècle. Vers 1800, une centaine de variétés de rosiers sont décrites et collectionnées par quelques amateurs. En 1814, environ 250 espèces et variétés sont probablement présentes dans la collection de Joséphine de Beauharnais à la Malmaison. L’accroissement significatif du nombre de variétés se produit entre 1815 et 1830, puisque les sources des années 1829-1830 énumèrent environ 2000 variétés. À la fin du siècle, plus de 6000 variétés sont réunies dans la plus grande collection française, réunie par Jules Gravereaux à L’Haÿ-les-Roses dans le département du Val de Marne. Prenant en compte la disparition de variétés au cours de cette même période, on peut estimer que le nombre de variétés obtenues au XIXe siècle, principalement en France, mais aussi en Angleterre, États-Unis et ailleurs, dépasse les 10 000 variétés.

Ces estimations quantitatives sont tributaires de la manière dont les horticulteurs conçoivent l’unité de base de la diversité : la variété. Si l’appréciation quantitative n’est pas satisfaisante, les sources écrites documentent la circulation des espèces et des variétés, les critères qui président le choix des variétés, les pratiques des obtenteurs, le succès commercial de certaines variétés, tous les aspects sociaux, économiques, culturels et scientifiques de cette activité. Ce sont les sources classiques de l’histoire de l’horticulture : magazines de jardinage, journaux spécialisés, almanachs, traités horticoles, ouvrages « pour dames », catalogues de vente des pépiniéristes, monographies, bulletins des sociétés d’horticulture, écrits scientifiques, etc. En dehors de ces sources écrites, l’étude de la diversité des rosiers peut faire appel à des sources vivantes. En effet, comme d’autres végétaux ligneux fruitiers et d’ornement, la multiplication végétative a conservé une partie des rosiers obtenus au XIXe siècle jusqu’à nos jours. La particularité de ce mode de conservation par bouture et greffe est que, d’un point de vue biologique, il s’agit de la reconstitution d’un individu entier à partir d’un fragment d’un autre individu. Elle est l’équivalente d’un clonage, contrairement à la reproduction par la graine, dans laquelle intervient un brassage génétique dû à la fécondation. Dans les collections publiques et privées françaises, environ 1200 obtentions de cette époque sont encore présentes, qui sont des répliques génétiques des rosiers issus de la sélection horticole du XIXe siècle. Il est donc possible de confronter ces deux types de sources pour comprendre les effets de la sélection horticole sur la diversité des rosiers obtenus au XIXe siècle : les sources écrites, d’une part, et les archives génétiques d’autre part.

L’hypothèse de ce programme est que la diversité des rosiers au cours du XIXe siècle s’est construite comme le résultat de l’interaction entre les caractéristiques biologiques de ces végétaux et les pratiques de l’horticulture moderne. La nécessité d’un regard croisé entre les différentes disciplines pour appréhender la diversité bioculturelle[55] et son opérativité dans l’étude des effets d’érosion et d’homogénéisation génétique ont déjà été démontrées[56]. La mise en oeuvre d’une démarche adaptée au cas des rosiers et au contexte particulier de l’horticulture du XIXe siècle a nécessité néanmoins la construction d’une méthodologie originale. Sans détailler les étapes et les méthodes employées dans l’étude génétique[57], on peut livrer ici quelques-uns des résultats les plus significatifs dans l’objectif de montrer comment l’étude à d’une plante peut éclairer la complexité des processus socio-culturels et biologiques complexes.

Dans un premier temps, entre 1770 et 1815, la diversité des rosiers cultivés s’enrichit selon deux logiques distinctes. Premièrement, la sélection de nouvelles variétés destinées aux jardins ordinaires se concentre sur une portion restreinte de la diversité connue à cette époque, et plus particulièrement sur son fragment anciennement cultivé, celui des rosiers classés dans les espèces Centfeuilles (Rosa centifolia) et Galliques (Rosa gallica), dont les qualités ornementales sont unanimement reconnues, en raison de leurs fleurs doubles, des couleurs vives et variées et de leur parfum. De ces variétés obtenues à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, peu ont été « conservées ». L’échantillon d’étude du programme FloRHiGe contient seulement une cinquantaine de variétés que les sources permettent de dater comme étant antérieures à 1815.

