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Depuis la fondation de la Nouvelle-France, le domaine militaire est prédominant au coeur de la société coloniale. Cette prédominance s’accentue à partir de 1742 pour culminer durant la guerre de Sept Ans. Cette période est caractérisée par d’importantes tensions internationales et deux guerres se succèdent en Amérique, l’une de 1742 à 1748 et l’autre de 1754 à 1761. Notre étude se termine avec la fin des hostilités en Amérique par la Conquête anglaise. Le nombre d’hommes en armes, incluant réguliers et miliciens, est évalué à environ 15 000 en 1755 et il continue de croître [1]. Cet état de guerre a des répercussions : la criminalité des soldats est à son zénith, ce qui est sans équivalent à travers les classes ou les périodes dans la colonie [2]. En dehors des justices civiles et criminelles, il existe aussi la justice militaire. Celle-ci s’applique aux cas d’infractions relevant du militaire, dont le crime le plus fréquent est la désertion. Bien qu’il y ait des déserteurs en temps de paix, le contexte d’une guerre nous permet d’étudier la désertion en l’inscrivant à l’intérieur d’un phénomène global.

Malgré la disponibilité de procès de déserteurs et de propos alarmants des autorités de l’époque, les historiens ont négligé cette question. En fait, l’historiographie a brièvement analysé la désertion en Nouvelle-France. L’objectif a essentiellement été de trouver des causes globalisantes, comme c’est le cas dans l’article d’André Lachance [3], et d’évaluer les taux de désertion pour déterminer l’importance quantitative de ce phénomène. Les estimations sont nombreuses et, surtout, contradictoires. Il y a Johnston [4] qui cite une étude de Corvisier l’évaluant à 25 % des soldats. À l’opposé, le gouvernement du Canada [5] affirme que c’est 1 % des soldats qui désertaient dans la colonie, sans nous offrir de sources justificatives. Récemment, Éric Wenzel a publié un article plus étoffé sur le sujet pour le Pays des Illinois. Toutefois, une partie de son argumentaire repose sur une estimation de 1 % de déserteurs, sans expliquer la provenance de cette donnée [6]. En étudiant les sources disponibles, nous sommes venus à la conclusion qu’il est hasardeux de proposer un taux sur la base de calculs. Les données sont trop fragmentaires pour soutenir une évaluation.

Les conséquences de ces analyses sont nombreuses. D’un côté, la compréhension des particularités sociales et géographiques de la désertion a été grandement évacuée des recherches. De l’autre, sa prise en charge semble se restreindre à des mesures disciplinaires et à la punition de soldats par le tribunal militaire. Pourtant, ce comportement criminalisé influence la société, la justice et le pouvoir en Nouvelle-France. Nous nous sommes donc questionnés sur la prise en charge des déserteurs entre 1742 et 1761. Comment la désertion est-elle gérée par l’institution militaire ? Quelle place occupe la justice militaire dans la gestion des déserteurs et dans la construction du pouvoir de l’institution militaire ? Quel est le rôle des officiers dans la gestion de la désertion et quel est l’intérêt individuel de participer à la justice militaire ? L’étude de la prise en charge de la désertion par l’institution militaire permet d’aborder différemment la construction du pouvoir en Nouvelle-France. Outre la discipline, la justice militaire a pour objectif de gérer la désertion et d’édifier l’institution militaire par le symbolisme de la procédure, du jugement, du verdict, de la sentence et de la grâce royale. Bien que l’impact sur les taux de désertion semble faible, cette procédure permet néanmoins aux élites militaires coloniales d’accroître leur pouvoir par rapport à la métropole. Pour l’officier, la participation à la justice militaire est un moyen de s’intégrer aux réseaux et de construire son pouvoir individuel, mais siéger au Conseil de guerre n’entraine pas nécessairement la réussite.

Nos recherches se concentrent sur le Canada, qui est la colonie constituée par l’ensemble de la vallée laurentienne, des Pays d’En Haut et de l’Ohio. Ses frontières sont délimitées approximativement par les rives bordant le fleuve St-Laurent et les postes situés dans la région de la Louisiane, de l’Ohio et des Grands Lacs ainsi qu’aux abords des rivières affluentes. Nous utiliserons aussi le terme Nouvelle-France, qui regroupe l’ensemble des colonies françaises en Amérique du Nord. Chacune de ces colonies possède ses institutions et ses dirigeants. Nos analyses outrepasseront parfois les limites géopolitiques du Canada pour trouver des informations pertinentes ou effectuer des comparaisons.

Corpus documentaire

Notre recherche repose sur deux principales sources. Premièrement, les procès pour désertion ont été réalisés lors des procédures conduites par le Conseil de guerre. Ces documents judiciaires sont dispersés entre les archives nationales québécoises et canadiennes et le fond TL4 de la juridiction royale de Montréal. Notre corpus regroupe 44 procès concernant 79 soldats (entre un et huit par procès) dans une période allant de 1742 à 1758. Il faut cependant noter qu’il n’y a que deux cas de désertion répertoriés entre 1755 et 1761. L’arrivée des troupes régulières françaises survient après 1755, nos procès ne portent que sur les troupes des Compagnies franches de la Marine. Puis, nous avons utilisé les journaux militaires ou de campagne. Certains militaires, essentiellement des officiers, ont rédigé des journaux pour des raisons différentes, telles que le souvenir du voyage ou la publication de l’expérience vécue. L’aggravation de la situation coloniale en modifie l’objectif, qui devient une façon de justifier leurs décisions [7]. Nous avons retenu les journaux de Pierre Pouchot, Louis-Antoine de Bougainville, Louis-Joseph Montcalm de Saint-Véran, François-Gaston Lévis, J.C.B. et Nicolas Renaud d’Avène des Méloizes. Le style littéraire repose sur la description chronologique des évènements militaires et politiques dont les auteurs ont connaissance. Certaines sources secondaires s’ajoutent au corpus utilisé, dont la correspondance officielle entre Versailles et les élites canadiennes ainsi que les documents officiels de la métropole.

