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« La grande hantise qui a obsédé le XIXe siècle a été, on le sait, l’histoire […] L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace »[1]. Avec ces mots, prononcés en 1967, Michel Foucault annonçait le tournant géographique qui allait, au cours des années 1980 et 1990, traverser l’ensemble des sciences humaines. Un tournant qui s’est traduit par la mise en évidence de l’importance de l’environnement physique dans le développement des sociétés, ainsi que par la redécouverte de la diversité locale et des systèmes transnationaux—ce que l’historienne Jo Guldi appelle « les microcosmes de la vie quotidienne et les macrocosmes des courants mondiaux »[2]—trop longtemps délaissés au profit du cadre conceptuel omniprésent de l’État-nation. L’essor de l’histoire urbaine, régionale et transnationale, celui de l’histoire de l’environnement, et l’intégration à la pratique historienne de systèmes informatiques de gestion des données géographiques constituent quelques-uns des aspects de ce mouvement, qui s’inscrit dans la mouvance plus générale du tournant culturel. Pour ses partisans, la construction humaine de l’espace et des lieux de rencontres constitue une grille d’analyse incontournable pour le chercheur qui désire comprendre les changements sociaux. La formule du géographe Jacques Levy est à la fois subtile et éloquente : « Pour penser un monde décidément plus différencié, plus ondoyant et moins rigide qu’on ne l’imaginait, l’espace apparaît en effet comme une bonne entrée dans l’univers à la fois confus et ordonné, déterminé et ouvert du social »[3].

Une bonne entrée, et aussi une porte de sortie pour les sciences humaines et sociales, accusées par Foucault de s’aveugler volontairement en traitant l’espace comme une constante sans intérêt dialectique, voire comme une dimension morte, plutôt que comme une source d’interrogations aussi riche et féconde que le temps[4]. Diagnostic exagérément alarmiste ? Sans doute. Le développement d’un tournant géographique (ou plutôt, comme je tenterai de le démontrer, de multiples tournants géographiques) au cours des 30 ou 40 dernières années ne doit pas nous faire croire que les questions d’ordre spatial ont été évacuées de la pratique de tous les historiens auparavant. Le présent essai rendra compte de cette réalité en présentant quelques-uns des précurseurs de l’histoire géosensible actuelle, avant de passer en revue les origines théoriques du regain d’intérêt pour les questions spatiales en histoire et la nouvelle génération d’études qui marient la sensibilité spatiale et les technologies numériques; un mariage qui a pour but non seulement d’illustrer des résultats de recherche pour en faciliter la communication, mais aussi de formuler et de tester de nouvelles hypothèses qu’il serait impossible ou impraticable d’explorer sans l’aide de l’ordinateur. Je discuterai aussi des manières d’intégrer les enseignements des différents courants du tournant géographique à la pratique historienne, en explorant certains champs de recherche où ces questions se sont montrées particulièrement fécondes et en expliquant comment ils ont informé mes propres travaux.

Les précurseurs

De l’époque des Lumières jusqu’au milieu du XIXe siècle, les frontières séparant l’histoire, la géographie et l’économie politique sont souvent poreuses, voire inexistantes. L’ambition encyclopédique exprimée par des auteurs comme le comte Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) contribue à cette amalgamation des genres, qui outrepasse largement les limites des sciences humaines et sociales : la littéraire Joanna Stalnaker note que les trente-six volumes de l’Histoire naturelle, générale et particulière de Buffon renferment non seulement une histoire anthropologique de l’humanité, mais aussi une théorie sur les transformations physiques de la Terre dans le temps et d’innombrables traités sur les minéraux, les oiseaux et les quadrupèdes[5]. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu (1689-1755) développe une théorie politique inspirée autant des supposées influences du climat sur les sociétés que de la Constitution britannique ou des coutumes des Romains et des Francs[6]. La statistique descriptive du tournant du XIXe siècle, genre beaucoup plus littéraire que mathématique, constitue l’aboutissement de ce phénomène : dans des ouvrages dont ils tentent de standardiser la structure et le contenu, les descripteurs statisticiens cherchent à expliquer la totalité de l’économie, des moeurs, de la démographie, de la géographie et de l’histoire d’un territoire les unes par les autres, préfigurant ainsi les considérations théoriques du tournant spatial des dernières décennies[7].

