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L’extrait est bien connu : le 30 octobre 1995, après la victoire du NON au référendum sur l’indépendance du Québec, le premier ministre Jacques Parizeau s’adresse aux troupes souverainistes, leur déclarant qu’ils ont été battus « par l’argent et des votes ethniques, essentiellement ». Il ajoute, en référence aux francophones qui ont opté à 60 % pour la souveraineté : « Les trois cinquièmes de ce que nous sommes ont voté OUI » [1]. Prononcés sous le coup de la frustration, ces mots mettent néanmoins en lumière l’aspect racialisé et exclusif du projet souverainiste. Or, un vocabulaire teinté de racialisation est également observable dans la rhétorique fédéraliste, comme le démontre le Globe and Mail en écrivant, quatre jours après le référendum, que le discours de Parizeau témoignait de son « tribalisme ancestral » [2].

On avait pourtant voulu, tout au long de la campagne, éviter la question du nationalisme ethnique et insister sur la grande tolérance des Canadiens et des Québécois. Une analyse plus détaillée des discours souverainiste et fédéraliste de 1995 montre toutefois que malgré la volonté de chacune des options de se distinguer de l’autre, les deux camps fondaient leur projet sur une même conception racialisée de la nation et de l’ordre international en mobilisant des arguments qui supposent la division et la hiérarchisation des peuples. Cela s’observe par la manière dont s’articulaient les thématiques de l’identité, de la démocratie libérale et de l’État-nation au sein du débat référendaire.

Historiographie et cadre d’analyse

Le référendum de 1995, qui a inspiré de nombreux ouvrages politiques et textes d’opinion, demeure peu analysé dans le domaine historique. À notre connaissance, aucune étude ne s’est d’ailleurs intéressée à la racialisation du discours référendaire. Outre le caractère récent de l’événement, cela peut notamment s’expliquer par le mythe de racelessness [3] canadien qui teinte encore la production historique au pays et d’après lequel il n’y a jamais existé de rapports ou de conflits raciaux au Canada. Dans le même ordre d’idée, l’analyse des structures de pouvoir racialisées dans l’histoire québécoise s’est longtemps limitée à la relation entre les Canadiens français et les Anglo-Saxons, laissant dans l’ombre le discours impérialiste et les actions colonialistes exercées par les premiers envers les individus et groupes considérés inférieurs [4].

Depuis quelques années, néanmoins, l’intérêt des chercheurs en histoire canadienne pour les structures et conceptions racialisées du passé est croissant. James Daschuk a ainsi étudié l’impérialisme des premiers gouvernements canadiens et l’idéologie raciale qui orientait leurs relations avec les Premières Nations [5]. De leur côté, John Price et Sherene Razack se sont penchés sur l’expression des notions de race et d’Empire dans les relations internationales du Canada [6]. Sean Mills, enfin, s’est intéressé à la construction de catégories de différenciation par les pouvoirs publics dans le cadre, notamment, de l’immigration haïtienne au Québec [7]. Ces ouvrages s’inscrivent dans un renouveau historiographique qui mobilise les approches du postcolonialisme, de l’histoire transnationale et de la nouvelle histoire impériale anglo-saxonne pour analyser la racialisation des rapports de pouvoir et des institutions occidentales [8].

Notre recherche s’inscrit dans ce même courant et a pour objectif d’analyser les idées et systèmes de pensées racialisés qui orientaient le discours des acteurs dominants du référendum. Évidemment, nous n’affirmons pas que ces derniers souhaitaient consciemment exacerber la xénophobie ou mobiliser des arguments explicitement raciaux, ce type de raisonnements ayant été proscrit de l’espace public international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il serait toutefois faux d’affirmer que le monde post-1945 est exempt de référents raciaux : après la guerre, l’ONU a simplement conseillé « d’abandonner, lorsque l’on traite de races humaines, le terme races et de le remplacer par groupes ethniques » [9]. Une telle conception n’a pas disqualifié les discours préconisant la séparation des peuples et la supériorité des nations dites « civilisées », des thèmes que l’on retrouve dans le débat référendaire de 1995.

Identité

Lors du référendum, d’abord, les camps souverainiste et fédéraliste ont tous deux adopté des discours sur l’identité nationale qui, s’ils divergent par leur contenu, remplissent la même fonction. Chacun entend en effet unifier la nation à laquelle il s’adresse et en exclure les groupes ou individus désignés comme les « autres » afin de construire ce que Benedict Anderson nomme une « communauté nationale imaginée » [10], limitée et exclusive. Puisqu’on tient pour acquis, comme l’exprime le ministre péquiste Bernard Landry, que « la grande famille humaine […] est trop vaste pour l’adhésion directe et intime de chaque personne [et que] les siècles et la nature des choses ont créé ce relais intermédiaire essentiel que l’on appelle peuple ou nation » [11], on s’affaire d’un côté comme de l’autre à définir de façon positive et négative l’appartenance nationale.