La gestion de la désertion par la discipline militaire

La discipline constitue la principale façon de gérer la désertion, mais l’étudier est difficile pour l’historien. La correspondance officielle et les journaux de campagne évoquent son usage, sans nous donner d’informations précises. La disparition de nombreuses sources liées à la désertion, comme des registres d’engagements et de signalements, les revues de soldats ou la documentation coloniale, est aussi un obstacle. En comparaison, des sources ont permis de démontrer le rôle crucial de la discipline ailleurs. La découverte d’un registre des punitions indiquant les crimes commis par les militaires et les punitions imposées entre 1752 et 1753 a rendu possible l’étude de la discipline à Louisbourg [8]. Pour Marco Cicchini, l’étude de la désertion à Genève a été facilitée par la découverte d’un cahier de service d’un capitaine de la garnison qui y notait les morts, les blessés, les déserteurs et les punitions [9].

À l’exception de ces types de sources, ce procédé laisse peu de traces. La constatation d’un écart de conduite est rapportée sur le fait et prise en charge par l’officier, la rédaction d’un cahier de service ne semblant pas obligatoire. Il faut aussi prendre en considération que le recours à la discipline est particulièrement adapté au contexte colonial. Puisque les recrues doivent traverser l’océan pour parvenir en Amérique, il est difficile de les remplacer [10]. En prenant en charge les déserteurs en dehors des instances officielles, les officiers peuvent préserver leurs soldats et les réintégrer à leur unité respective [11]. Finalement, certains aspects de notre corpus de sources nous laissent croire que la gestion de la désertion passe essentiellement par la discipline militaire. La capture de déserteurs dans les journaux de campagne ne correspond à aucun procès ou document officiel. Qui plus est, selon nos sources, lorsque les recherches non officielles sont infructueuses, l’officier peut adresser une demande de poursuite par le Conseil de guerre contre le déserteur, puisqu’il est incapable de gérer indépendamment la situation. Comme pour la sodomie en France, il est probable que la poursuite des accusés devant le tribunal militaire soit, dans la majorité des cas, le résultat d’une situation particulière, c’est-à-dire le résultat de l’échec de la discipline [12]. Dans notre corpus, la procédure de nos 44 procès est lancée lorsque le soldat est manquant ; s’il est présent, il a alors été capturé au cours des étapes du procès ou après le jugement.

De la discipline à la justice militaire

En 1665, l’agrandissement du corps d’armée entraine la volonté de soumettre tous les militaires à l’observation des Ordonnances, dont la procédure ressemble à celle de la justice criminelle. Le Conseil de guerre est donc institué comme une véritable juridiction militaire attachée en permanence à l’armée, capable de punir promptement les écarts de discipline [13]. Le tribunal est présidé par le gouverneur ou, en son absence, le commandant ou le lieutenant de la garnison, secondé par le procureur [14]. Finalement, les juges sont au nombre de sept à dix, choisis par le président [15].

Après avoir constaté l’absence d’un soldat, le processus pour le retrouver est mis en marche. Dans notre corpus, six des 44 procès, totalisant 14 soldats, ont ultimement lieu en présence de déserteurs capturés. Le verdict est influencé par les circonstances et l’opinion des juges en fonction d’une idéologie particulière à la colonie. Dans certains cas, la justice militaire s’apparente plutôt à la discipline militaire. C’est le cas des soldats Dutel et Gliné, absents sans congé ni permission en 1743. Ils sont absous de désertion et réassignés à leur unité, mais ils font l’objet d’une punition disciplinaire qui sera choisie par leur officier [16]. Dans l’optique de l’Ancien régime, le fait de ne pas respecter l’Ordonnance entraine la punition [17]. Contrairement à la discipline, ce n’est pas l’écart par rapport à la règle, mais le non-respect de la règle qui est condamné [18]. Selon Foucault, l’objectif est de « dresser » les soldats pour éviter qu’ils commettent un crime à nouveau, ainsi donc l’« appareil judiciaire n’échappe pas à cette invasion à peine secrète » [19] de la gestion disciplinaire.

Nous avons quatre cas où les déserteurs présents sont déclarés coupables. Alors que certaines décisions correspondent aux fondements de la punition d’Ancien régime, soit l’exemplarité, la souffrance et l’exposition du pouvoir, le tribunal militaire recourt à différents règlements qui s’éloignent parfois de l’esprit du Code militaire. Contrairement à la justice criminelle, la justice militaire, dans son code et dans la pratique, ne tolère pas les raisons cherchant à justifier le geste posé. Selon les concepts de la punition d’Ancien Régime, la désertion est considérée comme un cas de lèse-majesté au deuxième chef. De ce fait, les doctrines à l’égard de la démence et les « états voisins de la démence », tels l’ivresse, la surdi-mutité et le somnambulisme, ne sont pas reconnus [20]. C’est le cas du déserteur Joseph Maillet dit Maillet qui affirme durant son procès s’être trompé de chemin vers Montréal après avoir consommé de la boisson [21]. Les témoins affirment qu’il est un « esprit faible ». Malgré ces deux raisons, suffisantes pour influencer la décision au criminel, le verdict de culpabilité est recommandé par le procureur Noyan. Le verdict est disparu, toutefois la base de données Parchemin confirme la sépulture d’un Joseph Maillet dit Maillet le 30 septembre 1751, soit la journée concluant le procès [22].

