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On ne peut comprendre le thème de ce numéro sans comprendre le contexte qui l’a vu naître. Si le printemps 2012 avait été comme les précédents sur la planète du Département d’histoire de l’Université de Montréal, nous aurions eu droit en 2013 à l’habituel colloque des étudiants aux cycles supérieurs quelque part autour de mars. L’association étudiante aurait mobilisé une grande partie de ses ressources, financières et humaines, pour produire cet événement phare de la vie départementale. On y aurait probablement débattu d’un thème à la page de l’historiographie récente, tout en profitant de l’événement pour se réunir autour du traditionnel vins et fromages qui clôture l’événement. C’est, en effet, un but louable que de chercher à offrir un espace de débats et d’échanges intellectuels à des chercheurs universitaires.

Or, au moment d’organiser le colloque annuel de l’Association des Étudiantes et des Étudiants Diplômé(e)s du Département d’Histoire de l’Université de Montréal (AÉDDHUM), les membres du comité exécutif étaient épuisés par des mois de lutte militante contre le gouvernement libéral de Jean Charest. L’organisation, qui aurait dû débuter dès octobre 2012, tardait à se mettre en branle ; les études avaient repris leur primauté dans la vie des étudiants et des étudiantes ; l’énergie manquait pour entreprendre ce projet aussi stimulant qu’exigeant. Il fallut attendre décembre pour voir le comité exécutif se remettre en selle, bien trop tard pour espérer réaliser un colloque annuel à la hauteur des 20 ans de son existence. C’est dans ce contexte que l’on décida d’en repousser la tenue à septembre. Notre espoir : en faire le colloque le plus ambitieux de l’histoire de l’AÉDDHUM, dans lequel communicants, conférenciers et festivités allaient se côtoyer pour nous donner une semaine de réflexions et de plaisir. Sans dire que nous avons fait mieux que les comités organisateurs précédents, nous avons certainement réussi à produire un colloque unique, où des étudiants d’horizons disciplinaires divers ont pu côtoyer d’éminents chercheurs établis comme Philippe Artières, Diane Lamoureux, Yves Gingras, Andrée Lajoie et Brian Young.

Il était normal pour nous que le thème du colloque soit aussi ambitieux que l’événement lui-même, qu’il sorte de l’ordinaire. Il était normal aussi qu’il rappelle les luttes militantes qui en avaient façonné la venue au monde. Plutôt que de piger notre inspiration dans l’historiographie, nous l’avons puisée dans nos combats, dans nos espoirs et nos déceptions. Dans un certain sentiment d’aliénation aussi. Pour le meilleur ou pour le pire, le printemps 2012 avait fait s’affronter la société québécoise comme il n’est pas arrivé si souvent de mémoire récente, nous laissant parfois l’impression, à nous étudiants et étudiantes en histoire, de nous exprimer devant un auditoire hostile, obstiné et sourd. Ces manifestations qui avaient meublé notre printemps, avaient-elles une portée, un écho ? Plus généralement, où en était la démocratie à l’heure du néolibéralisme, à celle de la contraction de l’État et de ses dépenses ?

Démo vs. Cratie : de la multitude nous a ainsi semblé un thème porteur et provocateur. D’abord, parce qu’il nous permettait de nous interroger sur nos propres pratiques militantes et sur leur utilité, ne serait-ce que par introspection. Ensuite, parce qu’il allait rejoindre une question plus vaste, celle de la force réelle du « peuple » dans des régimes politiques qui prétendent lui donner le pouvoir. La grève étudiante de 2012 était peut-être québécoise, mais la lutte entre les forces démocratiques et celles de la finance et du néolibéralisme ne l’était pas.

Dans La Constitution de l’Europe, le philosophe allemand Jürgen Habermas s’en inquiétait. Est-on en train de piéger la démocratie en empêchant les forces vives de la société d’influer sur les décideurs publics ? Certes, les militants, les indignés, peuvent s’exprimer dans la rue comme dans les urnes, mais ne sont-ils pas devenus impuissants devant des gouvernements aux mains liés par des traités internationaux et des groupes d’intérêts ultrapuissants ? Les Français, par exemple, décident-ils encore de leur avenir en votant aux présidentielles et aux législatives, ou est-ce à Bruxelles, dans des discussions à huis clos entre les ministres des finances européens que les décisions sont vraiment prises ? Le gouvernement grec d’Alexis Tsipras est-il davantage redevable à son électorat ou aux autres gouvernements européens ? Pour Habermas, l’Europe, comme entité supranationale, prends de plus en plus la forme d’une gouvernementalité démocraticide.