Certains historiens de la seconde moitié du XIXe siècle et du premier XXe siècle font aussi appel à la géographie pour expliquer les phénomènes humains. L’historiographie francophone, en particulier, démontre une longue tradition de sensibilité envers les questions liées à l’espace ; le géographe Edward Soja, fer de lance du tournant géographique, reconnaît notamment chez Fernand Braudel et les historiens de l’école des Annales « la centralité particulière réacquise par l’espace dans la tradition intellectuelle française au vingtième siècle »[8]. Pour Frederick Jackson Turner (1861-1932), peut-être l’historien américain dont les travaux ont le plus influencé la profession tout en suscitant le plus de critiques, l’existence d’une frontière mobile caractérisée par l’abondance de terres disponibles (ou plutôt saisissables des mains de leurs occupants autochtones) conditionne le développement du républicanisme et de l’individualisme aux États-Unis à un point tel que « le facteur temps est insignifiant dans l’histoire américaine en comparaison avec l’espace »[9]. Une première vague d’études environnementales—peut-être devrait-on parler d’une ondulation plutôt que d’une vague—fait son apparition aux États-Unis sensiblement à la même époque, sans doute inspirée par les affres du Dust Bowl des années 1930[10]. Enfin, la historical geography anglo-saxonne de la période post-Seconde Guerre mondiale recherche dans les données géographiques les explications à des phénomènes socio-économiques sous-jacents, notamment la transformation du patrimoine bâti et les mouvements de biens, d’idées et de personnes[11]. L’inverse est aussi vrai : dans une célèbre étude publiée dans la revue Nature en 1971, les cartographes Waldo Tobler et S. Wineburg analysent des documents commerciaux datant de l’Antiquité hittite pour estimer les localisations probables d’établissements n’ayant jamais été découverts, en partant de l’hypothèse selon laquelle la fréquence des échanges entre deux sites devrait être directement proportionnelle à leur proximité. Des fouilles archéologiques subséquentes vérifieront certaines des prédictions de leur modèle[12].

Le recul de la géographie

Mais ces précurseurs représentent des courants minoritaires depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et, à partir des années 1970, le silence relatif des sciences humaines et sociales sur la façon dont l’espace, l’environnement physique et les lieux de rencontre influencent l’activité humaine commence à soulever des questions. Le géographe Edward Casey y voit l’héritage des Lumières : d’une part, l’espace tel que conçu par Newton, Descartes et Galilée étant « homogène, isotrope, isomorphe, et infiniment (ou du moins indéfiniment) étendu […] les différences locales [n’ont] pas d’importance » ; d’autre part, la primauté du savoir général sur le savoir particulier étant ce qui définit une véritable science selon Emmanuel Kant, toute interprétation basée sur des facteurs locaux est nécessairement suspecte[13]. Le géographe britannique David Harvey, lui, pointe du doigt la conception moderne du temps :

Les théories sociales (et ici je pense aux traditions émanant de Marx, Weber, Adam Smith et Marshall) privilégient habituellement le temps par rapport à l’espace dans leurs formulations. Elles présupposent soit l’existence d’un quelconque ordre spatial pré-existant à l’intérieur duquel les processus temporels se déroulent, soit que les barrières spatiales ont été tellement réduites que l’espace en devient un facteur contingent, plutôt que fondamental, de l’activité humaine[14].

Pour l’historien David Bodenhamer, c’est ce dernier facteur qui prédomine encore aujourd’hui : puisque le monde moderne a « provoqué l’effondrement de notre notion de distance, l’espace devient moins visible aux yeux de ceux qui étudient le passé »[15].

D’autres penseurs s’attardent plutôt à des explications d’ordre idéologique. Pour la géographe Doreen Massey, l’association fréquente entre la sensibilité locale et la réaction conservatrice (ce que l’on pourrait appeler le repli identitaire) décourage les intellectuels de gauche de s’y intéresser[16], tandis que John Agnew voit dans l’abandon de la localité un effet secondaire de la prépondérance d’autres facteurs explicatifs des phénomènes humains, notamment les relations de classes et les structures communautaires, dans les grands courants des sciences sociales[17]. Ces hypothèses sont plausibles, en particulier pour la seconde moitié du XXe siècle, mais elles paraissent insuffisantes pour expliquer l’origine et la longue durée du phénomène. La piste des besoins idéologiques et politiques de l’État-nation en construction à partir du milieu du XIXe siècle semble plus prometteuse. En effet, la création d’une communauté nationale imaginée, pour reprendre les termes de Benedict Anderson[18], requiert que l’on transforme l’étranger en concitoyen et que l’on balaie sous le tapis les particularismes dangereux pour la cohésion de l’ensemble. L’émergence d’une science statistique toute dévouée aux besoins de contrôle de l’administration publique, vers le milieu du XIXe siècle, en est un symptôme. Selon l’historienne Silvana Patriarca, en réduisant les différences entre régions à de simples mesures de superficie dans des tableaux, l’utilisation des nombres dans le discours public et l’hypothèse d’un territoire dépourvu de particularités locales susceptibles de provoquer des divergences historiques se sont vraisemblablement renforcées l’une l’autre[19]. Un phénomène analogue se produit à l’échelle de l’individu qui, dans le cadre national, est soudainement confronté à l’omniprésence d’étrangers avec lesquels il doit s’imaginer des liens : selon le sociologue polonais Zygmunt Bauman, cette situation entraîne le développement d’un nouvel espace cognitif dans lequel l’étranger peut être normalisé—et ses particularités, annihilées[20]. La nation se veut unique et indivisible : tout discours particularisant (ou internationaliste) est donc suspect, comme le démontre encore aujourd’hui la réaction conservatrice envers les interprétations qui minimisent l’importance de l’entité nationale.