À l’inverse, le Conseil de guerre utilise des règlements pour réduire la sévérité de la peine en omettant des Ordonnances claires. Désertant au cours d’une permission de chasse, quatre soldats sont capturés et subissent leur procès en 1752. Un témoin affirme qu’un des déserteurs lui a dit que « […] si nous avions l’envie de déserter, il ne tiendroit qu’à nous, car nous sommes bien voisin des anglois […] » [23]. Les Ordonnances stipulent que la peine pour un déserteur à l’intérieur du Royaume est la galère, alors que c’est la peine de mort pour la fuite vers l’ennemi [24]. Cependant, le Conseil de guerre recourt à une Ordonnance qui permet, dans les procès de plus de deux déserteurs, d’exécuter au hasard un seul d’entre eux et de condamner les autres à la peine de galère, ce qui ne s’applique que lorsque les soldats fuient à l’intérieur de leur pays. Nous avons toutefois un second cas de désertion vers les Treize colonies américaines qui mène à l’exécution des huit soldats [25]. Les membres du tribunal militaire s’approprient une marge de manoeuvre dans la punition de la désertion en utilisant les Ordonnances, les normes sociales et les règles selon leur propre perception qui s’inscrit, ou pas, dans le Code militaire.

Le symbolisme des peines et la grâce royale

Dans le cas d’un verdict de culpabilité en leur présence, les déserteurs sont condamnés à des peines qui lient les particularités de la punition militaire au concept d’exemplarité de la justice d’Ancien régime. Pour le déserteur, la sentence principale est la peine de mort par les armes. L’application de la peine de mort diffère de la justice criminelle. L’exécution n’est pas précédée de violence physique ou de torture, alors que l’idéologie de l’époque considère que le corps doit être touché, marqué et abîmé par la peine [26]. Néanmoins, la symbolique du rituel s’inscrit dans la logique du supplice judiciaire. Les soldats sont rassemblés lors de la lecture de la sentence et assistent à l’exécution du condamné, en plus de défiler devant le cadavre en suivant un protocole ritualisé [27]. La sentence est ensuite affichée sur les postes de garde et dans les lieux officiels. Dans les cas les plus graves, les sentences sont affichées dans les gouvernements des trois colonies [28]. Cette cérémonie a une fonction juridico-politique, en traçant autour du corps du condamné des signes qui marqueront le souvenir des témoins, dans ce cas-ci les soldats [29]. C’est le spectacle de l’exécution qui joue le rôle d’exemplarité, puisque la mise en scène de la peine de mort est plus importante que la punition [30].

Finalement, la condamnation peut entraîner la confiscation des biens selon la règle de l’exception au principe de la personnalité des peines. La maxime « Qui confisque le Corps, confisque les Biens » permet aux autorités de confisquer les biens et les vendre pour garder les profits, privant ainsi la famille du déserteur [31]. Notre corpus de procès n’évoque pas de cas où l’armée aurait réalisé cette mesure. Cependant, le président du Conseil de la Marine en 1745 affirme qu’il attend la remise de jugements contre des déserteurs pour faire des perquisitions dans leur famille en France [32]. Cette pratique a pour objectif de décourager les soldats à déserter en montrant les risques encourus pour leur famille.

Dans nos 35 cas de procès par contumace, le déserteur est condamné à la peine de mort. L’exécution est effectuée sur l’effigie du soldat comme s’il était présent devant les troupes réunies [33]. Cependant, l’armée ne possède le signalement des soldats que dans 23 cas sur 79. En l’absence d’information dans nos sources, nous ne savons pas ce que l’effigie représentait précisément. Cette sentence permet néanmoins de confisquer immédiatement le patrimoine du déserteur sans attendre le délai de cinq ans [34]. Par ailleurs, le verdict du Conseil de guerre peut comporter des peines afflictives. Dans 30 de ces 35 procès, le soldat est considéré « mort civilement », le rendant incapable d’accomplir un acte juridique et déclarant sa succession ouverte, comme dans le cas d’une mort naturelle [35]. En conséquence, la condamnation à la mort civile est une peine capitale, même si elle n’entraine pas la mort biologique [36]. Le déserteur a cependant cinq ans pour se rendre afin de reprendre son statut et subir son procès en bonne et due forme. Dans tous les cas de procès par contumace, la capture du déserteur ou le fait de se rendre annule la procédure, qui doit être recommencée.

Les soldats jugés par contumace ont l’opportunité de profiter de la grâce, qui vient annuler les effets de la punition tout en construisant le pouvoir des autorités coloniales et métropolitaines par le symbolisme. La grâce, qui provient ultimement du roi en passant par les autorités « politiques » [37], s’avère plus arbitraire que le jugement, puisqu’elle ne s’appuie sur aucun texte de loi ou règle [38]. La grâce s’inscrit donc dans la logique du rituel judiciaire d’Ancien Régime et il y a deux façons d’y avoir accès. Premièrement, la grâce généralisée est une façon de suspendre la sévérité des jugements en permettant aux déserteurs emprisonnés d’être libérés et aux fuyards de retourner à leur unité sans subir la justice militaire [39]. Périodiquement, Versailles publie une ordonnance royale amnistiant les déserteurs dans l’ensemble des possessions françaises. Durant la période étudiée, il y a cinq amnisties générales. Pour ce qui est de déserteurs emprisonnés, nous n’avons aucun document démontrant une libération dans le milieu colonial. La seconde façon est d’obtenir une grâce individuelle. Le déserteur doit avoir été condamné par contumace. Lorsque le soldat est présent à son procès, la décision est prise par le Conseil de guerre et les Ordonnances stipulent qu’elle est sans appel. Dans la colonie, le verdict entraîne l’exécution immédiate de la sentence et nous n’avons aucun cas de soldat gracié après un verdict de culpabilité. Toutefois, le condamné par contumace peut demander la grâce, peu importe le temps écoulé entre la désertion et la demande. Après avoir fui la garnison de Montréal en 1742, le soldat François Marteau dit Lespérance obtient son brevet de grâce en 1750, soit huit ans plus tard [40]. Pour obtenir l’amnistie, le déserteur se rend à un officier en réclamant la grâce afin d’être réintégré à l’armée, qui le recommande aux autorités coloniales, puis à Versailles [41].