Ici aussi, de notre côté de l’Atlantique, les traités internationaux lient les États et imposent une certaine vision du capitalisme devant laquelle l’impuissance populaire est troublante. Qu’il s’agisse de l’ALÉNA, des agences de notation ou du traité de libre-échange canado-européen, les pressions sur les États-Nations sont énormes et, surtout, extérieures. Notre liberté d’action collective s’en trouve limitée, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.

Pour nous, à l’AÉDDHUM, La question du pouvoir de la multitude était une question ouverte. Est-il bon, mauvais, souhaitable, bénéfique ou inquiétant de laisser aux plus grand nombre le pouvoir de décision ultime ? Est-ce trop facile de contrôler les électeurs ? Peut-on faire mieux en termes de formes de gouvernement ? En opposant le Démo au Cratie, nous ne voulions pas donner à nos intervenants une ligne éditoriale, mais plutôt les entendre discourir le plus librement possible, quitte à nous choquer et à nous confronter.

Ce thème, autrement dit, invitait au questionnement, mais ne suggérait pas de réponse. Cependant, il proposait une réflexion sur l’avenir par l’étude du passé comme du présent. Il nous encourageait à sortir de ce dernier pour imaginer les possibilités de l’avenir. Si comme l’explique François Hartog dans Régimes d’historicité, le monde d’aujourd’hui semble avoir abandonné les grandes utopies qui ont constitué l’horizon du Progrès dans les deux derniers centenaires, doit-on se limiter de se poser en pour ou en contre de l’avenir qui nous est proposé ? Sommes-nous arrivés à La Fin de l’histoire, comme le propose Francis Fukuyama ? Ou y a-t-il encore moyen de détourner le cours de l’Histoire par la mobilisation populaire (le « peuple » mérite-t-il toujours le statut d’agent historique) ?

Ce sont des questionnements de cet ordre que nous proposions et c’est avec une certaine fierté que nous vous présentons le résultat de quelques-unes des réflexions que nous avons engendrées.

Dans l’échantillon ici proposé, huit auteurs y vont de leurs réflexions à partir du thème que nous leur avions suggéré. Guillaume Tremblay s’intéresse au nationalisme bolivien de la fin du XIXe siècle comme instrument politique de légitimation des institutions nationales. Esther Solange Ngomayé rend compte des initiatives littéraires camourenaises qui, d’en bas, cherchent à s’extirper de la domination culturelle occidentale. Se penchant sur le cas du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, Hubert Humeau nous explique comment les chansons peuvent influer sur l’action des peuples. Olga Zoubovitch interprète la pensée critique du philosophe russe Alexandre Zinoviev sur la démocratie occidentale, dont il dénonce le caractère « post-démocratique ». Marilyn Campeau détaille les conditions de vie des soldats de l’URSS durant la Deuxième Guerre mondiale en évaluant le rôle de l’idéologie soviétique dans l’expérience « brutale » d’« Ivan », le soldat russe moyen. Daria Dyakonova étudie quant à elle les initiatives locales du Parti communiste canadien qui permettent à ce dernier de ne pas entièrement s’arrimer au leadership soviétique au cours de son existence. Finalement, Joel Casséus et Omer Moussaly réfutent l’argumentaire de Fukuyama et expliquent comment l’horizon d’une émancipation universelle par le communisme n’est pas une idée morte, mais plutôt renouvelable dans l’esprit de plusieurs philosophes contemporains.

Au nom de l’AÉDDHUM et de son comité colloque de 2012-2013, je vous souhaite une bonne lecture et une bonne réflexion en compagnie de nos collaborateurs.

Maxime Raymond-Dufour, Ph.D.
Pour le comité organisateur du XXe colloque annuel de l’AÉDDHUM.