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Cadre théorique

Lorsque le « pouvoir » est invoqué dans les littératures francophones, les thèses du sociologue Pierre Bourdieu, évoqué dans l’appel à communication du colloque, viennent souvent à l’esprit. À l’origine, Bourdieu s’insurge contre les attitudes de la sociologie et de la critique littéraire de son époque. La première, la sociologie, définie comme « l’étude des faits et phénomènes sociaux par des méthodes »[1], était réticente à étudier l’art, qu’elle considérait comme n’étant pas déterminé par les lois économiques et sociales, ce que lui reprochait d’ailleurs Bourdieu ; les arts et la culture en général, dont la littérature, auraient émané du génie, du « créateur incréé », ce qui les excluait de toute analyse sociologique de peur qu’ils ne soient « profanés »[2].

La deuxième attitude, celle de la critique littéraire, était aussi idéaliste que la première, et partagée par deux tendances extrémistes, pense Bourdieu. D’une part, les structuralistes et sémiologues rivaient la critique littéraire à l’analyse interne des oeuvres ; pour eux, le texte littéraire demeurait le générateur autotélique des significations obtenues « sans faire référence aux conditions économiques ou sociales de la production de l’oeuvre ou de ses producteurs »[3]. Cette autre forme de sacralisation de la littérature lui enlevait tout caractère historique et celle-ci semblait ici n’avoir aucune dette sociale. D’autre part, pour les marxistes et autres formalistes, le texte littéraire était assujetti à une stricte analyse externe : « Comprendre l’oeuvre d’art, ce serait comprendre la vision du monde propre au groupe social à partir ou à l’intention duquel l’artiste aurait composé son oeuvre »[4]. Pour Bourdieu, la littérature apparaissait ici comme le simple décalque d’un système réel de facteurs sociaux, économiques, techniques et politiques[5].

D’après le sociologue, l’oeuvre d’art n’échappe pas à l’analyse sociologique; et si des facteurs externes, économiques ou politiques sont importants dans la compréhension des faits littéraires, ils ne sont pas les plus déterminants. Le pouvoir des facteurs culturels est tel que ceux-ci peuvent reconfigurer la structure d’un univers littéraire. De plus, l’efficacité de différents facteurs est tributaire des transformations qu’ils exercent et subissent à l’intérieur de leurs structures et qui déterminent celles-ci. Bourdieu présente les faits sociaux, économiques, politiques et culturels comme appartenant à ces structures, ou « champs ».

Ainsi, pour lui, la société est organisée selon différentes composantes que sont les champs. Le champ social, le champ par excellence, comprend les sous-champs économique, politique, religieux, éducatif, etc., ainsi que le champ littéraire. À l’intérieur de chacun d’eux, des agents sont dotés d’un capital historique, une somme d’habitudes et d’expériences acquises appelées habitus, et de ressources culturelles, économiques, sociales, intellectuelles ou esthétiques communes réunies dans un « capital symbolique ». Investis de tous ces « biens symboliques »[6], les agents se trouvent impliqués dans un réseau d’interactions de type affrontement et dont le but ultime est l’atteinte d’une condition sociale privilégiée, une « position »[7]. L’enjeu de la lutte sur le plan artistique est la position de l’agent au sein du champ. Par conséquent, ce dernier est régi selon le principe de lutte. La notion de lutte induit celle de pouvoir, celui-ci étant détenu par des dominants de l’emprise desquels voudraient se libérer des dominés.