Nous

Les propositions identitaires des camps référendaires sont orientées par le mythe des deux peuples fondateurs du Canada qui prétend que les Français et les Anglais sont les dépositaires originels et légitimes du pays. En refusant de reconnaitre comme égaux les Autochtones et les individus d’autres origines, ce récit magnifie « [l]es normes de l’anglo-conformité et de la franco-conformité […], des composantes jumelles des idéaux d’un biculturalisme blanc » [12]. Les souverainistes, pourtant, affirment que les deux groupes désignés sont foncièrement différents, voire opposés, ce qui doit leur permettre de réclamer le droit à un statut national distinct. Les fédéralistes, quant à eux, s’y opposent puisque la composante biculturelle—devenue multiculturelle—est essentielle à l’identité canadienne qu’ils mettent de l’avant.

Les indépendantistes veulent ainsi démontrer que « les Québécois ne sont pas meilleurs ou pires que les autres peuples de la Terre. Cependant, ils sont différents » [13]. Tout en cherchant à particulariser le peuple québécois, qui serait « plus respectueux des droits individuels, […] moins belliqueux que ses voisins américains et plus valeureux que ses voisins canadiens » [14], les souverainistes cherchent à inscrire le Québec parmi les nations et, surtout, parmi les nations occidentales. Pour donner de la légitimité à leur projet, ils entendent par ailleurs montrer qu’une identité québécoise claire et homogène existe et qu’une « unité raciale ancestrale à la base de l’identité nationale » [15] est identifiable. Le projet de loi sur la souveraineté s’entame donc de cette façon : « À l’aube du XVIIe siècle, les pionniers de ce qui allait devenir une nation, puis un peuple, se sont implantés en terre québécoise. Venus d’une grande civilisation, enrichis par celle des Premières Nations, ils ont […] maintenu l’héritage français en Amérique » [16]. La souveraineté doit permettre de protéger le caractère fondamental de la nation [17] qui trouve son expression tangible dans cet « héritage français » et la langue qui l’accompagne ; le français « constitue [ainsi] la pierre d’assise de l’identité culturelle québécoise » [18] et agit en tant que caractère distinctif essentialisant.

Bien que le discours indépendantiste ait souvent insisté sur l’aspect inclusif et non ethnique de son nationalisme [19], plusieurs interventions laissent paraitre le contraire. On peut par exemple lire dans le collectif sur l’après-référendum dirigé par le juge Marc Brière : « Le nationalisme ethnique […] n’est plus politiquement correct. Alors, les Québécois se sont mis à proclamer que leur nationalisme était territorial. Quel contresens ! […] Il me semble bien évident que le nationalisme québécois est d’abord et avant tout seulement fondé sur la nation québécoise » [20]. Jacques Parizeau abonde dans le même sens lorsque, dans son discours de défaite, il affirme qu’en votant OUI, « la majorité des Québécois francophones […] ont choisi leur identité et leur pays. Quant aux Québécois autres que francophones, presque tous ont voté non » [21]. Lucien Bouchard, de son côté, identifie clairement les représentants légitimes de la nation en termes raciaux en déclarant devant une assemblée de femmes que « les Québécois sont l’une des races blanches qui fait le moins d’enfants au monde » [22]. Soulignons que Bouchard impose par le fait même un rôle déterminé et limité aux femmes : celles-ci doivent protéger la nation ethnique en la reproduisant. Ce faisant, il démontre que la race et le genre agissent de façon conjointe et intersectionnelle dans la construction de la nation [23]. Ces représentants de l’élite indépendantiste semblent ainsi estimer que pour faire partie du peuple québécois, il faut être « blanc » (Bouchard) ou parler français (Parizeau). Or, en définissant l’appartenance nationale de cette façon, ils s’inscrivent dans une longue tradition d’exclusion racialisée qui mobilisait également le critère de la langue : aux États-Unis et en Australie, à la fin du XIXe siècle, les literacy tests imposés aux individus désignés comme « non blancs » permettaient de refuser le droit d’immigration ou de participation politique aux étrangers qui ne maitrisaient pas l’anglais [24]. Le camp du OUI omet aussi de reconnaitre qu’il applique le même genre de ségrégation linguistique qu’ont connu les Canadiens français dans le passé [25].

Il serait faux de croire, cependant, que le multiculturalisme que propose le camp fédéral est exempt de racialisation. En effet, cette politique mobilise plutôt le « pluralisme culturel [comme] essence fondamentale de l’identité canadienne : chaque groupe ethnique a le droit de développer et de préserver ses propres valeurs et référents identitaires particuliers […] ; personne cependant ne peut revendiquer un statut spécifique » [26]. Le concept de race demeure présent derrière cette célébration de la diversité [27] puisqu’on estime que les groupes demeurent distincts et doivent pouvoir protéger leurs particularismes ethniques tout en acceptant de se fondre dans un tout canadien supérieur. Cette identité multiculturelle participe à l’unification nationale en permettant de désigner les distinctions, mais d’ignorer les expériences racialisées.