Quelle qu’en soit la véritable raison, Edward Soja dénonce la timide présence des questions d’ordre spatial dans les sciences humaines et sociales en des termes très durs. Il accuse les économistes, les historiens et les sociologues de « fièrement produire des visions d’une économie dépolitisée qui existe comme si elle était entassée sur la tête d’une épingle, dans un monde de fantaisie pratiquement dépourvu de dimensions spatiales »[21]. Pour Soja, ce monde imaginaire uniformisé plus ou moins consciemment émet une sulfureuse odeur d’impérialisme—un impérialisme qui a « si efficacement caché, dévalué et dépolitisé l’espace en tant qu’objet de critique sociale que la simple possibilité d’une analyse spatiale libératrice a disparu pendant près d’un siècle »[22]. Le modèle, en d’autres termes, efface les preuves qui pourraient démentir sa propre inévitabilité, et les praticiens des sciences humaines s’en font (volontairement ou non) les complices. Même Braudel et ses disciples, « souvent perçus comme étant à peu près aussi géographiques que des historiens peuvent l’être » selon Soja, lui semblent manquer d’envergure. « Le modèle Braudelien est bien supérieur à l’historicisme qui porte des oeillères pour se protéger de l’espace », écrit-il, « mais cette “spatialisation par juxtaposition” rend la spatialité relativement non problématique et la relègue à un rôle secondaire »[23]. Pour Soja, la méthode de Braudel se limite à une accumulation de faits géographiques ou à la description d’un environnement physique figé dans la longue durée et donc pauvre en potentiel explicatif. Pour recouvrer toute la puissance d’interprétation (voire de subversion) de l’espace, il faut aller beaucoup plus loin.

La genèse du tournant géographique

C’est surtout chez le philosophe français Henri Lefebvre que Soja trouve l’inspiration qu’il cherche et qui lui servira à lancer le tournant géographique. Pour Lefebvre, l’espace n’est ni une constante, ni un simple canevas sur lequel s’écrit l’histoire, mais plutôt une construction sociale dynamique formée de trois composantes en équilibre instable : l’espace perçu de la vie quotidienne, l’espace conçu imposé d’en haut par l’organisation d’une société, et l’espace vécu constamment réinterprété par chaque individu au contact des images et des expériences[24]. Les relations spatiales se transforment donc avec le temps ; pour reprendre les termes de l’historien Richard White : « L’espace est lui-même historique »[25]. Largement diffusées par Soja, David Harvey et d’autres figures importantes du tournant géographique, les idées de Lefebvre acquièrent une telle influence que, selon l’historien et politologue Philip Ethington, « il n’est pas exagéré de qualifier le discours actuel en matière de spatialité de “Lefebvrien” »[26]. Mais si Henri Lefebvre est le père spirituel du tournant géographique, l’incontournable Michel Foucault est son parrain. Tout comme Lefebvre, Foucault rejette l’idée d’un espace vide et inerte qui ne servirait que de canevas à l’activité humaine. « Nous ne vivons pas dans un vide saupoudré de couleurs vacillantes », écrit-il, « nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des lieux qui sont irréductibles les uns aux autres […] »[27].

Quels sont ces lieux et ces espaces qui définissent le contexte humain ? Les définitions sont innombrables. Celles du géographe Yi-Fu Tuan me semblent particulièrement riches :

L’espace est un symbole commun de liberté dans le monde occidental. L’espace est ouvert ; il suggère le futur et invite à l’action […] Être ouvert et libre, c’est être exposé et vulnérable. L’espace ouvert n’a pas de chemins tracés et de panneaux indicateurs, il n’a aucun motif fixe, relié à une notion humaine établie. C’est comme une feuille blanche sur laquelle un sens doit être imposé. L’espace clos et humanisé est le lieu. Comparé à l’espace, le lieu est un centre calme de valeurs établies. Les êtres humains ont besoin à la fois de l’espace et du lieu. Les vies humaines sont un mouvement dialectique entre le refuge et l’aventure, l’attachement et la liberté[28].