Bourdieu en est venu ainsi à montrer que, tout au long de l’histoire, le champ de la littérature française a été dominé tour à tour par l’Église, la bourgeoisie et l’État et qu’il a dû lutter pour atteindre, au XIXe siècle, l’autonomie qui lui est acquise aujourd’hui. Dans cette lutte, de petits groupes d’avant-garde considérés à leur début comme de moindre importance, haïs et persécutés, ont joué un rôle déterminant. Ils se sont distingués surtout dans la poésie : on pourrait y inclure, dans un premier temps, les Parnassiens, défenseurs de la théorie de « l’art pour l’art » qui s’insurgeaient contre les rêveries romantiques pour prôner une poésie pure célébrant la beauté ; dans un deuxième temps, les symbolistes, qui se sont lassé du Parnasse et qui, qualifiés de « poètes maudits », ont produit une poésie accordant la priorité à l’imaginaire et accusée de renverser les valeurs[8]. On voit bien ici que la littérature française doit son autonomie à de petits groupes à l’origine jugés insignifiants devant un système établi et séculaire de comportements et de pressions ayant un pouvoir institutionnalisé ou non et admis comme tel. Une autre observation qui pourrait être faite est celle de la force du regroupement qui, sur le plan interne, consolida des groupes spécifiques et, à l’extérieur et au sein du champ de la littérature française dont l’autonomie était en jeu, affermit l’action des multiples petits mouvements d’avant-garde[9].

Dès lors, Bourdieu met en garde contre toute étude sociologique de la littérature qui serait exclusive, tendant à négliger des phénomènes sociaux contemporains qu’elle considérerait comme de « second ordre »[10]. Par ailleurs, la sociologie littéraire chez Bourdieu vise à étudier les conditions dans lesquelles un champ littéraire donné utilise des « stratégies » spécifiques de lutte pour parvenir à son autonomie. Cette étude repose sur les données que sont les conditions de production et de diffusion des oeuvres, les écrivains, les revues attachées à la critique de ces oeuvres, les lecteurs, les subsides et autres formes d’aide aux écrivains, les concours, les prix littéraires, tout un appareil mis en branle pour constituer ce que Jacques Dubois qualifie d’institution littéraire[11].

Les littératures francophones doivent beaucoup à la sociologie des champs de Bourdieu[12], qui leur confère d’emblée une existence propre ne serait-ce déjà que par leur découpage géographique. Ainsi constituées en champs spécifiques, ces littératures, nombreuses et en mouvement, se prévalent d’une lutte contre des formes de pouvoir multiples dans leur champ de production. Ceci m’amène à préciser ici certains sens que je donne au mot « multitude ». Dans un premier temps, la multitude, que le dictionnaire définit d’abord comme étant le « rassemblement d’un grand nombre de personnes »[13], est associée aux dominants et désigne, pour moi, la pluralité des forces de pression observées dans le champ tant social que littéraire. Dans cette forme de multitude littéraire, je cherche par exemple à comprendre comment il est possible, pour une minorité donnée, de se singulariser dans un milieu où tout le monde écrit, pour paraphraser Philippe Beck[14]. Dans le deuxième cas, la multitude se situe du côté de la « foule, masse, [du] peuple », un autre sens que lui donne le dictionnaire[15]. Par conséquent, elle désigne cette fois les dominés qui foisonnent dans la littérature, notamment par leurs regroupements, mais aussi, par l’abondance des stratégies qu’ils mettent en place pour sortir de l’anonymat.

Dès lors, la première articulation de ma communication cherche à présenter les aspects généraux et reconnus de la lutte par laquelle les multiples littératures subsahariennes ont pu s’affirmer comme telles. En deuxième lieu, je montrerai comment, dans le champ littéraire africain francophone camerounais, la multitude dominée émerge, et ce malgré un pouvoir multiple et diversifié. Pour finir, je présenterai un cas d’étude, celui de la sociologie littéraire de la petite multitude qu’est le groupe La ronde des poètes pour affirmer qu’à travers ses stratégies de lutte, il a réussi, au moins à un moment donné de son histoire, à ravir la vedette à certains dominants.