Un processus de différenciation et de mise en valeur de l’identité canadienne existe d’ailleurs au sein du discours fédéraliste. Jean Charest, alors chef du Parti progressiste-conservateur, indique à ce sujet : « […] nous nous distinguons des autres pays par les choix que nous avons faits tant sur le plan de la langue et de la culture que sur celui de nos valeurs […]. La liberté, les valeurs démocratiques, le respect des différences […] sont des valeurs communes à tous les Canadiens » [28]. Le Canada, tient-on à rappeler, « n’est pas n’importe quel pays. C’est le meilleur pays au monde » [29], et il existe donc des pays inférieurs.

Eux

Puisqu’on « ne peut comprendre la nation qu’en identifiant ce qui n’en fait pas partie, car l’identité dépend de l’extérieur » [30], une portion importante de la rhétorique référendaire s’attarde à identifier les exclus.

Pour commencer, les souverainistes estiment que la nationalité québécoise doit exclure l’identité canadienne. Il n’est donc pas suffisant de parler français ou de vivre sur le territoire désigné comme « national » pour être intégré : « Tous ceux qui vivent au Québec ne sont pas nécessairement Québécois, non pas […] en vertu de critères ethniques […], mais parce qu’ils préfèrent une autre identité, c’est-à-dire qu’ils se considèrent d’abord Canadiens » [31]. Plus précisément, « le problème réside dans le fait que la nation canadienne est hostile à toute reconnaissance de la nationalité québécoise » [32] qui ne peut pas s’exprimer dans l’État multiethnique qu’est le Canada [33].

Mais un dialogue existe entre ces deux « peuples fondateurs ». Les exclus du débat référendaire, ce sont plutôt les « autres », c’est-à-dire ceux « qui ne font pas partie du récit dominant […], du mythe d’une société non racialisée, sans histoire de colonialisme » [34] : les immigrants ou descendants d’immigrants non ouest-européens et les Autochtones. Chaque camp se permet néanmoins de parler des « autres » sans réellement s’adresser à eux. Le PQ, par exemple, affirme que « l’accession à la souveraineté permettra de clarifier la situation souvent inconfortable dans laquelle se trouvent bon nombre de néo-Québécois, qui nourrissent un double sentiment d’allégeance envers le Québec et le Canada » [35]. En plus de réaffirmer l’impossible adéquation entre les nationalités canadienne et québécoise, cette remarque ne laisse aucune place à l’agentivité de ces néo-Québécois et ne leur reconnait le droit ni de choisir d’autres identifications en dehors du cadre canadien, ni de se sentir à l’aise au sein de multiples identités. Ces individus, que l’on regroupe dans le « vote ethnique » sans reconnaitre la diversité de leurs passés, mémoires et expériences, ont pourtant des sentiments et des motivations variés : Khadiyatoulah Fall et Daniel Simeoni, alors chercheurs en interethnicité et interculturalisme à l’Université du Québec à Chicoutimi et ayant eux-mêmes l’expérience de l’immigration, soulignent en novembre 1995 que lors du référendum, « les immigrants [ont été] sommés de faire un choix entre deux mémoires qu’ils ne reconnaissent pas nécessairement comme les leurs » sans pouvoir exprimer leurs propres intérêts [36]. Au même moment, le journaliste indépendant Abdelhamid Gmati écrit : « Lorsque des campagnes électorales ou référendaires se déroulent sans qu’un seul mot ne soit prononcé sur les immigrants, cela [ne parait pas normal pour ces derniers] qui en déduisent qu’ils n’ont aucune place, aucune garantie et ils réagissent en conséquence en choisissant la sécurité, la quiétude, c’est-à-dire le Canada » [37].

Les intérêts orientant l’attitude de groupes et d’individus racisés ne sont cependant pas pris en considération en 1995. Dans le camp du OUI, on considère simplement que ceux-ci appuient le projet fédéraliste parce qu’ils n’ont pas appris à être souverainistes, ce qui engendre des propos résolument paternalistes : « Tant et aussi longtemps que les communautés allophones vont accepter d’accréditer des porte-parole qui nient les droits démocratiques du peuple québécois […], elles se nuisent à elles-mêmes et mettent en danger leurs propres intérêts » [38]. Jacques Parizeau hiérarchise par ailleurs les immigrants selon ses propres ambitions nationalistes en déclarant connaitre « beaucoup de souverainistes d’origine haïtienne alors [qu’il] n’en connait aucun chez les Jamaïcains » [39]. Il y aurait ainsi de bons (souverainistes francophones) et de mauvais (fédéralistes anglophones) immigrants, l’expérience ou l’identité des « bons » immigrants n’étant pas pour autant reconnue puisqu’ils sont simplement intégrés au grand tout francophone. Du côté fédéraliste, on instrumentalise également les « autres » en cherchant à exacerber l’identité canadienne : comme le soutient Jean Chrétien, les Canadiens ne considèrent pas « que les immigrants nous posent des problèmes, nous voyons plutôt en eux une richesse. […] nous tirons fierté de notre tolérance et de notre diversité » [40]. Dans les deux cas, le « nous » dominant se réserve le droit de définir et d’utiliser à sa guise l’altérité [41].