Pour l’autorité coloniale, la grâce engendre des gains. L’amnistie possède un triple avantage dans la construction du pouvoir : elle fait disparaître le péché commis à l’égard du Roi, elle laisse cependant subsister une sanction qui rend visible d’autorité royale et elle présente un spectacle judiciaire qui éduque les autres soldats par l’exemplarité [42]. Contrairement à ce qu’il pourrait sembler, la grâce n’abolit pas la peine et des sanctions peuvent être appliquées [43]. Ainsi, Charles Cuisotte dit Ladouceur est condamné à servir le reste de ses jours dans les troupes de la colonie [44]. Pour obtenir la grâce, le soldat doit se repentir de son crime et assumer sa responsabilité à travers la poursuite de son service. En comparaison, la grâce octroyée pour des crimes jugés devant la justice criminelle nécessite aussi le repentir de l’accusé [45]. Cependant, l’accusé de la justice criminelle doit prouver hors de tout doute que son crime a été commis involontairement, ce qui n’est pas le cas pour la désertion [46]. Les déserteurs réintégrés regarnissent les rangs, tout en évitant que ces hommes aillent se joindre à l’ennemi [47]. L’expérience de la désertion racontée par le déserteur après sa réintégration dans l’armée peut avoir un effet dissuasif sur les autres soldats [48]. En contrepartie, il ne faut pas surestimer l’impact des amnisties générales, qui sont parfois prolongées de plusieurs mois, ce qui laisse penser que le nombre de soldats qui réintègrent l’armée est faible. Un cycle répétitif et problématique de désertion et de grâce royale peut être enclenché si les soldats désertent en anticipant les Ordonnances royales de grâce. Elle demeure néanmoins un outil pour l’institution militaire pour maintenir son pouvoir.

La justice dans la construction du pouvoir de l’institution militaire

Malgré les mesures mises en place pour contrôler le phénomène, l’impact sur les taux de désertion semble faible. Plus le conflit prend de l’ampleur, plus il y a de soldats poursuivis par la justice militaire et de mentions de désertion dans les journaux de campagne. Il faut toutefois prendre en considération que le nombre de soldats dans la colonie est aussi en progression, l’augmentation du nombre de cas ne représentant pas nécessairement une hausse de taux. Cette situation peut aussi être le résultat de la survie d’un corpus de sources particulier. Dans tous les cas, la stratégie demeure essentiellement la même et les moyens pour retrouver les fuyards, comme la maréchaussée qui compte environ dix hommes pour le Canada, sont limités. Bien que le contrôle de la désertion soit souhaitable, ce comportement criminalisé est parallèlement utilisé pour construire le pouvoir de l’armée.

Le renforcement de la structure de l’institution militaire, la reconnaissance de la séparation entre militaire et « non-militaire [49] », ainsi que l’acquisition de pouvoirs de gestion sont aussi des objectifs du rituel judiciaire. La justice militaire devient, au niveau administratif, un outil de contrôle et de centralisation, mais surtout un élément contribuant à la construction identitaire de l’institution [50]. Pour édifier le pouvoir de l’institution militaire, le Conseil de guerre est scrupuleux au sujet des règlements. Il n’y a qu’une seule façon de réaliser le rite efficace, et c’est dans le respect intégral de ses fondements [51]. Lors du procès de Pierre Ferry dit Labonté, le Conseil de guerre déclare la procédure nulle, puisque l’information et le récolement des témoins n’ont pas été numérotés et signés à chacune des pages [52]. Le procès est recommencé et l’accusé est déclaré coupable. Cette décision démontre l’importance du respect de la procédure, car le jugement du Conseil de guerre est réalisé par contumace. Si le déserteur est retrouvé, la procédure est automatiquement annulée et le procès doit être refait en sa présence [53]. Le respect du protocole n’a pas pour objectif de protéger les droits du déserteur, mais bien d’éviter que le procès soit déclaré nul et d’assurer la qualité du rituel judiciaire afin de construire le pouvoir de l’institution militaire.

L’efficacité du rite est affectée par le temps nécessaire à la réalisation du processus judiciaire. La capacité de délivrer la justice rapidement malgré les distances expose l’efficience des élites militaires, donc du pouvoir de l’institution militaire sur l’espace colonial. Des 36 cas dont la durée des procédures nous est parvenue, seize ont été complétés en moins de quatorze jours et seulement cinq nécessitèrent plus de trois mois. Malgré le fait que près de la moitié des cas de désertion ont lieu dans les Pays d’En Haut, le Conseil de guerre délivre rapidement une justice réalisée selon les normes du protocole et des Ordonnances. Finalement, la construction du pouvoir repose aussi sur le prestige des individus participant à la justice. Les officiers font partie intégrante du processus par l’utilisation répétée de leurs titres, de leur nom et de leur signature sur le document officiel. Les membres de l’élite militaire, provenant d’une classe sociale supérieure, viennent garantir en tant que groupe l’acte d’institution en respectant les conventions dites convenables [54]. La croyance de l’ensemble de la population en cet état des choses, qui préexiste au rituel, est la condition pour le rendre efficace.