De l’autre part, pendant la même période on constate une autre modalité d’élargissement de la diversité. Des espèces spontanées de rosiers sont découvertes lors des explorations botaniques. Des individus de ces espèces sont cultivés dans les jardins botaniques de Kew ou de Paris ou bien dans les collections rassemblées par des botanistes amateurs. À partir de ces collections botaniques, les nouveautés sont introduites dans la culture par des pépiniéristes spécialisés dans la multiplication de végétaux rares et diffusées ensuite dans un cercle d’amateurs éclairés. Par les mêmes réseaux de connaisseurs arrivent en Europe des rosiers qui, contrairement à ces rosiers botaniques, n’appartiennent pas à la flore spontanée, mais sont des variétés déjà cultivées dans d’autres aires géographiques. C’est le cas notamment des rosiers en provenance d’Asie et introduits d’abord en Angleterre, puis sur le continent européen, ensuite aux États-Unis et dans les colonies anglaises et françaises. Leur arrivée se produit en plusieurs étapes, entre 1750 et 1824. Selon les auteurs, ils sont nommés Rosiers de la Chine (rosa chinensis), rosiers du Bengale (rosa indica), rosiers Thé (rosa indica fragrans). Bien que leurs fleurs soient moins attractives que celles des Centfeuilles et des Galliques et qu’on leur reproche une plus grande sensibilité au froid, ces rosiers d’origine asiatique possèdent d’autres caractères intéressants pour l’horticulture. Ces rosiers asiatiques possèdent une caractéristique particulièrement intéressante pour l’horticulture : la remontée de floraison. Les rosiers anciennement cultivés en Europe ont une floraison unique aux mois de mai-juin, à l’exception des rosiers dits Damas d’automne qui peuvent, dans des conditions climatiques favorables, porter des fleurs deux fois, au printemps et en début d’automne. En revanche, les rosiers d’origine asiatique sont dits remontants ; ils fleurissent en continu ou à plusieurs reprises du printemps jusqu’aux premières gelées. L’introduction dans les collections européennes de ces rosiers remontants est un événement important pour le devenir de la diversité génétique des rosiers obtenus pendant le XIXe siècle. Le mécanisme génétique de régulation de la floraison qui détermine la remontée (RoKSN) est absent chez les rosiers européens[58]. L’analyse génétique des variétés permet donc de suivre son introgression, c’est-à-dire son transfert, par la sélection de variétés porteuses de ce mécanisme génétique, dans la population des rosiers cultivés en Europe.

La part des variétés classées par les horticulteurs dans des catégories qui indiquent une ascendance asiatique augmente très rapidement au cours de la décennie 1820-1830. Cette progression continue entre 1830 et 1860, quand la sélection se concentre notamment sur une catégorie dénommée de manière très vague Hybrides remontants[59], formée de rosiers descendants (ou supposés comme tels), à une ou plusieurs générations, des rosiers d’origine asiatique. Ces variétés associent la remontée de floraison et les fleurs doubles, régulières, diversement colorées, la rusticité et la vigueur, que l’on suppose comme étant héritées d’une ascendance européenne, d’où l’emploi du mot hybride dans la dénomination de cette catégorie large et composite.

L’analyse des descriptions faites dans les écrits horticoles des variétés nouvelles obtenues au cours des années 1830-1860 montre que la remontée de floraison devient un critère de choix de plus en plus important, puis déterminant. Après 1860, peu de variétés non remontantes sont décrites parmi les nouveautés, et dans ces rares cas elles sont sélectionnées pour un marché restreint de collectionneurs et d’amateurs qui participent à des concours de rosiers et affectionnent particulièrement les rosiers d’allure ancienne, rappelant l’opulence ou le parfum des rosiers Galliques et Centfeuilles ou bien sont à la recherche de rosiers rares.