Les Autochtones sont aussi marginalisés au sein des récits nationaux qui s’activent en 1995. Le mythe des deux peuples fondateurs qui « représente, à tort, les francophones et les anglophones comme des peuples natifs, ou indigènes, du Canada » [42] permet aux deux options référendaires d’ignorer l’expérience et les revendications des Amérindiens, alors que certains tentent pourtant de faire valoir leur droit de demeurer dans le Canada après une éventuelle victoire du OUI [43]. Lucien Bouchard affirme ainsi que « les Autochtones du Québec n’ont pas le droit à l’autodétermination » et qu’il est « évident qu’il faut [leur] refuser la souveraineté [puisqu’il] y a une [seule] souveraineté au Québec, une souveraineté démocratique égale pour tous » [44]. Il soutient au contraire que « le Canada est divisible parce qu’il n’est pas un véritable pays. Il y a deux peuples, deux nations et deux territoires » [45]. Il faut donc comprendre que les Amérindiens ne peuvent revendiquer de statut national, contrairement au Québec, parce qu’ils ne forment pas de véritable(s) nation(s) et qu’ils n’occupent pas de territoire précis. Comme Alexis de Tocqueville au XIXe siècle, Bouchard laisse entendre que la terre peut être possédée en fonction de critères définis par les « Blancs » [46]. Rappelons que ces théories ont notamment justifié la colonisation et les politiques de nettoyage ethnique dans l’Ouest canadien [47].

Bien entendu, les référendums organisés par les Cris, les Inuits et les Montagnais, qui votent à plus de 95 % contre la séparation de leurs territoires si le Québec se déclare indépendant, servent la rhétorique fédéraliste [48]. Ces résultats, cependant, ne témoignent pas nécessairement d’un appui des Amérindiens au projet fédéraliste, mais reflètent plutôt leur volonté d’être reconnus et consultés [49]. La déclaration que fait Matthew Coon Come, chef des Cris, quelques jours avant le référendum provincial est claire à ce sujet : « Nous ne sommes pas dans le camp fédéral. Nous ne sommes pas dans le camp provincial. Nous sommes dans le camp Cri ». Lors d’une rencontre le 26 octobre 1995, une centaine de chefs autochtones réclament par ailleurs au gouvernement fédéral le droit de participer aux éventuelles discussions constitutionnelles et affirment qu’ils ont choisi d’ignorer le référendum du 30 octobre car ils ne se sentent pas concernés [50]. Loin de reconnaitre les motivations de ces représentants des Premières Nations, cependant, Jean Chrétien précise que les territoires nordiques du Québec, qui « appartenaient à la couronne » [51], ont été cédés à la province par Ottawa et que le gouvernement fédéral y détient de ce fait des droits. Les demandes amérindiennes restent donc ignorées et un document fédéral, dévoilé en octobre 1995, nie en fait le droit de sécession des Autochtones [52].

Démocratie libérale

Le débat référendaire s’articule également autour de l’idée, prise pour naturelle, selon laquelle la démocratie libérale est la meilleure forme de gouvernement. Or, une telle notion avait d’abord été développée au XIXe siècle, en pleine période de colonisation, dans le but de justifier que seuls les hommes désignés comme libres et raisonnables—c’est-à-dire blancs—puissent se gouverner eux-mêmes [53].

La théorie de John Stuart Mill voulant que « la liberté ne [puisse] s’appliquer à un état des choses antérieur au moment où l’espèce humaine devient capable de s’améliorer par une libre et équitable discussion » [54] supposait alors que les humains doivent d’abord évoluer avant d’avoir droit à la démocratie et que, de ce fait, une hiérarchie des formes de gouvernement et des peuples vivant sous l’une ou l’autre de celles-ci existe. Cette idéologie orientait les puissances impérialistes dans la gestion de leurs colonies et explique qu’avant 1939, la Grande-Bretagne n’avait accepté de reconnaitre le droit d’autogouvernement qu’à ses colonies blanches, les plus « évoluées ». Ce libéralisme racialisé a également été mobilisé à l’époque de la guerre froide afin de justifier que l’Ouest doive intervenir dans des pays souverains et protéger les populations du tiers-monde trop immatures pour se défendre contre les Soviétiques [55]. La démocratie libérale et le vocabulaire qui l’accompagne ont donc un passé et une connotation racialisés. Lors du référendum, on reprend cependant ces termes et on utilise la racialisation en vertu d’intérêts nationaux.

En proclamant que leur nation est dotée de raison et de liberté, au contraire d’autres peuples, les souverainistes et les fédéralistes intègrent à leur discours les présupposés racialisés de la théorie libérale. L’éditorialiste Raymond Giroux écrit par exemple que, puisque le Québec est « une société au niveau d’éducation élevé, dotée d’une tradition de solution politique, [il peut] choisir de façon naturelle la voie la plus raisonnable pour son avenir. Nous ne sommes ni en Bosnie ni en Tchétchénie » [56]. Les citoyens du Québec auraient donc droit de se prononcer sur leur avenir tandis que ceux des Balkans, où la chute des régimes socialistes a laissé place au début des années 1990 à des conflits ethniques, ne sont pas assez « éduqués » pour emprunter la voie adéquate.