Lutte des littératures francophones contre le pouvoir

L’autonomie littéraire, lorsqu’elle est acquise, serait, rappelons-le, cette capacité pour une littérature donnée de se déterminer par elle-même : elle aurait ses propres moyens de production d’oeuvres, des instances de légitimation et de consécration spécifiques, soit un appareil institutionnel dûment établi. Il est encore difficile, au sein de la critique littéraire francophone, d’admettre qu’il siée de considérer les littératures africaines subsahariennes en l’occurrence comme étant des champs. Déjà, au début du siècle dernier, ces littératures ont longtemps été dédaignées par la critique littéraire de France[16]. Ensuite, bien qu’elles soient délimitées dans leur espace, ce qui permet de leur conférer une identité et de les désigner comme des champs nationaux différents les uns des autres sur le continent d’une part et de la France d’autre part, comme déjà évoqué, il demeure difficile de démontrer leur autonomie, un caractère essentiel du champ. Pour que la qualité de leurs oeuvres puisse soutenir la concurrence dans les standards de la production, de la reconnaissance et de la consécration internationales, ces littératures ont toujours besoin, dans une large mesure, de recourir aux institutions littéraires des grandes métropoles européennes et américaines. Malgré tout, leurs agents veulent se libérer du pouvoir de ces dominants et s’appuient sur toute manifestation littéraire qui leur serait propre et qui pourrait favoriser leur autonomisation[17].

C’est ainsi que sont menées en leur sein, par exemple, des réflexions sur leurs spécificités dans l’écriture et la narration[18], sur leurs genres souvent dits mineurs, sur d’autres faits littéraires marginalisés parce que classés par leur dominant par excellence, la littérature française, comme minoritaires[19]. Ce sont, notamment, des études sur le peuple qui s’impose de plus en plus dans les littératures francophones de l’Afrique et des Caraïbes[20]. Un des sens du mot peuple, qui a pour synonyme multitude, est celui du « plus grand nombre (opposé aux classes supérieures, dirigeantes [sur le plan social] ou aux éléments les plus cultivés de la société) »[21]. Ce peuple, première multitude des dominés, est souvent décrit dans les littératures africaines subsahariennes comme étant assujetti au pouvoir de persistantes mentalités sociales coercitives et à celui de l’État, le pouvoir contre lequel s’insurge parfois le peuple. Cet État exerce par ailleurs un double pouvoir sur la littérature : faiseur de lois, il la contraint par celles qu’il lui impose à son détriment ; garant des institutions accusé cependant d’avoir presque démissionné en matière de culture, il écrase la littérature du poids de cette indifférence. Face au pouvoir, la multitude peut apparaître sous d’autres formes dans ce système littéraire. Il serait intéressant de considérer le cas du Cameroun pour analyser le rôle de cette multitude des dominés dans la marche vers l’autonomie de la littérature de ce pays.

Intérêt accru pour une littérature camerounaise de la multitude

État de la question sur l’autonomie de la littérature camerounaise

L’autonomie de la littérature camerounaise, même si elle n’est pas acquise, n’a pas toujours été contestée. Dans les années 1960 qui ont été celles des indépendances de plusieurs pays africains, une première génération d’écrivains camerounais permit à cette littérature d’être mondialement connue[22]. Les oeuvres de ces auteurs furent traduites et firent l’objet de la critique universitaire. Pendant longtemps, elles ont figuré aux programmes d’enseignement de la littérature africaine dans les écoles camerounaises, par le fait du ministère de l’Éducation qui consacra ainsi ses écrivains émérites. Par ces derniers, les portes semblaient s’ouvrir toutes grandes à l’autonomie de « la littérature camerounaise », une expression usuelle et non controversée à l’époque.