Le rite d’institution n’est pas seulement basé sur des normes, mais aussi sur ce qui est perceptible pour construire le pouvoir : les éléments structurants. Le premier de ces éléments est le lieu du déroulement du processus judiciaire. Au début du verdict de Pierre Matifa dit Picard en 1752, il est spécifié que le « […] Conseil de guerre [est] assemblé chez Monsieur le Baron de Longueuil […], gouverneur de la ville et gouvernement de Montréal […] ». L’importance du gouverneur de Montréal dans la hiérarchie militaire coloniale est indéniable : il est le second plus haut gradé dans la colonie après le gouverneur général [55]. Les ordonnances militaires désignent l’officier le plus haut gradé de l’emplacement où la compagnie du déserteur est stationnée pour présider le protocole judiciaire et sa résidence comme le lieu de rencontre [56]. Toutefois, les Conseils de guerre en Nouvelle-France semblent se tenir la plupart du temps chez le gouverneur de Montréal, du moins durant l’occupation de ce poste par le Baron de Longueuil. Longueuil préside alors des procès de déserteurs de Québec [57], de Montréal [58], du fort St-Frédéric [59] et de la garnison de Sandosket [60]. De cette façon, le poste de gouverneur de Montréal s’accapare graduellement une importance supérieure, en centralisant ces pouvoirs judiciaires, et sa demeure devient un lieu symbolique du pouvoir.

Par ailleurs, le rituel judiciaire permet aux élites militaires de s’approprier graduellement un pouvoir d’action et plus d’indépendance dans la gestion coloniale de sujets usuellement réservés à Versailles, dont la grâce et certains rapports avec les Amérindiens. Dans la correspondance envoyée à la métropole, on valorise le rôle des officiers en insistant sur le zèle déployé pour réduire la désertion ainsi que sur l’efficacité de leurs mesures pour exposer l’efficience de la gestion coloniale. Puis, le discours colonial tend à relativiser la désertion et la justifier selon des facteurs particuliers à la colonie, par exemple l’ambiguïté du rôle joué par les Amérindiens ou la géographie. Il est tout à fait normal que les officiers se valorisent dans la correspondance. Cependant, ces deux discours se rejoignent pour définir la désertion comme un phénomène complexe, mais compréhensible par l’autorité coloniale qui le gère avec rigueur.

En reconnaissant à l’élite militaire coloniale un niveau d’expertise dans la gestion de la désertion, Versailles octroie plus d’importance aux solutions proposées en Nouvelle-France, augmentant du même coup le pouvoir décisionnel de la colonie. L’indépendance que se donnent les élites coloniales est perceptible dans les décisions appliquées avant que la métropole tranche sur certaines questions. Par exemple, Duquesne écrit en 1754 au ministre pour obtenir la grâce de quatre déserteurs [61]. Après avoir expliqué les raisons justifiant leur grâce, soit leur refus de servir les forces anglaises, Duquesne place Versailles au pied du mur : il a déjà réassigné les déserteurs à leur unité au fort Duquesne et ils y font du bon travail depuis. En faisant face à un geste accompli sans le contester, la métropole permet un accroissement du pouvoir en Nouvelle-France. Toutefois, les élites françaises avaient-elles réellement le choix ? Nous ne possédons d’ailleurs aucun document refusant la grâce royale demandée par la colonie.

L’indépendance que se donne la colonie se reflète dans l’acceptation de décisions coloniales qui ne satisfont pas la métropole. Lors de son procès pour désertion le 19 septembre 1743, Louis Plichon dit Plichon est réassigné à son unité, puisqu’il avait 16 ans lors de son engagement [62]. Le 10 octobre suivant, Beauharnois écrit une lettre au ministre pour lui expliquer la situation et demande à ce que le roi précise sa volonté sur la question. Selon lui, un grand nombre de soldats sont dans la même situation et il craint une augmentation du nombre de déserteurs, puisqu’il ne peut s’écarter du principe de l’Ordonnance [63]. Au mois d’avril 1744, le président du Conseil de la marine répond à Beauharnois : il n’est pas d’accord avec la décision du Conseil de guerre d’avoir absous Plichon de son crime, mais il décide de ne pas casser le jugement et de confirmer la décision coloniale [64]. En agissant de la sorte, Versailles reconnait le droit des élites coloniales à prendre des décisions même si elles entrent en opposition avec sa perception, exposant ainsi un accroissement de l’indépendance et de la reconnaissance de l’autorité coloniale par la métropole.

Les officiers et la construction du pouvoir individuel

Jusqu’ici, nous avons analysé le Conseil de guerre comme une entité. Toutefois, les décisions et les choix de ce tribunal militaire sont le résultat des gens qui le composent. Le Conseil de guerre est une institution de confirmation du pouvoir contrôlée par un cercle restreint d’individus, comme plusieurs autres institutions coloniales. L’obtention du privilège d’y siéger est le symbole de l’accomplissement individuel et, surtout, de la présence dans les réseaux de contacts de la colonie. Pour démontrer cette hypothèse, nous avons concentré notre recherche sur la période de 1749 à 1752. Il était nécessaire de restreindre le corpus de recherche tout en étant représentatif. Ainsi, quatorze procès ont lieu durant ces trois années, la présidence du Conseil de guerre demeure inchangée et il est possible d’étudier les 24 officiers participant à la justice militaire. Nous avons analysé l’historique de vie, l’arbre généalogique et la présence de ces officiers dans le registre civil répertorié par le Projet de recherche en démographie historique (PRDH) et dans les actes notariés rassemblés par le projet Parchemin.