Quelles sont les conséquences de cette focalisation sur la remontée de floraison ? À cette question, l’analyse de la différence génétique entre les variétés de l’échantillon étudié dans le programme FloRHiGe apporte une réponse intéressante. Les variétés anciennes européennes et les variétés d’origine asiatique forment, d’un point de vue génétique, des groupes distincts. La sélection opérée entre 1815 et 1860 comble en partie cette distance en mélangeant le patrimoine génétique ancien européen et le patrimoine génétique asiatique, en proportions diverses, mais avec la persistance décroissante de la part européenne. Un basculement se produit pendant la décennie 1860-1870. Les variétés obtenues après 1870 possèdent une part plus importante de patrimoine asiatique que de patrimoine génétique européen. En d’autres termes, en choisissant systématiquement les variétés qui présentent un caractère jugé comme indispensable pour la réussite commerciale des nouvelles variétés, les obtenteurs sélectionnent en priorité la portion du génome responsable de la remontée et induisent ainsi, au cours des générations de semis, un changement dans la structure de la diversité des rosiers. L’augmentation du nombre de variétés qui se distinguent les unes des autres par des caractères observables (phénotypiques) ne signifie donc pas un élargissement de la diversité génétique, mais, au contraire, un rétrécissement de la distance génétique entre les nouvelles variétés et leur rapprochement du fond asiatique.

La première conclusion de cette étude est que les changements les plus significatifs ont lieu non pas à l’intérieur des jardins, mais dans la circulation des végétaux d’un continent à l’autre, par les effets du développement de l’horticulture au XIXe siècle. L’analyse de ce processus au niveau génétique trouve dans les sources écrites des éléments d’explication et de contextualisation qui permettent non seulement de dater l’obtention des variétés, mais de leur donner un ancrage temporel dans l’évolution des pratiques horticoles et des critères qui président au choix des variétés. En contrepartie, l’étude génétique met en question les représentations de la diversité que proposent les sources écrites. Elle démontre, à la suite d’autres travaux, la faiblesse des barrière génétiques entre les espèces du genre Rosa et la structuration des variétés en groupes génétiques dont la composition change au cours du XIXe siècle[60]. Le croisement de ces approches historiques et génétiques met également en évidence l’importance des pratiques de conservation des organismes vivants. La diversité des rosiers cultivés est le résultat de deux phénomènes complémentaires : la recherche de la nouveauté qui dirige la sélection, d’une part, et la constitution de collections, d’autre part. La constitution des premières collections est simultanée avec les débuts de la sélection horticole, car elles nourrissent le goût des jardiniers pour la diversité des rosiers. Les réseaux de collections réunies par les botanistes, les amateurs et les pépiniéristes sont des relais de l’introduction dans la culture jardinière d’espèces et variétés de la flore spontanée ou cultivées ailleurs. Enfin les collections intègrent les nouvelles variétés dans les états antérieurs de la diversité et créent les conditions de l’apparition de nouvelles variétés par les croisements qui sont opérés entre ces rosiers obtenus à différentes époques. La structuration de la diversité génétique des rosiers est, en effet, le résultat de la stratification dans le temps de cette dialectique entre conservation et renouvellement.