En d’autres termes : le lieu est le site de l’acquis, de la connaissance et du confort, tandis que l’espace est celui du possible, de l’exploration et du risque. C’est l’expérience qui transforme un espace étranger en lieu familier; il n’est pas déraisonnable de penser qu’un traumatisme comme une agression ou un désastre naturel puisse entraîner la transformation inverse.

Plus tard, le géographe Michel Lussault, collaborateur de longue date de Jacques Lévy, étendra la portée de la spatialité en soulignant que l’espace est une réponse au problème de la distance—un problème qui dépasse largement l’espacement physique pour englober l’ensemble de l’expérience humaine. « Or, si l’on admet que toute la société est contenue en substance dans la dimension spatiale », écrit-il, la distance désigne « l’ensemble des manifestations de la séparation des réalités sociales et de ses effets »[29]. D’une manière ou d’une autre, donc, l’espace est partout et influence tout.

Ces modèles conceptuels guident mes propres recherches sur la production de l’imaginaire spatial dans les textes imprimés français du long XVIIIe siècle. Par exemple, lors d’une étude numérique d’un corpus de plus de 6 000 articles tirés de diverses catégories du savoir représentées dans l’Encyclopédie de Diderot (géographie, botanique, histoire naturelle, etc.), j’ai démontré que la domestication mentale de l’espace américain en lieu confortable passe par la description scientifique, et en particulier par l’énumération des plantes utiles que l’on y trouve. L’Amérique est aussi présentée dans ce corpus comme un monde jeune, les verbes conjugués au temps présent occupant une place significativement plus importante dans les articles portant sur l’Amérique que dans ceux portant sur les autres parties du monde, en particulier l’Asie et (dans une moindre mesure) l’Afrique[30]. Ainsi, en portant attention aux différences dans les représentations de divers ensembles spatiaux au sein d’un même corpus, il est possible de raffiner l’interprétation de messages transmis par celui-ci.

Tournant géographique—singulier ou pluriel ?

À partir des années 1980, les idées de Lefebvre et de ses successeurs engendrent une intense réflexion méthodologique, parfois virulente. Ce que je choisirai d’appeler un premier tournant géographique vise alors à redonner à l’espace, en tant qu’entité épistémologique, la place qui lui revient dans les sciences humaines. Pour le géographe culturel Denis Cosgrove, il n’est plus question de traiter l’espace comme un absolu au sens cartésien, mais comme un concept qui dépend « des objets et des processus spécifiques à travers lesquels il est construit et observé »[31]. Pour Edward Soja, « dans le monde postmoderne d’aujourd’hui, l’espace plutôt que le temps est lourd de conséquences cachées, et les questions géographiques occupent une place plus fondamentale dans la politique et la vie quotidienne que les questions historiques »[32]. Ou, pour reprendre la formule lapidaire d’Edward Casey, inspirée du philosophe grec Archytas de Tarente : « Le lieu est la première de toutes choses »[33].

Un second tournant géographique, incarné par la microhistoire et par la fascination envers les groupes et les cultures, s’intéresse à la multiplicité des relations entre les êtres humains et leur environnement. Pour l’historien Charles Withers « les questions de localité, du sentiment d’appartenance à un lieu et d’identité comptent plus que jamais »[34] alors que la mondialisation semble en passe d’uniformiser la planète. Inspiré par les sciences cognitives, le géographe Reginald Golledge propose d’étudier ces questions à l’échelle de l’individu : la perception de l’espace étant dépendante de processus propres à chaque cerveau, il serait futile de tenter une analyse générale[35]. David Harvey approche plutôt la question d’un point de vue culturel, insistant sur « la multiplicité des qualités objectives que l’espace et le temps peuvent exprimer et sur le rôle des pratiques humaines dans leur construction ». Les conceptions fondamentalement différentes de la relation entre les êtres humains et le territoire exprimées par les autochtones des Grandes Plaines de l’ouest américain et par les colons blancs, par exemple, découlent de modèles mentaux incompatibles qui vouent à l’échec toute tentative de négociation, même de bonne foi[36]. Enfin, pour Doreen Massey, le lieu est d’abord et avant tout « un réseau poreux de relations sociales »[37] perçu différemment selon la position qu’un individu occupe dans ce qu’elle appelle une géométrie des pouvoirs.