Après cette période décrite comme « âge d’or » par certains observateurs du champ littéraire camerounais, celui-ci est entré dans une ère de résilience[23]. Plusieurs écrivains vivant au Cameroun ou en Europe ont continué de publier à la suite de ces premiers auteurs et même tenté, au fil des ans, de redonner ses anciennes lettres de noblesse à la littérature camerounaise. Ce nouvel ensemble d’auteurs font de la critique littéraire et sont, avec leurs oeuvres, les sujets de celle-ci; ils essayent ainsi de maintenir la veille littéraire camerounaise sous tous ses aspects. Ce sont des intellectuels à qui la profession, la fonction sociale, surtout le lieu de résidence pour ceux qui publient à l’étranger facilitent la production littéraire[24]. À l’apparence donc, la littérature camerounaise serait actuellement le fait d’intellectuels et d’universitaires de renom ou reconnus par les détenteurs du pouvoir sous toutes ses formes, qu’il soit local ou octroyé aux écrivains de la diaspora privilégiés par l’autonomie de leurs champs d’accueil. De surcroît, les oeuvres de ces dominants appartiennent à la « bonne littérature » constituée de romans, de nouvelles littéraires, de recueils de poèmes et de pièces de théâtre, tous des genres conventionnels qui leur valent d’être consacrés à l’école ou dans les grandes métropoles occidentales. Ainsi, le sort de la littérature camerounaise confié aux écrivains reconnus ou ayant autorité semble être entre de bonnes mains. Or, c’est bien au sein de ce milieu élitiste que s’affrontent avec véhémence des discours qui à la fois défendent et remettent en cause la justesse de l’expression même de « littérature camerounaise »[25] et, par voie de conséquence, suspectent l’autonomie de ce champ littéraire.

Du pouvoir de la littérature à une littérature de pouvoir

Les voies de l’autonomie de la littérature camerounaise s’étant opacifiées au fil du temps bien qu’elles aient toujours été conventionnelles, n’y aurait-il pas lieu de repenser ce champ sous tous autres aspects pouvant favoriser son autonomie, qu’ils soient conventionnels ou non ? Plusieurs critiques se sont engagés dans cette voie et considèrent davantage la multitude comme étant un agent de ce champ. Elle apparaît chez eux sous les traits de la musique et du théâtre populaires[26]. Dans leur pratique et leur production, ces genres mobilisent plus d’un intervenant ; par cet aspect et par le fait qu’ils ont été longtemps boudés par la critique littéraire camerounaise, les genres populaires peuvent à bon droit constituer un deuxième aspect de la multitude des dominés. Par contre, une autre forme de multitude demeure délaissée, bien qu’elle se remarque par une certaine prolifération à l’heure actuelle au Cameroun : les groupes ou associations littéraires[27].

Le terme multitude s’applique aux associations littéraires camerounaises sous plusieurs aspects. D’abord, par le fait que ce sont des groupes, donc des rassemblements d’une diversité de membres. Ensuite, ces membres mettent en commun leurs divers habitus et capital symbolique respectifs acquis individuellement ou ensemble par leurs provenances, fonctions sociales, occupations et vocations différentes. De plus, ils produisent des oeuvres aussi variées qui ne prennent pas toujours des chemins conventionnels. Enfin, ces associations abondent au Cameroun[28]. Paradoxalement à cette ostensible existence, elles non plus ne retiennent pas beaucoup l’attention de la critique littéraire[29]. De ce fait, elles apparaissent comme des groupes dominés parce qu’effacés par un pouvoir tout aussi multiple dont nous rappelons les facettes. D’abord, le pouvoir de la critique littéraire : universitaire surtout, elle a autorité de légitimation des oeuvres et son indifférence vis-à-vis des groupes littéraires retire à ces derniers toute légitimité. Ensuite, le pouvoir des auteurs reconnus qui leur vient d’un meilleur affichage dans la société, voire sur le marché camerounais ; obstruant la voie de l’émergence des petits groupes, certains de ces auteurs ont parfois eu le reproche de se constituer en écrivains du pouvoir politique en place par le fait qu’ils lui consacrent leurs oeuvres. Vient ensuite l’État, qui détient le plus grand pouvoir institutionnel et contraint les dominés à travers des lois et son implication timide dans la culture. Enfin, il faudrait mentionner l’âpre réalité du pouvoir oppressant d’une conjoncture économique difficile qui ne favorise pas l’épanouissement des associations de la littérature. Ainsi, du pouvoir de la littérature camerounaise dans le champ africain à ses débuts, l’on est passé aujourd’hui à une endémique littérature de pouvoir. Toutefois, lus sous le prisme de la sociologie des champs, les groupes littéraires peuvent redessiner le paysage de la littérature camerounaise. Un bref arrêt sur La ronde des poètes l’atteste.