Dans ce corpus spécifique, l’âge moyen est de 52 ans, ce qui représente le temps nécessaire pour se hisser dans la hiérarchie et développer son réseau de contacts. Le Conseil de guerre n’est pas une institution d’intégration d’officiers étrangers, toutefois la provenance n’est pas un critère de sélection. Les officiers étrangers siégeant au Conseil de guerre sont en Nouvelle-France depuis 25 ans en moyenne. Le ratio officiers canadiens/officiers étrangers est représentatif de la société militaire coloniale. Entre 1751 et 1755, la provenance des officiers en Nouvelle-France est la suivante : 127 Canadiens (76,5 %), 34 Français (20,4 %) et quatre individus issus de colonies françaises (2,4 %) [65]. Sur les 24 officiers de notre corpus, 18 proviennent du Canada (75 %), cinq de la France (20,8 %) et un de Monaco (4 %). L’opportunité de participer à la justice militaire est usuellement restreinte aux individus qui sont intégrés dans les réseaux de pouvoir.

Nos recherches démontrent que la majorité des officiers participant à la justice militaire (22 sur 24) sont liés par l’expérience militaire, des liens familiaux ou des ententes commerciales. Vu l’âge moyen relativement élevé, un nombre important d’officiers de ce groupe participent à des expéditions communes et se connaissent avant de siéger au Conseil de guerre. En 1753, Jacques-Pierre Daneau de Muy demande à plusieurs reprises d’accompagner Paul Marin de La Malgue en Ohio [66]. Quelques années auparavant, en 1749, les deux s’étaient côtoyés pour la première fois au Conseil de guerre, ce qui leur a possiblement permis de se rapprocher et de tisser des liens [67].

L’intégration dans les réseaux de pouvoir passe souvent par les liens familiaux qui existent ou qui se développent entre les officiers. Le lien le plus direct est la provenance de la même famille. Un exemple probant est celui de la famille Lacorne. Durant la période 1749-1752, les frères François-Josué (40 ans), Louis le chevalier de Lacorne (47 ans) et Saint-Luc (54 ans) siègent au Conseil de guerre, parfois en même temps et d’autres fois en alternance. D’autres types de liens se développent par le mariage, qui rapproche les familles. À cette époque, le choix de son partenaire de vie est important pour le statut familial et le futur de la famille. L’association entre les deux membres du couple est basée sur la position sociale de la famille, la noblesse devant protéger ses acquis [68]. C’est particulièrement le cas pour les officiers militaires, puisqu’un bon mariage entraine des avantages en les intégrant à des réseaux de contacts. C’est le cas de Frédéric-Louis Herbin, qui épouse en 1740 Madeleine Boucher de Niverville, la nièce de Pierre Boucher de Boucherville, un membre influent de l’élite militaire. Quelques années plus tard, Frédéric-Louis Herbin et Pierre Boucher de Boucherville siègent ensemble au Conseil de guerre, un contact familial ayant possiblement permis à Herbin d’être considéré pour ce poste malgré son jeune âge de 39 ans.

Le développement de réseaux est aussi le résultat de partenariats économiques entre les officiers. En plus de commander des soldats et de contrôler l’armée, les officiers représentent l’élite de la colonie et profitent de ce statut pour faire du commerce. Les officiers Nicolas Roch Ramezay et Louis de Chapt de Lacorne, dit Saint-Luc, travaillent en partenariat pour faire fructifier leur richesse. Durant l’année 1745, ils mettent en place un contrat pour acquérir de nombreux terrains, par exemple à Sorel, et faire de nombreuses concessions de terre ainsi que des ventes [69].

Le chevalier de Bonne représente quant à lui un cas particulier, étant à la fois jeune (35 ans) et récemment arrivé en Amérique. Toutefois, ces deux particularités démontrent parfaitement la logique d’intégration dans les réseaux de pouvoir et de la présence au Conseil de guerre. À son arrivée dans la colonie en 1749, Louis Bonne de Missègle a déjà un statut élevé dans la hiérarchie militaire, puisqu’il est capitaine réformé dans le régiment de Condé [70]. Ce qui explique son ascension rapide dans la colonie, ce sont les contacts qu’il possédait avant son départ de la France. Il accompagne un de ses parents en Nouvelle-France, Taffanel de la Jonquière, qui vient d’être nommé gouverneur général. Bonne entreprend sa carrière coloniale comme capitaine des gardes du gouverneur. En plus de ses précieux contacts avec le plus haut gradé de la colonie, Bonne améliore son positionnement dans les réseaux coloniaux en se mariant en 1751 avec Marie-Louise Marin de Lamargue. Elle est la cousine de Pierre-Paul Marin, un officier influent de la colonie, ce qui facilite son intégration [71]. Fort de ces contacts et de son statut hiérarchique, il est finalement nommé capitaine de régiment en 1751. Puis, il obtient l’opportunité de siéger au Conseil de guerre la même année et il est nommé à de lucratifs commandements dans les années suivantes. Bien qu’il soit une exception en fonction de son âge et du nombre d’années passées dans la colonie, le statut de Bonne de Missègle à son arrivée lui permet de côtoyer l’élite militaire. Quand l’opportunité se présente, il siège au Conseil de guerre et il parvient à s’intégrer dans les réseaux de pouvoir pour profiter des avantages du cercle restreint.