En suivant cette idée selon laquelle seules les populations vivant sous la démocratie peuvent être suffisamment informées, les camps référendaires cherchent à délégitimer le projet adverse en s’accusant mutuellement d’être porteurs d’une idéologie totalitaire. La journaliste fédéraliste Diane Francis compare ainsi Lucien Bouchard à Benito Mussolini [57], et Bouchard tient le même genre de discours lorsqu’il affirme que les politiques de Jean Chrétien à l’égard du Québec sont « littéralement du fascisme » [58]. Les citations de Jacques Parizeau, selon qui « est Canadien celui qui veut vivre sous l’empire de la Charte » [59], et de Jean Chrétien, qui soutient que Bouchard et Parizeau « veulent être les rois d’un petit royaume » [60], s’inscrivent aussi dans ce schème : les modèles d’empire et de royaume sont contraires à la démocratie libérale et témoignent donc de l’infériorité de l’autre.

Les comparaisons faites entre le nationalisme québécois et la guerre civile en ex-Yougoslavie, jugée « tribale » [61], relèvent du même processus. Dans le Globe and Mail du 5 avril 1995, on écrit qu’en cas de victoire du OUI, « le Québec, comme les anciennes républiques de la Yougoslavie, connaitra des troubles nationaux qui retireront toute crédibilité à ses institutions “démocratiques” ». En fait, même le refus de comparer la situation canadienne avec celle des Balkans contribue à la racialisation du concept démocratique puisqu’on place de cette façon le Québec et le Canada sur un échelon supérieur. Cette idée est partagée par des fédéralistes, tels que Stéphane Dion [62], et des souverainistes, comme Lucien Bouchard qui s’insurge contre un journaliste qui a osé « comparer des endroits comme la Croatie avec le Québec et le Canada dont les traditions démocratiques bicentenaires sont reconnues dans le monde ! » [63]

Chacun des camps mobilise également les termes racialisés de la démocratie libérale pour s’autodéfinir comme une nation légitime. Le camp du OUI soutient ainsi que son projet « n’a jamais été l’idéologie totalitaire qu’on l’a accusé d’être » [64] puisqu’il est « réfractaire à l’autoritarisme et à la violence, respectueux de la volonté populaire » [65]. De même, après le référendum, les premiers ministres Parizeau et Chrétien vantent la civilité de chacune de leur nation. Le premier affirme qu’avec un taux de participation de 94 %, le Québec a prouvé qu’il « ne connait pas d’égal sur le globe quant à sa maturité démocratique » [66], et le second assure qu’il « n’y a pas beaucoup de pays au monde où l’on peut débattre paisiblement, sereinement et sans violence, d’un enjeu aussi important que l’existence du pays » [67]. En insistant de cette façon sur la supériorité de leur peuple, Parizeau et Chrétien réitèrent en fait les structures hiérarchisées de l’ordre international.

Concert des nations

Les discours sur l’identité et la démocratie libérale articulés lors de la campagne référendaire s’inscrivent en fait dans ce que Sherene Razack identifie comme la volonté anxieuse du Canada, aussi applicable au Québec, de faire partie du monde blanc civilisé [68]. De chaque côté, on tient pour acquis que l’État-nation occidental est la forme normale d’organisation politique et qu’il existe une famille de nations civilisées opposée à un bloc barbare [69]. Cela, encore une fois, est une idée qui n’a rien de naturel et qui s’est formée au profit de l’idéologie impérialiste.

Selon Partha Chatterjee, la culture impériale du XIXe siècle s’est créée afin de légitimer l’action coloniale européenne. La méthode de comparaison des gouvernements de l’utilitariste Jeremy Bentham enseignait alors que « toutes les différences entre les États peuvent être comparées selon les mêmes critères généraux » [70] et, qu’ainsi, le développement des peuples ou des gouvernements peut être jugé en fonction d’une norme universelle. Cela a permis de justifier que « la souveraineté [ne puisse] s’accompagner de l’autonomie gouvernementale [que] dans le cas de pays jouissant d’un type de société avancée—c’est-à-dire qui ont atteint un standard normalement désirable » [71]. Cette idée s’est par la suite transposée dans l’idéologie de la suprématie blanche pour expliquer, notamment, que les peuples « évolués » aient la mission de faire progresser la liberté internationale [72].

L’Occident s’est ainsi historiquement réservé le droit d’intervenir auprès d’autres populations et de déterminer les stades d’un développement « normalement désirable » [73]. Or, au XIXe et au début du XXe siècle, seuls les pays d’Europe et de l’Amérique blanche étaient régis par le type de souveraineté reconnu par la communauté internationale—une communauté formée de ces mêmes pays européens et américains—et pouvaient se proclamer évolués [74]. On estimait alors que « la souveraineté existe dans une sorte de continuum et que chaque société peut être placée à un certain point de ce continuum selon qu’elle se rapproche ou non de l’idéal de l’État-nation européen » [75]. Cette notion est demeurée vivante sur la scène internationale et, en 1995, les camps du OUI et du NON entreprennent des discussions diplomatiques et acceptent par le fait même que la légitimité de leur projet dépende de la reconnaissance du concert des nations « civilisées ».