Un troisième tournant géographique concerne l’expérience de l’espace telle que vécue par les individus dans leur corps et dans leurs émotions, au-delà de toute conception intellectuelle. La place du corps est primordiale chez Edward Casey, pour qui l’on ne peut connaître et ressentir un lieu qu’en y étant présent physiquement, et pour qui le corps vécu constitue le seul moyen de retrouver le sentiment d’être à sa place après l’avoir perdu[38]. Jacques Levy distingue l’espace local, familier, au sein duquel « tout le monde ne va pas tous les jours partout, mais [où] ce serait techniquement, économiquement, sociologiquement, politiquement possible » de l’espace régional « d’échelle “biographique, celui où un individu peut, ou veut pouvoir, disposer de l’essentiel des ressources pour organiser son existence dans l’ensemble de sa vie » sans pour autant le connaître[39]. C’est cependant chez Yi-Fu Tuan que la perception sensuelle de l’espace est la mieux exprimée. Pour lui, la distance mesure à la fois l’accessibilité des choses et l’intérêt qu’on leur porte, l’étendue est associée à la perception de liberté, et l’attachement à la patrie peut « apparaître avec la familiarité et le confort, avec l’assurance de nourriture et de sécurité, avec le souvenir des sons et des odeurs, des activités communes et des plaisirs du foyer accumulés avec le temps » tout autant qu’être la conséquence d’un imaginaire sacralisé[40].

Les tournants géographiques et l’histoire

Comment intégrer les enseignements des différents courants du tournant géographique à la pratique historienne ? David Bodenhamer suggère d’unifier le temps et l’espace en envisageant l’histoire comme le résultat d’une multitude de rencontres ponctuelles et physiques entre acteurs sociaux[41]. Philip Ethington propose un programme similaire : concevoir le passé comme l’ensemble des lieux de rencontre créés par l’action humaine, et l’histoire, comme la cartographie de ces lieux[42]. Ces conseils me semblent avoir été assez largement suivis, que ce soit de manière consciente ou non ; déjà, dans une réponse à Ethington publiée en 2007, Edward Dimendberg désignait les histoires du corps, des marchés, des idées et des institutions, l’histoire globale, l’histoire comparative et l’histoire urbaine comme des domaines qui avaient assimilé la leçon[43]. Mais ce sont peut-être les changements d’échelle qui ont le mieux démontré toute la fécondité des tournants géographiques : de la microhistoire jusqu’à l’étude des courants transnationaux, les questions de localité, de particularité et d’interconnexion ont permis de redécouvrir des phénomènes souvent négligés par les historiens du récit national.

L’histoire environnementale constitue sans doute le cas le plus évident. Nature’s Metropolis de William Cronon explique comment des avantages naturels et des considérations commerciales liées à l’exploitation des chemins de fer et au développement des terres de l’Ouest ont favorisé l’expansion de la ville de Chicago au détriment de villes rivales comme Saint-Louis[44]. En étudiant des schémas d’occupation du territoire et des données météorologiques publiées dans les journaux locaux de villes du Midwest américain, Geoff Cunfer a pu remettre en question l’interprétation traditionnelle du Dust Bowl des années 1930, selon laquelle le labourage de la terre au cours des décennies précédentes avait détruit tout ce qui empêchait l’érosion des sols. Ses travaux ont notamment permis de retrouver les traces de dust bowls localisés, bien avant que la terre n’ait été labourée à grande échelle dans les régions touchées ; mieux que les techniques agricoles, ce sont les sécheresses qui prédisent l’arrivée de pareils sinistres[45]. Dans mes propres travaux, l’influence des conditions environnementales à l’échelle locale constitue l’un des facteurs explicatifs des perturbations de la société Cherokee au tournant du XIXe siècle. Il est impossible d’expliquer l’adoption soudaine d’une économie de plantations esclavagistes par une nouvelle élite Cherokee partiellement acculturée sans invoquer l’effondrement d’un système antérieur basé sur le commerce des peaux de cerfs, système ravagé par la surexploitation de la ressource et par l’occupation d’une part grandissante des territoires de chasse par des colons blancs. Quant à l’intensité des conflits—entre Anglo-Américains et Cherokees d’une part, et entre diverses factions au sein de la nation Cherokee d’autre part—au sujet de la possession du territoire ancestral, elle s’explique notamment par les pressions démographiques régionales, par la découverte de mines d’or qui transforment la valeur des terres, et par l’enrichissement rapide des planteurs Cherokee qui, contrairement à leurs voisins et rivaux blancs, bénéficient d’un accès gratuit à la terre (détenue en commun) et peuvent donc investir la totalité de leur capital dans les bâtiments, les outils et les esclaves[46].

L’histoire coloniale et des peuples autochtones foisonne d’autres concepts conditionnés par la géographie. Le middle ground de Richard White est un lieu de rencontre où le colon d’origine européenne et l’autochtone américain inventent un accommodement basé sur une fiction créative de l’autre, faute de pouvoir lui imposer une domination claire[47]. Jeremy Adelman et Stephen Aron distinguent la frontière, région où les limites politiques et culturelles entre deux sociétés ne sont pas bien définies, les borderlands où les autochtones manipulent les rivalités entre deux empires coloniaux pour s’aménager une marge de manoeuvre territoriale, et les bordered lands où les empires reconnaissent leurs frontières mutuelles, ce qui empêche cette manipulation[48]. Lauren Benton souligne que les récits de voyage publiés à l’époque coloniale présentent des empires tout sauf uniformes, composés d’enclaves et de corridors entourés de zones hors de tout contrôle impérial effectif[49] ; une réalité examinée notamment par Pekka Hämäläinen dans le contexte des relations entre les Comanches et les différentes colonies espagnoles du sud-ouest américain, trop isolées les unes des autres pour se prêter secours et parfois plus enclines à acheter aux autochtones des biens pillés chez leurs colonies-soeurs qu’à compromettre leurs propres positions[50].