La ronde des poètes du Cameroun : Une multitude littéraire en quête d’autonomie

Présentation de La ronde des poètes

La ronde des poètes du Cameroun se présente comme « une association culturelle apolitique à but non lucratif qui se propose de promouvoir la littérature en général et la poésie en particulier »[30]. L’intérêt de son étude tient à ce dernier aspect, considérant qu’elle voudrait prolonger les actions de l’ancienne APEC (Association des poètes et écrivains camerounais), la première association littéraire et la seule d’envergure jamais connue au Cameroun et qui, des années 1960 à 1980, a réuni des hommes et des femmes de culture, certes, mais avant tout, des poètes. Aujourd’hui, dans sa volonté de prendre dignement le relai de l’APEC, La ronde des poètes est reconnue comme étant très présente dans la diffusion de la poésie dans le champ camerounais[31]. Elle naît vers 1990[32], époque de la montée des revendications politiques pour l’instauration de la démocratie au Cameroun : la vie est paralysée sur le campus de l’ancienne Université de Yaoundé où des étudiants en grève multiplient les manifestations publiques. Pendant ce temps, une dizaine de mécontents choisissent la dénonciation par la poésie et se rencontrent à la faculté des lettres[33]. L’association adopte son nom en 1996 et compte en son sein une multitude de membres de tout acabit : étudiants, enseignants du secondaire, chômeurs, chauffeurs de taxi, élèves, poètes connus ou non, journalistes, artistes en difficulté, un prêtre, etc...[34]

La ronde des poètes voudrait investir son capital socio-culturel dans la revalorisation de la poésie : tel est son but. Pour elle, ce genre est délaissé dans la littérature camerounaise et supplanté par la littérature française qui occupe au Cameroun le plus grand pourcentage dans les programmes d’enseignement à l’école et à l’université. La pratique de l’activité poétique consiste chez ses membres à écrire des poèmes, à les lire et à les corriger mutuellement ainsi qu’à former des poètes. Cette activité est aussi diversifiée puisque le groupe convoque les technologies de l’information et les autres arts dans la diffusion de sa poésie, en l’occurrence, la musique, le folklore et le théâtre[35]. Celui-ci aide à faire connaître La ronde des poètes à l’étranger : la troupe « Les vérandas », formée de jeunes élèves, est appelée à se produire en France en 2004. Il faut dire, en référence aux « Vérandas », que leur création est une reconnaissance par leur association du pouvoir de la multitude des dominés qui, lorsqu’elle prend la forme au Cameroun d’une troupe de la dramaturgie populaire, connaît du succès ; plus tard, d’anciens membres de La ronde des poètes deviennent des vedettes de ce théâtre populaire. Pour un groupe qui n’a pas de caractère institutionnel, tout ceci constitue un investissement total d’habitus divers et de biens symboliques personnels et acquis, sous forme de stratégies de lutte[36].