Par ailleurs, ces réseaux de contacts influencent le déroulement de la justice militaire dans les cas qui sont soumis au Conseil de guerre. La justice militaire contribue à la construction du pouvoir individuel des officiers de l’élite. Pour renforcer la discipline et démontrer leur contrôle sur leurs unités, la gestion de la désertion est orientée en fonction des officiers de l’élite militaire. Durant la période 1749-1752, il y a quinze compagnies dont les soldats font l’objet de poursuite sur l’ensemble des unités en Nouvelle-France. Il y a un lien majeur entre les unités réprimandées et les membres du Conseil de guerre. Ainsi, onze des compagnies dont proviennent les déserteurs sont commandées par des officiers qui siègent au Conseil de guerre durant cette période, six d’entre eux étant présents durant la procédure contre leur unité. Les 4 autres cas comportent des particularités : deux sont des poursuites avec les déserteurs présents, ce qui est rare, et deux sont des cas de désertion de groupe, donc d’une plus grande importance stratégique. La gestion de la désertion par le Conseil de guerre est donc utilisée par les membres de l’élite militaire pour construire leur pouvoir. D’un côté, il y a la construction du pouvoir militaire et, de l’autre, la construction du pouvoir d’officiers incorporés dans ces réseaux de pouvoir. Une autre donnée semble confirmer cette analyse, soit les soldats et sous-officiers qui témoignent lors de la procédure. Dans les 15 procès étudiés, il y a 14 cas où les témoins proviennent d’une ou plusieurs unités d’officiers qui ont siégé récemment ou qui sont présents au Conseil de guerre. Il y a un seul cas où l’accusé et les témoins proviennent d’une unité sans lien direct avec les membres du Conseil de guerre. Ce cas est particulièrement révélateur, puisque le déserteur et les témoins proviennent de la compagnie de Lusignan. En plus d’être le commandant du fort St-Frédéric, le plus important des Pays d’En Haut, Lusignan a développé des liens commerciaux avec plusieurs membres clés du Conseil de guerre de cette période [72].

L’institution judiciaire est utilisée pour renforcer le pouvoir des officiers de l’élite militaire et augmenter les chances d’avancement. À court terme, les officiers ne retirent pas d’avantages directs, car ils ne sont pas rétribués et il n’y a pas de titre symbolique lié à cette charge. Néanmoins, le prestige de l’officier est renforcé. Tous les officiers peuvent assister aux audiences et la diffusion publique de la sentence expose l’ascension à un niveau hiérarchique. L’officier a donc l’opportunité d’améliorer son positionnement social et de développer son réseau de contacts. En plus de côtoyer les membres de l’élite coloniale, l’officier siégeant au Conseil se fait connaître des autorités de la métropole par l’entremise des documents envoyés à Versailles. En se basant sur la perception des membres de l’élite militaire coloniale, Versailles attribue ensuite les promotions en grade, les titres de noblesse, les postes de commandement ou améliore grandement les rentes. Parmi les officiers les plus importants des Conseils de guerre de 1749 à 1752, plusieurs obtiennent des gains notables. Par exemple, le chevalier de Lacorne est nommé commandant du poste de l’Ouest en 1752, une position avantageuse pour faire du commerce avec son frère [73]. Puis, Noyelles de Fleurimont obtient le grade de major de Trois-Rivières en 1751, ce qui lui permet de grimper dans la hiérarchie militaire [74]. Finalement, Marin de la Malgue se voit décerner en 1752 un honneur important dans l’armée, soit la croix de St-Louis [75]. La présence au Conseil de guerre est l’une des opportunités permettant d’intégrer les réseaux de pouvoir, qui sont cruciaux pour gravir la hiérarchie et obtenir des récompenses.

Une étude de cas : l’échec du chevalier de Raymond

Toutefois, la présence au Conseil de guerre n’est pas garante de succès. Certains officiers voient leur carrière se désagréger, incapables de profiter de l’opportunité pour se hisser dans l’élite militaire coloniale. C’est le cas du chevalier de l’ordre de Saint-Louis Charles de Raymond, qui est arrivé au Canada en 1722. Exemple d’un échec d’intégration dans les réseaux de pouvoir, l’expérience de Raymond soutient notre analyse.

Avant de siéger au tribunal militaire, Raymond n’était pas intégré aux réseaux de la colonie, ses contacts étant en France. Après avoir obtenu des promotions et des postes, il siège à 6 occasions au Conseil de guerre en 1751 et sa carrière stagne ensuite. Officiellement, il n’a pas intégré de réseaux familiaux en participant à des mariages ou en créant des liens avec les membres de l’élite. À l’exception d’un contrat avec le négociant voyageur Pierre Leduc dit Souligny en 1751 et 1752, il est absent du PRSH et de Parchemin [76]. Durant cette période, Raymond et Claude Nicolas Lorimier sont les seuls officiers ne possédant aucun lien avec l’élite militaire et ils partagent les mêmes difficultés dans leur carrière.