Certains historiens des sciences ont aussi souligné l’influence des lieux sur la création de la connaissance, ce que Charles Withers décrit comme « le fait que la nature même du travail scientifique est conditionnée par la localisation »[51]. Pour Diarmid Finnegan, le choix du lieu d’implantation des institutions scientifiques impériales britanniques, comme les musées et les jardins botaniques, s’inscrit dans un projet global visant « à réunir l’élite scientifique de Londres dans un seul et même lieu urbain salubre et implique une “politique de la localisation qui relie la science à des préoccupations civiques et nationales plus larges »[52] ; tandis que les disparités locales dans la réception réservée aux idées de Darwin à la fin du dix-neuvième siècle ne peut être comprise que s’il l’on connaît la répartition géographique de l’influence de certains prédicateurs[53]. Les atlanticistes, quant à eux, ont abondamment étudié le rôle de la géographie dans le développement des savoirs, que ce soit pour affirmer l’existence de « machines coloniales » dans lesquelles la métropole construit le savoir à partir de données brutes collectées en colonie[54] ou pour insister sur la multiplicité topologique des lieux de rencontre et d’échange de connaissances entre Européens, Africains et autochtones des Amériques, que James Delbourgo et Nicholas Dew décrivent comme « un monde de réseaux entrelacés, de pratiques hétérogènes et d’itinéraires multiples […] qui démontrent jusqu’à quel point il était difficile de créer du savoir—et d’imposer un contrôle efficace—à distance »[55]. Et parfois, cette influence de la localisation sur la production du savoir peut atteindre une échelle microhistorique : mes propres travaux ont documenté quantitativement la manière (identifiée notamment par Bronislaw Baczko dans l’historiographie[56]) dont le contenu géographique de l’Encyclopédie, que Diderot avait initialement conçu comme une simple compilation des noms et des mesures nécessaires pour tracer des cartes précises, s’est changée sous la plume prolifique du chevalier Louis de Jaucourt (rédacteur de la majorité absolue des quelque 14 500 articles géographiques que l’on retrouve dans l’ouvrage) en outil de transmission du savoir culturel et historique[57]. Les choix de Jaucourt et le contenu de sa bibliothèque de référence ont ainsi largement déterminé le caractère de l’imaginaire spatial produit par la lecture de ce que Robert Darnton a qualifié de « plus grand best-seller » du siècle des Lumières[58].

Enfin, qu’il s’agisse de centrer une étude sur un individu ancré dans son milieu, comme dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin, ou de comprendre la structure d’ensembles transocéaniques qui transcendent les entités nationales, comme dans la pléthore d’études rattachées aux courants de l’histoire atlantique ou de l’histoire globale, la sensibilité envers les particularités locales revêt une importance capitale. Mais plus les ensembles sont grands, plus un nouvel ingrédient s’ajoute à la sauce : la numérisation des sources. Comment, en effet, consulter des archives dans cinq pays sur trois continents sans faire appel à la recherche par Internet ? Comme le remarque l’historienne Lara Putnam, « les systèmes transnationaux tricotés serrés […] pouvaient être étudiés avant Internet, et ils l’étaient. Mais la vision périphérique coûtait terriblement cher »[59]. Ce que Putnam appelle la vision périphérique, c’est la possibilité de suivre les traces d’une découverte fortuite dans les archives jusqu’à leur conclusion logique, ce qui pouvait exiger, il n’y a pas si longtemps, un déplacement vers une autre archive, avec tous les coûts et les problèmes logistiques qu’un tel engagement impliquait. Aujourd’hui, pour accomplir la même chose, quelques heures (voire quelques minutes) à l’ordinateur peuvent suffire. En d’autres mots : si les tournants géographiques ont engendré et justifié de multiples formes de changements d’échelle dans l’étude de l’histoire, la numérisation des archives amplifie le phénomène à un niveau qu’Edward Soja n’aurait sans doute jamais envisagé. Mes propres travaux auraient été impossibles sans l’existence de l’archive virtuelle des War Department Papers des États-Unis, reconstruction informatique d’une collection de documents administratifs de la jeune république (perdus dans un incendie) à partir de copies disséminées à travers le pays, et sans la bibliothèque numérique du projet ARTFL de l’Université de Chicago, qui permet de constituer des corpus ciblés formés d’articles de l’Encyclopédie et de fouiller dans une collection d’ouvrages de littérature populaire tirée de la Bibliothèque bleue, publiés sur une période de près de trois siècles[60].