Être reconnu

Comme l’indique La Presse quelques jours avant le suffrage, « le nationalisme, sous quelque forme qu’il soit, a mauvaise presse en 1995 » [76]. En effet, les années précédant le référendum ont vu éclater, notamment en Europe de l’Est et en Afrique, des conflits mettant en scène différents nationalismes. Le mouvement souverainiste entend donc se distinguer de ces événements afin d’obtenir l’appui de la communauté occidentale [77]. Parallèlement, le Canada insiste sur les méfaits des nationalismes et s’appuie sur sa réputation afin d’éviter que l’éventuelle victoire du OUI ne soit reconnue par des acteurs influents [78].

C’est auprès de la France et des États-Unis que l’on fait le plus d’efforts. Les souverainistes espèrent avoir l’appui de l’ancienne mère patrie, ce qui les inscrirait dans la continuité d’une grande civilisation respectée [79]. Au contraire, leur volonté d’obtenir l’appui des pays africains de la Francophonie ne vise qu’à entrainer « une reconnaissance plus largement partagée par des pays plus influents par la suite [80] ». Il n’est d’ailleurs pas question de laisser des acteurs qui ne jouissent pas des privilèges occidentaux se mêler des affaires canado-québécoises, comme le montre la réaction de Lucien Bouchard après que Mikhaïl Gorbatchev se soit prononcé pour l’unité du Canada : « Quand on sait ce que les Soviétiques ont fait […], je trouve cela horrible et particulièrement éhonté de se permettre de se mêler des affaires d’un pays pacifique comme le Canada, pacifique comme le Québec, démocratique et tolérant comme le nôtre » [81]. Il ne voit toutefois aucun problème à ce que Jacques Chirac, récemment élu président de la France, intervienne en déclarant qu’il reconnaitrait la victoire souverainiste [82]. De même, le camp fédéral reçoit favorablement les propos du président américain Bill Clinton qui soutient que le « [Canada] ressemble à un pays qui fait les bonnes choses, qui bouge dans la bonne direction, qui a des valeurs dont nous pouvons tous être fiers » [83]. Le droit d’intervenir dans les affaires internationales est ainsi reconnu à certains pays seulement. Il est d’ailleurs impensable pour les souverainistes de s’insurger contre la sortie du « gouvernement américain [qui] est évidemment libre de parler comme il l’entend » [84], tout comme, du côté fédéraliste, on ne peut que minimiser l’importance des déclarations de Chirac et appeler au sens des responsabilités du président [85] ; on est loin de l’accueil réservé aux déclarations de Gorbatchev.

Le Parti québécois a de plus engagé une firme de lobbying afin de promouvoir le projet souverainiste aux États-Unis [86]. On entend montrer à ceux-ci qu’un Québec indépendant partagerait les intérêts américains en participant à l’OTAN, au NORAD et au NAFTA [87]. Les indépendantistes réservent également une grande place à l’ONU au sein de leur discours et insistent sur la capacité du Québec à promouvoir la paix et la liberté dans le monde [88]. L’option fédéraliste, quant à elle, met de l’avant l’engagement canadien : Jean Chrétien écrit en référence à l’engagement canadien en ex-Yougoslavie qu’il « était de notre devoir, comme citoyens du monde, de mettre fin au nettoyage ethnique […] ; nous témoignions ainsi de notre attachement à l’ONU et à l’OTAN ; cela relevait de notre rôle traditionnel de gardiens de la paix » [89]. Les deux options revendiquent donc une place au sein de l’Occident en affirmant vouloir participer à la mission de l’homme « civilisé » auprès des pays moins avancés. Comme l’a démontré Sherene Razack, ces missions de paix sont cependant des interventions de type impérialiste qui « permettent aux anciennes colonies blanches et aux anciennes puissances impériales de se percevoir comme les membres d’une confrérie internationale d’États civilisés » [90] exclusive. Lors du référendum, l’identité occidentale est célébrée et la priorité, pour les souverainistes et les fédéralistes, est de se placer du bon côté de la ligne qui sépare les nations évoluées des pays incapables de protéger leur propre stabilité.

Être normal

Pour être reconnu par la communauté internationale, le Québec doit de plus démontrer qu’il peut être une nation normale et, de ce fait, légitimement souveraine. Or, sa conception de la normalité est orientée par des idéaux racialisés, auxquels le nationalisme canadien adhère aussi.

Le discours indépendantiste considère que le peuple libre doit normalement jouir de sa souveraineté, ce que Lucien Bouchard exprime en choisissant des exemples éloquents : « Ce n’est pas une maladie d’être souverain. Les Américains sont souverains. Les Britanniques sont souverains. Les Français sont souverains […] » [91]. Cela s’appuie en fait sur un idéal de séparation des peuples voulant que chaque nation doive pouvoir exprimer ses qualités propres tandis que l’État se voit confier la tâche de protéger l’esprit national [92]. En suivant cette logique, Parizeau, qui revient sur les événements en Europe de l’Est, affirme que « ce qui [s’y] est réglé facilement, par exemple en Slovénie, s’est fait sur la base d’un territoire correspondant à peu près aux limites occupées par le peuple slovène. Lorsque, au contraire, comme dans le cas de la Croatie, deux peuples se sont trouvés sur le même territoire, les tensions ont été très fortes » [93]. À ses yeux, cela confirme que le monde doit être divisé en nations homogènes et explique que l’union des Anglais et des Français n’ait pas fonctionné au Canada.