De multiples stratégies de lutte

Comment émerger dans le tourbillon d’une multitude littéraire dominante, à la fois nationale et internationale, où la littérature ahane et auprès de laquelle La ronde des poètes, engagée dans une éventuelle concurrence, ferait piètre figure ? Comme première stratégie visant à attirer sur lui l’attention du public, le groupe commence à clamer haut et fort qu’il est une avant-garde et publie des manifestes. Il n’appartient à aucune école et n’expose aucune théorie littéraire en particulier, laissant libre cours à l’expression de styles et d’esthétiques divers de la part de ses membres. Par ailleurs, le choix de la poésie est une stratégie favorisant la production littéraire, car, en ce qui concerne ce genre littéraire, point n’est besoin de gros moyens matériels pour publier, pensent ses membres, qui deviennent très vite des auteurs[37]. En 2005, ils lancent une revue[38]. Pour contourner une réalité du marché de la production du livre très partiale, ils créent les éditions de La ronde qui publieront tous leurs ouvrages. La qualité matérielle des textes de cette maison d’édition n’est pas impeccable, mais ces deux instances (revue et édition) permettent à l’association de se donner un certain pouvoir de sélection et d’institution de critiques et d’écrivains[39]. Visant un meilleur affichage dans le monde de l’édition, ils ouvrent la collection « CléRonde » en 2005 en association avec les éditions CLÉ, une des premières créées en Afrique[40]. En 2007, pour sauver leur édition qui bat de l’aile, les éditions de La ronde fusionnent avec trois autres et deviennent la collection « Ronde » d’une nouvelle maison d’édition ainsi mise sur pied, Ifrikiya[41]. En outre, le groupe ouvre les portes d’un centre culturel et participe à la création de l’« Observatoire camerounais de la culture », ce dernier permettant de répertorier les festivals au Cameroun[42]. Il s’octroie le pouvoir de consécration par la création d’un « Prix de la poésie rondine », une forme de reconnaissance interne comme celles que se donnent mutuellement ses membres à travers les préfaces, postfaces et autres discours critiques dans leurs oeuvres. Cette reconnaissance et cette consécration leur viennent aussi de l’extérieur.

Légitimation et consécration externes de l’association

La première forme de reconnaissance de La ronde des poètes lui vient de personnes physiques et morales qui lui apportent un soutien matériel : locaux, aide financière, parrainage. Le groupe, qui ne peut compter que sur les modiques et rares cotisations de ses membres pour fonctionner, reçoit ainsi l’appui de sympathisants nationaux et étrangers, de personnalités du monde diplomatique exerçant au Cameroun, d’organismes internationaux[43], voire de l’État qui soutient ses activités en y envoyant ses représentants du monde de la culture et célèbre ses grands faits[44].

Une question qui pourrait légitimement être posée ici serait de savoir si l’acceptation par La ronde des poètes de l’aide de l’État et de structures européennes ne remet pas en cause ses velléités d’autonomisation. À ce propos, Pierre Bourdieu, répondant à une question semblable de la part de Jacques Dubois, qui lui demandait si l’implication de l’État dans l’institution littéraire au Québec n’avait pas des effets pervers sur la littérature, déclarait :

Le fait de recevoir des subventions de l’État n’implique pas du tout que l’on soit [soumis] aux exigences et au verdict de l’État. […] Ce qui pose la question des conditions véritables d’autonomie. Est-ce que l’indépendance vient uniquement par l’argent ? Est-ce qu’elle ne vient pas aussi des médiations telles que la position occupée dans les classements spécifiques dans le champ ?[45]

La ronde des poètes affirme refuser d’assujettir son fonctionnement au remodelage des exigences de pourvoyeurs en aides et n’accepte ces dernières que dans la mesure où elles ne la soumettent à aucune contrainte. La légitimité littéraire lui vient aussi d’écrivains et de poètes consacrés publiant dans sa maison d’édition, d’autres associations littéraires et culturelles l’assistant et prenant part à ses activités, de critiques universitaires nationaux et internationaux qui écrivent des articles dans sa revue.

Pour ce qui est de la consécration, La ronde des poètes en tant que groupe n’en a jamais reçu de façon directe. Cependant, un grand hommage lui vient de la population camerounaise qui reconnaît pouvoir compter parmi ses humoristes de talent deux anciens membres que l’association a formés dans la poésie et le théâtre[46]. Elle peut aussi tirer une juste fierté du triomphe dont ont bénéficié certains de ses membres à titre individuel, sous forme d’invitations à des événements culturels internationaux et de prix littéraires[47].

