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Alors que la Russie est de plus en plus présente dans l’actualité, le professeur-titulaire de l’Université de Montréal, Michael J. Carley, historien spécialiste des relations internationales au XXe siècle et de la Russie-URSS, publie Une guerre sourde : l’émergence de l’Union soviétique et les puissances occidentales. Il s’agit d’un ouvrage qui retrace les relations entre l’URSS et les grandes puissances occidentales (l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis) de la Révolution russe jusqu’à la fin des années 1920, durant ce que Carley qualifie de guerre « dissimulée » (p. 12). L’auteur dresse un portrait des embuches internes et externes que les diplomates ont rencontrées. Cet ouvrage remet les choses en perspective quant à l’image très négative de la Russie soviétique véhiculée durant la Guerre froide.

Le récit commence avec un portrait de la Révolution russe de 1917, ses origines, ses acteurs ainsi que ses impacts. Les chapitres 1 à 5 et 10-11, dressent un portrait des relations qu’entretient la Russie soviétique avec la France. Celles-ci sont souvent entravées par l’anticommunisme des élites et de la population, alimenté par les médias. Cependant, notamment par crainte d’une montée en puissance de l’Allemagne, Paris a intérêt à s’allier avec Moscou et elle reconnaît diplomatiquement la Russie au chapitre 4, tout comme le fera la Grande-Bretagne. Les enjeux entourant les liens soviéto-britanniques sont présentés principalement aux chapitres 1 à 4, 6, 7, 9 et 11, enjeux surtout motivés par des intérêts économiques. Ces rapprochements seront freinés par la question des dettes du tsar, par l’anticommunisme et par la situation en Orient, où les intérêts des deux partis sont divergents. Étant donné que la question orientale est aussi intimement liée aux relations avec les grandes puissances, puisque rappelons-le, cela a été un facteur ayant contribué à la rupture diplomatique soviéto-britannique en 1927, il était important et judicieux d’en traiter dans l’ouvrage aux chapitres 2, 4, 6, 7, 9 et 11. Finalement, face aux tensions avec les autres puissances et par intérêts économiques communs, on tente aux chapitres 1 à 3, 7, 10 et 11 de s’allier avec les Américains. Mais, le gouvernement refusera, par principe, d’accorder la reconnaissance diplomatique à Moscou. La question des dettes du tsar sera également un facteur de litige. Encore par crainte d’autarcie, on opère des rapprochements avec Berlin, aux chapitres 1 à 3, 5, 8 et 12, qui aboutissent aux accords de Rapallo en 1922. Les deux pays ayant intérêt à faire front commun, on tente toujours de ne pas froisser l’autre, même si les rapprochements des deux côtés avec les autres puissances, ainsi que les erreurs de la propagande à la fois allemande et russe, notamment celle du Komintern, rendent les choses difficiles pour les diplomates.

Une guerre sourde est intéressant à plusieurs égards. D’abord parce que l’auteur dresse un tableau très étoffé des intrigues ayant lieu dans les cercles diplomatiques à l’époque, ainsi que du contexte politique et économique entourant les décisions qui ont été prises. Il s’appuie fidèlement sur une variété importante de sources russes, mais également occidentales, que ce soit des rapports diplomatiques, des notes de service, des caricatures, des lettres, des affiches de propagande, etc. Ainsi, Carley se place à contre-courant d’une historiographie qui s’est penchée sur ce récit à travers les yeux des Occidentaux, étant donné l’accès difficile aux sources russes avant les années 1990. Les Occidentaux qui, comme le chercheur ne cesse de le démontrer dans son ouvrage, sont bien souvent anticommunistes. L’auteur arrive judicieusement, non sans un humour bien trempé et une petite touche de sarcasme, à déconstruire beaucoup d’idées reçues sur les diplomates soviétiques. L’accent est mis sur le fait que ces représentants étaient partisans de la realpolitik et avaient toujours en priorité l’intérêt de leur mère patrie. Carley souligne ainsi, à plusieurs reprises, l’exaspération des diplomates surtout à Moscou face aux maladresses du Komintern. L’ouvrage amène aussi une autre dimension à l’étude des relations entre l’URSS et l’Occident, en montrant les luttes internes auxquels Staline a dû faire face, et comment cela a déteint sur les relations étrangères. Carley dresse minutieusement un portrait (même physique !) et sans omettre certaines anecdotes de tous les architectes importants de son histoire, ce qui fait que le lecteur s’attache à eux et qu’il commence à prévoir leurs réactions. Cela en suivant la chronologie, donc on ne se perd pas dans le récit.

En somme, c’est un livre qui, bien qu’assez imposant et très détaillé, se lit facilement et est écrit dans un ton assez léger. Certes, on peut reprocher à l’auteur d’avoir un parti pris pour les Soviétiques, mais ses arguments sont bien appuyés par les archives. Nous invitons tous ceux qui veulent voir les relations soviéto-occidentales d’un oeil nouveau à se pencher sur cet ouvrage. Après tout, c’est là, au lendemain de la Révolution russe et durant les années 1920, que se sont établies les bases des relations soviétiques avec l’Occident qui perdurent encore aujourd’hui…