Ces événements ont aussi démontré, selon les souverainistes, que le fédéralisme est dépassé et que, pour s’inscrire normalement dans l’ordre nouveau du monde, le Québec doit sortir du Canada [94]. D’ailleurs, on souligne que « les régimes fédéraux enracinés […] dans des sociétés assez largement intégrées sur le plan linguistique ne paraissent pas éprouver aujourd’hui de sérieux problèmes de structures. Par contre, les fédérations fondées sur des jeux de déséquilibre entre des peuples multiples […] sont en graves difficultés » [95]. Encore une fois, on prône l’homogénéité du peuple et un ordre international ségrégué.

Du côté fédéraliste, les troubles dans les Balkans, en Europe de l’Est et en Afrique sont au contraire la preuve que le nationalisme est porteur de conflits. L’argument n’est pas le même que celui des indépendantistes, mais la racialisation demeure alors qu’on attribue à certains peuples un nationalisme primitif. Stéphane Dion soutient ainsi qu’il est impensable d’imaginer pour le Canada « un scénario comme celui qui a mené à la rupture tchécoslovaque, où les deux dirigeants, tels des conspirateurs, ont choisi la sécession » car, au contraire de ce pays, la société canadienne est trop démocratique et évoluée pour ignorer la volonté populaire. Dion ajoute que « la définition de la citoyenneté étroite qui existe en Lettonie et en Estonie, deux États nouvellement démocratiques […], serait impensable dans une démocratie bien établie » [96]. Représentant de l’Occident, Dion se réserve le privilège d’identifier les stades du développement qui différencient les démocraties « nouvelles » de celles étant « bien établies ».

Jacques Parizeau propose un argumentaire semblable alors qu’il tente de rassurer ses interlocuteurs à l’Institut France-Amérique :

Il y a la nation ouverte et la nation fermée. Cette dernière a pour synonyme l’ethnicité, et c’est là que réside le danger. L’ethnie comme seul critère de rassemblement est un facteur d’exclusion, de rancoeur, de racisme. C’est le concept du repli sur soi. La nation ouverte ne nie pas que son élément constitutif d’origine pouvait être ethnique. C’est le cas de toutes les grandes nations d’Europe, dont la France. Mais elle accepte comme souhaitable et heureuse la mutation de cet élément d’origine en un élément identitaire culturel qui n’est plus synonyme d’ethnicité [97].

Les peuples peuvent ainsi atteindre le nationalisme ouvert après avoir connu une phase ethnique. Le Québec a atteint cette étape, ce qui le distingue d’autres nations récentes aux prises avec des conflits raciaux. Le Québec mérite donc plus que celles-ci d’être reconnu comme un État-nation légitime.

Les souverainistes, enfin, s’approprient le discours postcolonial. La loi internationale prévoit en effet que le droit à l’autodétermination s’applique dans le cas des mouvements de décolonisation ; puisque le Québec « est la dernière nation colonisée en Occident » [98], les indépendantistes jugent qu’il est normal de revendiquer sa sécession. Ainsi le Québec est-il dépeint comme une colonie « économique et politique exploitée par un gouvernement central se comportant à peu près de la même manière que Londres ou Paris au XIXe siècle » [99]. Avec de tels arguments, le camp du OUI participe toutefois à nier la réalité des populations africaines, asiatiques et autochtones qui subissent encore, en 1995, les conséquences concrètes de l’impérialisme. L’expérience coloniale qui est revendiquée pour la population québécoise omet de plus de reconnaitre qu’elle-même a agi en tant que colonisatrice envers les Amérindiens et qu’il existe au Québec des groupes racisés discriminés sur la base de l’héritage colonial [100].

Il n’est cependant pas question pour les souverainistes de se placer dans le même panier que les pays du tiers-monde, puisque cela leur retirerait le droit de participer au concert des nations « évoluées ». Leur rhétorique développe donc l’image d’une nation colonisée, mais supérieure, alors « que tous ces pays africains ou asiatiques […] sont dans un état de sous-développement qui n’a rien à voir avec la situation du Québec » [101]. Le Québec est différent et bien que ses institutions politiques lui aient été léguées par les Britanniques, il a « su distinguer entre le conquérant et la démocratie. Ce ne fut pas toujours le cas dans certains pays colonisés où lorsque l’on s’est débarrassé de l’un, on a aussi envoyé promener l’autre » [102]. La dimension raciale de l’Empire britannique, au sein duquel seules les populations blanches ont eu droit à la démocratie, est totalement évacuée et on réaffirme l’idéologie impériale selon laquelle les peuples trop reculés sur l’échelle de la civilisation ont intérêt à se voir refuser la souveraineté.