La deuxième conclusion est d’ordre méthodologique et elle concerne l’importance de l’interdisciplinarité. L’histoire et la biologie apportent chacune ses méthodes, se concentrant sur les sources écrites et, respectivement, sur les ressources vivantes. Cependant, il est difficile de distinguer l’apport de chacune des disciplines, car au centre de la problématique que ces disciplines abordent ensemble se trouvent les rosiers cultivés, dont le devenir dans le temps est inscrit à la fois dans leur histoire humaine et dans leur histoire biologique. Si, à l’incitation de l’histoire environnementale, l’on rend aux organismes vivants le statut de sujets de l’histoire, il faut mobiliser les moyens qui permettent de les étudier dans leur complexité, et ces moyens sont nécessairement interdisciplinaires. Michael Lewis, qui dresse un tableau historiographique du rapport entre sciences expérimentales et sciences humaines, considère que le décloisonnement des disciplines est une des principales sources d’énergie et d’originalité de l’histoire environnementale. Il remarque toutefois qu’il s’agit d’une relation souvent asymétrique. Les historiens utilisent les connaissances issues des sciences expérimentales pour comprendre la matérialité de l’environnement à une époque passée. Ils s’intéressent également à l’histoire des sciences de la vie, au devenir des sensibilités environnementales, aux facteurs sociaux, politiques, technologiques ou culturels ayant transformé l’environnement et fournissent ainsi à leur tour des analyses qui sont mobilisées par les sciences expérimentales[61]. M. Lewis souligne aussi, parmi les orientations potentielles de l’histoire environnementale, l’apport d’une alliance de la biologie et de l’histoire pour comprendre l’évolution des organismes vivants soumis à des facteurs évolutifs d’origine anthropique, telle que le propose Edmund Russel[62]. L’étude des rosiers au XIXe siècle se situe dans ce registre interdisciplinaire. Elle est fondée sur la prémisse que l’histoire de ces végétaux horticoles est le résultat d’une conjonction entre des facteurs humains et non-humains dont l’analyse ne peut être dissociée. Ni l’histoire ni la biologie ne pouvaient aboutir, séparément, aux mêmes résultats car ceux-ci émergent précisément de l’approche conjointe menée par les deux disciplines. D’ailleurs, « biologie » est ici un terme générique plus qu’une indication disciplinaire, car l’équipe est formée de généticiens, systématiciens, évolutionnistes, bio-informaticiens… Plus encore, la méthode éprouvée dans le cadre de ce programme incite à des recompositions disciplinaires, adaptées à de nouveaux questionnements. Après le programme FlorHiGe, un nouveau programme collaboratif associe, aux côtés des historiens et des biologistes, des sociologues, géographes et économistes capables d’analyser la complexité des acteurs, des espaces et des logiques marchandes qui président à la sélection, à la production et à la conservation des variétés de rosier au XXe siècle[63]. Il s’agit donc de mobiliser les disciplines des sciences humaines et des sciences expérimentales dans des équipes dont la composition est dictée par la complexité de l’objet étudié.

La place qu’accorde cette expérience de recherche interdisciplinaire aux organismes vivants nous incite à formuler une troisième conclusion, qui concerne la prudence qui nous semble nécessaire dans la généralisation des résultats obtenus. Tous les végétaux qui bénéficient d’un grand succès de consommation au XIXe siècle sont soumis à une sélection intense : dahlias, camélias, pivoines, poiriers, melons, etc. L’effet de la culture jardinière est toutefois différent pour chacun de ces végétaux, car fortement dépendant de leurs caractéristiques biologiques. Pour restreindre la comparaison aux plantes d’ornement, les critères esthétiques (forme de la fleur, nombre de pétales, couleurs) appliqués aux rosiers se retrouvent en grande partie dans la sélection des dahlias, camélias, oeillets et pivoines, ce qui incite Georges Gessert à démontrer que la sélection artificielle a pour effet l’uniformisation de l’apparence des plantes cultivées. En effet, il y a plus de ressemblance entre la fleur d’un rosier cultivé et celle d’un camélia cultivé qu’entre la fleur d’un rosier cultivé et celle d’un rosier sauvage[64]. Peut-on pour autant affirmer que la sélection a eu un effet similaire sur la diversité des rosiers et des camellias ? Le présupposer serait méconnaître les ressorts biologiques de la diversité, particulière à chacun des genres et à chacune des espèces. La complexité du vivant résidant dans sa diversité, pour étudier son histoire il nous semble indispensable de poser le respect de cette diversité comme prémisse épistémologique.

Cela ne veut pas dire que l’histoire des rosiers est sans issue. Cette étude a permis de caractériser la pratique horticole de la sélection, de discerner les emprunts et les translations de sens que subissent les concepts botaniques dans l’usage qu’en font les horticulteurs, d’identifier les circuits de circulation des végétaux et les modalités de conservation. Les pratiques, modèles d’action et représentations analysés ici peuvent être mobilisés dans d’autres études pour situer le volet humain de l’histoire d’autres végétaux. Il faudrait néanmoins que l’histoire biologique spécifique de ces végétaux soit également étudiée pour qu’ils soient réellement considérés comme sujets historiques, tout comme il serait utile de la confronter à l’histoire de leur relation avec d’autres espèces végétales, avec des insectes, avec leurs parasites ou pathogènes, avec les produits chimiques employés dans les techniques de culture, etc. Il apparaît ainsi que les chemins ouverts par l’histoire environnementale incitent à une exploration nouvelle du jardin comme lieu d’interactions complexes. La rencontre entre histoire environnementale et histoire des jardins révèle ainsi sa fécondité pour susciter le renouvellement de leurs problématiques et de leurs méthodes.