En 1752 et 1753, Raymond obtient un dernier poste à Louisbourg [77]. Mécontent, il retourne en France où il est fait chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis [78]. Malgré les recommandations insistantes du ministre des Colonies, le gouverneur général refuse de lui donner des promotions et des postes [79]. Ses contacts en France ne lui permettent pas d’obtenir une place importante dans la hiérarchie coloniale, en raison du pouvoir local. Comme nous l’avons démontré, les élites coloniales contrôlent, jusqu’à un certain point, le pouvoir décisionnel sur les questions militaires et judiciaires. Raymond se lance dans une critique des réseaux de pouvoir et de la gestion coloniale, créant des tensions avec les élites canadiennes. En 1752, il critique un cartel d’échange de déserteurs entre le gouverneur général de la Nouvelle-France Ange Duquesne et le gouverneur de la Nouvelle-Écosse Peregrine Thomas Hopson. Pour Duquesne, c’est l’occasion d’acquérir des soldats et du matériel sans passer par la France. Toutefois, le chevalier de Raymond contacte le ministre des Colonies en critiquant le projet. Ultimement, Versailles laisse la décision entre les mains de Duquesne, mais suggère de suivre l’opinion de Raymond. Pour les élites militaires coloniales, le chevalier de Raymond affecte le pouvoir d’indépendance tout en outrepassant la hiérarchie militaire. À partir de ce moment, Raymond est exclu définitivement des réseaux de pouvoir dans la colonie, ce qui paralyse totalement sa carrière militaire.

Raymond décide de s’attaquer directement à ces réseaux d’officiers. Puisqu’il s’est mis à dos Duquesne et qu’il n’a pas d’allié dans la colonie pour le soutenir, Raymond contacte une fois de plus le ministre des Colonies en 1754 [80]. Dans un document de 72 pages, Raymond propose une nouvelle façon de choisir les commandants au Canada et de gérer l’institution militaire, critiquant la méthode actuelle [81]. Ses critiques sont virulentes à l’égard des réseaux de pouvoir. Parmi les officiers cités, il nomme le chevalier de Bonne [82], dont nous avons exposé le réseau précédemment, ainsi que certaines familles, dont les Ramezay, les Lacorne et les Marin [83]. Selon lui, les commandements sont octroyés à des officiers qui monopolisent le pouvoir et à ceux qui ont des liens familiaux avec ces derniers [84]. Grâce à ces postes et ces promotions, ces officiers obtiennent d’importantes sommes financières en faisant des affaires. Raymond réclame l’assignation des postes selon l’ancienneté et l’expérience, en enlevant ce pouvoir au gouverneur général [85], ainsi qu’une juste distribution des gratifications aux officiers [86]. Alors que les tensions se transforment graduellement en conflit ouvert avec les Treize colonies américaines, ses réflexions n’entraînent aucune modification de la gestion de la colonie. Toutefois, Raymond expose l’importance des réseaux de pouvoir et de la nécessité d’en faire partie pour obtenir des postes ou des promotions.

L’étude de cas du chevalier de Raymond confirme nos hypothèses sur les réseaux de pouvoir à l’intérieur de l’élite coloniale. Pour atteindre les strates supérieures, et siéger par exemple au Conseil de guerre, l’officier doit être un militaire d’expérience intégré, de près ou de loin, à la société coloniale. Les réseaux de pouvoir sont cruciaux pour monter dans la hiérarchie militaire, toutefois certains postes deviennent aussi des opportunités d’élargir son réseau de contacts pour continuer son ascension. Après une carrière réussie, le passage au Conseil de guerre est l’une des dernières réalisations de Raymond. Son incapacité à intégrer de nouveaux cercles et ses critiques de la dynamique coloniale obstruent son cheminement personnel, malgré l’importance de ses contacts à Versailles. Le Conseil de guerre est donc une institution de confirmation du pouvoir et une opportunité pour les officiers ; néanmoins, participer à la justice militaire est une occasion parmi d’autres de solidifier son statut dans la hiérarchie.

En conclusion, l’étude de la désertion en Nouvelle-France nous permet d’analyser un phénomène interconnectant plusieurs sphères de la société coloniale, que ce soit la question des pouvoirs, le social, le militaire, le judiciaire et le politique. À partir de ces constats, de nombreuses avenues de recherches s’offrent à l’historien. Il serait intéressant d’approfondir les méthodes de création de réseaux à cette époque, comme l’a fait Léon Robichaud pour la période antérieure. Comment se forment plus explicitement ces réseaux ? Dans quelle mesure les opinions sur la gestion militaire, la distanciation avec les officiers pour le commerce ou l’absence des cercles mondains expliquent l’exclusion des plus hauts cercles ? L’analyse de ces réseaux, qui sont au coeur des décisions en Nouvelle-France, permettrait de mieux comprendre le monde colonial et de mettre en perspective les critiques qui émergent après la Conquête. Évidemment, élargir la recherche et le cadre spatio-temporel permettrait d’assurer la représentativité des résultats. Par la même occasion, il serait possible de découvrir de nouvelles sources pouvant combler certaines lacunes. Par exemple, la découverte de journaux militaires plus complets, d’histoires comme celle du Chevalier de Raymond, de registres de signalements ou de procès pour désertion de soldats des troupes régulières serait un atout. Il est possible que des copies de tels documents soient conservées en France. Finalement, l’une des perspectives de recherche est de connecter ces thématiques canadiennes avec l’histoire de la France coloniale. En mettant en parallèle la désertion et sa gestion dans plusieurs colonies françaises et la métropole, il serait possible d’enrichir notre compréhension de ces phénomènes trop souvent perçus comme étant séparés. Quelle est alors l’influence de Versailles sur cette question ? Est-ce que la gestion disciplinaire et judiciaire de la désertion prend des formes spécifiques dans le monde colonial ? Des réseaux se développent-ils entre les différentes colonies et qu’advient-il après la guerre de Sept Ans ? Il serait alors possible de comprendre les différences, les similarités et les influences mutuelles dans la gestion de la désertion et dans les dynamiques de construction du pouvoir.