Être civilisé

La rhétorique référendaire entretient ainsi une séparation ethnique, horizontale ou hiérarchique, selon laquelle la norme est celle des nations « civilisées ». Ce terme, de même que ses contraires « non civilisées » et « barbares » ou ses synonymes « évoluées » et « avancées », est utilisé depuis l’époque coloniale pour justifier que seules les nations blanches et démocratiques puissent jouir des avantages des lois internationales [103]. Ce vocabulaire est d’ailleurs directement issu de théories raciales du XIXe siècle qui « affirmai[ent] que les Blancs sont plus avancés, plus civilisés, que les autres […], les Anglo-saxons étant au sommet de la hiérarchie » [104]. De ce fait, chaque fois qu’apparaissent ces mots dans la rhétorique référendaire, l’ordre racial du monde se trouve réifié. Ainsi, lorsque Jean Chrétien soutient que « la dissolution du Canada serait l’échec d’un rêve […], le démembrement d’un pays qui représente l’une des grandes puissances industrielles les plus avancées du monde moderne » [105], il refuse le qualificatif « avancé » à d’autres nations. Jacques Parizeau fait de même en répétant que le Québec est « loin d’être en retard dans le concert des nations » [106], tout comme Lucien Bouchard qui affirme que « la négation des droits démocratiques du Québec serait plus périlleuse pour l’existence du Canada comme nation civilisée que les inconvénients lui résultant de la souveraineté du Québec » [107].

Encore une fois, les comparaisons faites avec d’autres pays sont représentatives de la racialisation inscrite dans le discours référendaire. Dans Le Devoir du 2 octobre 1995, Jacques-Yvan Morin, Jean-Maurice Arbour et Guy Tremblay soutiennent qu’au Québec, il n’y aura pas de conflit comme en Yougoslavie en cas d’indépendance, puisque cela sera réglé « entre deux sociétés démocratiques civilisées » [108]. Jean Chrétien exprime quant à lui son inquiétude : « Si notre pays ne pouvait survivre, avec toute la tolérance et la diversité qu’on nous connaissait, quel espoir subsistait-il pour tous ces autres pays dont le passé [est] lourd de conflits religieux ou ethniques […] » [109]. Bernard Landry, qui propose une alliance en Amérique inspirée de l’Union européenne, soutient que cette dernière est un excellent « exemple de ce qui se produit entre les peuples avancés aujourd’hui » [110]. Aussi, en revenant sur son expérience diplomatique auprès des autorités américaines, il déclare : « J’ai connu le rôle d’un souverainiste aux États-Unis il y a trente ans. J’avais l’impression d’être un Libyen […]. Aujourd’hui, c’est très différent […] », le Québec ayant évolué et ne devant donc plus être traité comme un pays africain [111].

Le Canada et le Québec sont ainsi décrits en 1995 comme des exemples pour le reste du monde, ce qui s’inscrit dans un paternalisme manifeste. L’issue du référendum devient un enjeu international dans l’esprit de ses principaux acteurs puisqu’elle offrira à d’autres peuples un modèle civilisationnel. Dans cet esprit, Daniel Johnson, qui dirige le camp du NON, peut plaider sa cause en déclarant : « Nous sommes un exemple à la face du monde : deux peuples fiers et distincts, unis dans une relation plus que centenaire, qui nous a permis de démontrer que pour être le premier pays du monde, il faut construire et aller au-delà des différences » [112]. Le politologue Guy Laforest ajoute à ce sujet que si le Québec se sépare et qu’il arrive à établir une alliance avec le Canada, il deviendra un idéal inspirant pour les « peuples d’Europe de l’Est vivant de douloureux conflits entre des nationalismes » [113]. En voulant se placer au premier rang des nations, les options souverainiste et fédéraliste entendent toutes deux profiter des avantages qui sont liés à une telle position. Ce faisant, elles admettent comme normal que d’autres nations ne jouissent pas des privilèges associés à la civilisation occidentale et doivent être guidées.

Les rhétoriques souverainiste et fédéraliste du référendum de 1995 se fondaient ainsi sur une même idée racialisée de l’ordre international postulant la séparation des peuples. De ce fait, le débat entre les deux projets nationalistes mobilisait un vocabulaire d’exclusion, de différenciation et de supériorité occidentale, ce qui rappelle que l’État-nation est lui-même un concept racialisé. L’analyse du discours référendaire démontre d’ailleurs que dans un monde qui affirme avoir dépassé le racisme, « la race […] continue à structurer la vie sociale, non seulement localement, mais aussi aux niveaux national et global » [114].

Les récentes prises de position concernant les tournants nationalistes de certains partis politiques, la Charte des valeurs du Parti québécois et l’accueil des réfugiés syriens démontrent que les questions concernant la construction racialisée des nations canadienne et québécoise restent d’actualité et qu’il est toujours nécessaire d’y réfléchir. Il est par ailleurs essentiel que de nouvelles études laissent la tribune aux voix marginalisées par les discours nationalistes dominants afin que l’expérience des individus désignés comme les « autres » soit reconnue.