Le numérique

Mais la simple numérisation des documents n’est qu’un des aspects du potentiel du numérique en histoire. Une autre tendance lourde semble être en train de s’installer : l’alliance entre le géospatial et les méthodes numériques de traitement des sources, qui s’incarne dans l’emploi de bases de données géolocalisées, de systèmes d’information géohistoriques, et d’analyses informatiques des corpus textuels.

La compilation d’une vaste base de données sur la traite négrière transatlantique a déjà livré de riches résultats : David Geggus a notamment pu identifier les régions d’origine des esclaves vendus dans chacune des colonies françaises des Caraïbes, les stratégies commerciales des marchands, et la manière dont la répartition des captifs sur le territoire, qui n’avait rien d’aléatoire, a pu favoriser le maintien ou même la progression de certaines pratiques culturelles africaines en Amérique[61]. Plus récemment, l’historien Robert Englebert, de l’Université de la Saskatchewan, a démontré comment une base de données sur la traite des fourrures au Canada, qui contient les détails de quelque 35 900 contrats d’engagement notariés à Montréal entre 1714 et 1830, pouvait servir à tracer les réseaux familiaux, les lieux d’activité et les stratégies commerciales des marchands canadiens-français, avant et après la Conquête[62].

Les systèmes d’information géohistoriques (SIGH) constituent un pas supplémentaire dans la numérisation du processus de recherche historique. Il s’agit de logiciels qui croisent des bases de données contenant des informations à caractère spatio-temporel, par exemple les coordonnées GPS d’édifices et leurs dates de construction, avec des sources traditionnelles et des outils de visualisation, cartographiques ou autres. Leur intérêt pour le chercheur réside dans le fait que la représentation visuelle préserve la richesse et la complexité de l’information tout en facilitant son analyse, et qu’elle permet d’identifier des tendances qui pourraient échapper à l’observation si les données étaient présentées autrement[63]. Par exemple, dans le cadre d’une étude du profil démographique des habitants du quartier chinois de Victoria, en Colombie-Britannique, à la fin du XIXe siècle, Donald Lafreniere et Jason Gilliland ont numérisé des cartes et des plans d’assurance-incendie du quartier afin de déterminer les adresses et les coordonnées GPS de chacun des édifices existant à l’époque. Puis, ils ont identifié les personnes qui vivaient à chaque adresse à l’aide de rôles d’évaluation municipaux, d’annuaires et de données de recensement. Ils ont ainsi pu démontrer que, contrairement à la croyance populaire, le quartier chinois n’était peuplé de personnes d’origine chinoise qu’à 70 % à l’époque, qu’un quart des Chinois de Victoria vivaient alors à l’extérieur du quartier, et que celui-ci servait d’espace transactionnel et commercial pour l’ensemble des communautés de la ville[64]. Le projet Montréal, l’avenir du passé, développé sous la direction de Robert Sweeny et Sherry Olson, a permis de tracer des portraits démographiques similaires pour la ville de Montréal[65]. Les SIGH ont même démontré leur utilité en l’absence de données géométriques précises. En 2014, Elijah Meeks et Ruth Mostern ont intégré à un SIGH une base de données purement qualitative sur l’évolution des divisions administratives et militaires de la Chine de la dynastie Song : noms de chefs-lieux, divisions et fusions de districts, promotions d’un chef-lieu à un rang supérieur, etc. En croisant ces informations avec des données hydrologiques prises sur le terrain, ils ont notamment déterminé que la réorganisation administrative du pouvoir impérial dans la vallée du fleuve Jaune, après les inondations de 1048 qui ont entraîné un changement du tracé du fleuve, a été devancée d’environ 20 ans par les migrations des paysans de la région[66].

La fouille de textes constitue une autre approche prometteuse pour les historiens. En 2014, Cameron Blevins publiait une étude de la représentation du monde dans le journal Houston Daily Post au tournant du XXe siècle qui démontre que, malgré les liens politiques, économiques et sociaux traditionnels entre le Texas et les États du Sud américain, c’est le Midwest, et en particulier des villes comme Chicago, Kansas City et St-Louis, qui constitue le centre de la carte mentale des habitants de Houston à l’époque. Une analyse des contextes dans lesquels les toponymes apparaissent démontre que la géographie du Midwest occupe une place particulièrement importante dans les contenus non narratifs à caractère commercial (horaires de trains, annonces, etc.), ce qui révèle la transformation des réseaux économiques régionaux et l’importance, dans la société de Houston, d’un lectorat de masse, mobile et intéressé par le commerce[67]. L’application de la fouille de textes et, plus généralement, de techniques de traitement informatique de la langue naturelle à un corpus historique n’est pas sans soulever d’importants défis méthodologiques, reliés notamment à la piètre qualité des résultats d’océrisation de documents anciens. La démocratisation de l’accès à des outils et techniques de pointe, comme la modélisation des sujets[68], ouvre cependant de nouvelles avenues de recherche à l’historien qui saura s’y aventurer avec la prudence requise.

Ma propre étude sur la représentation de la Nouvelle-France dans les périodiques français d’Ancien Régime combine ces deux techniques : géolocalisation et fouille de textes. J’ai notamment pu démontrer, en observant la répartition des mentions d’un ensemble de toponymes dans le principal journal de nouvelles de la France pré-révolutionnaire, la Gazette, entre 1740 et 1761, que la Nouvelle-France continentale n’y était pratiquement jamais mentionnée en temps de paix, que les colonies françaises des Caraïbes y étaient le plus souvent présentées comme des espaces rendus dangereux par la présence de pirates, et surtout que les colonies britanniques et ibériques y occupaient une place plus importante que celles de la France. En cartographiant les villes d’origine des dépêches publiées dans la Gazette (notamment des traductions intégrales d’articles publiés à l’extérieur du royaume), j’ai aussi pu démontrer que le monde colonial atlantique était présenté aux lecteurs français comme un phénomène essentiellement étranger—et donc qu’un lecteur de la Gazette était en droit de se demander, bien avant la Guerre de Sept ans, si le moment colonial français n’était pas déjà passé[69].

Le tournant géographique, tel qu’envisagé par Edward Soja, Denis Cosgrove et David Harvey, ne fait pas l’unanimité. L’historien italien Angelo Torre questionne sa pertinence, affirmant que « l’approche culturaliste dont [le tournant géographique] dérive principalement l’oriente quasi exclusivement vers des aspects symboliques et en compromet, dès le départ, de nombreux présupposés prometteurs »[70]. En 1996, Soja lui-même ne semblait pas très optimiste au sujet du mouvement qu’il avait contribué à lancer une dizaine d’années plus tôt, écrivant :

La spatialisation du temps et de l’histoire ne s’est pas produite comme Foucault (et Lefebvre) le présumaient. Une critique vigoureuse et résolument féministe, post-moderniste, post-structuraliste et post-coloniale a combattu ‘l’historiographie hégémonique’ et exposé tous ses silences, y compris celui sur l’importance de l’espace. Mais la critique explicitement spatiale de l’historicisme a été édulcorée de plusieurs manières[71].

L’alliance entre le géospatial et le numérique n’est pas sans risque, elle non plus. Lara Putnam souligne les dangers de ce qu’elle appelle le « transnationalisme en passant » (drive-by transnationalism) chez les historiens qui consultent des archives de partout dans le monde sans s’immerger dans les cultures locales et sans bien saisir les contextes nécessaires à leur interprétation[72]. Et bien sûr, comme c’est le cas pour n’importe quel cadre d’analyse, il faut savoir appliquer les enseignements des tournants géographiques aux bons problèmes. Déjà, en 1999, Jacques Levy replaçait les choses en perspective lorsqu’il affirmait que l’idée de remplacer les constructions théoriques basées sur le temps par celles basées sur l’espace, comme l’avait suggéré Foucault, était « séduisante, mais profondément discutable »[73].

Il me semble cependant que les exemples tirés des histoires des autochtones, de l’environnement, des sciences et des réseaux transnationaux démontrent que l’approche spatiale a livré des résultats qui dépassent largement le domaine du symbolique. L’alliance entre le numérique et le géospatial, par l’entremise des bases de données géolocalisées, des systèmes d’information géohistoriques et de la fouille de textes, constitue l’un de ces fruits particulièrement juteux, et aussi une piste prometteuse pour une nouvelle génération d’études historiques. Récemment, la modélisation 3D par ordinateur et la réalité virtuelle sont venues s’ajouter aux systèmes d’information géohistoriques pour former la nouvelle sous-discipline des humanités spatiales. Celle-ci en est cependant à ses premiers balbutiements ; si l’on retrouve des reconstitutions étonnamment précises d’édifices ou de villes historiques dans certains jeux vidéo[74] et dans certains projets d’histoire publique à caractère patrimonial, les humanités spatiales n’ont pas encore démontré leur plein potentiel dans un contexte de recherche.

Prises au sens large, les humanités spatiales—incluant leurs jeunes pousses numériques—promettent d’ouvrir à la recherche des questions qu’Edward Soja n’aurait pas pu imaginer il y a vingt ans. À nous de trouver quoi en faire.