Pour revenir à l’État camerounais, il lui est même arrivé de confier certaines responsabilités culturelles à La ronde des poètes : en décembre 2012, le groupe organise le « Festival international de poésie des sept collines de Yaoundé » (Festi 7), qui accueille des poètes de renom venus de par le monde[48], un projet parrainé par le ministère camerounais de la Culture et le Haut-commissariat du Canada au Cameroun[49]. Les années où la littérature mobilisait tant de personnalités intellectuelles venues de par le monde remontent à bien loin dans l’histoire, au temps où la vie intellectuelle à l’ancienne Université de Yaoundé était florissante. Qu’une telle petite association ait pu organiser un événement que n’ont pu convoquer ni les intellectuels, ni les écrivains, ni l’État est, pour ce petit groupe, un rayonnement qui s’irradie depuis l’ampleur de cette action.

Pouvoir de la multitude dans l’autonomisation de la littérature camerounaise

Un regard critique pourrait arguer à juste titre que les habitus de La ronde des poètes n’ont rien de spécifique, ses membres étant des intellectuels ou ceux en voie de l’être, formés à une école d’ancrage européen. De même, les prétendues stratégies d’autonomisation de cette association, loin d’être une création qui lui est spécifique, ne sont que des éléments de récupération d’attitudes et d’actions jadis initiées par de célèbres groupes d’avant-garde européens, et qui apparaissent aujourd’hui dépassées. La ronde des poètes, se plaçant ainsi en déphasage par rapport à son temps, pourrait se voir reprocher cet irréalisme qui trahirait une fragilité certaine. Celle-ci ne tient pas qu’à ce défaut d’innovation qui lui a fait perdre certains de ses membres vite récupérés par le théâtre populaire par exemple, un genre littéraire concurrent, elle est aussi relative à la structure même de l’association qui donne l’impression de ne reposer que sur les mains d’un seul homme, son président. Aujourd’hui, l’avenir de cette association qui a perdu sa maison d’édition, sa revue, et dont les activités ont cessé d’être diffusées depuis 2013, est compromis par l’absence de membres aussi actifs que les premiers. En fait, le groupe en est à penser à des moyens efficaces pouvant l’aider à se relever. Pourtant, il serait précipité de conclure ici à une négation de son rôle dans la lutte pour l’autonomie du champ littéraire camerounais.

Si, à ses débuts, La ronde des poètes avait pu nourrir l’ambition d’obtenir une certaine forme d’autonomie, l’une des premières étapes dans ce projet fut certainement sa reconnaissance dans un système littéraire où elle cherchait à émerger. Cette étape a été franchie. La récupération décriée précédemment a été initiée dans l’intention expresse de se porter au niveau des anciennes avant-gardes européennes reconnues pour avoir joué un rôle déterminant dans l’essor de leurs littératures. Cette récupération pourrait à bon droit être considérée comme une stratégie du « meilleur deuxième » qui a ses adeptes pour ce qui est de la créativité dans la production économique aujourd’hui[50] : l’association se sera servie de ce que ses prédécesseurs ont créé pour favoriser son éclosion. J’espère avoir pu montrer comment ce petit groupe littéraire sans grande importance qui aurait pu se sentir intimidé devant le pouvoir des auteurs reconnus, celui des pressions d’une institution déficiente par l’implication timide de l’État dans la culture, de même que celui des contraintes d’un contexte économique aléatoire, a pu mettre sur pied des moyens pour sortir de l’anonymat. Par une multitude d’actions engagées surtout dans l’indifférence totale du pouvoir de la littérature française prégnante, La ronde des poètes montre que les groupes littéraires sont un nouveau fait littéraire avec lequel la littérature camerounaise devra désormais compter. Au moins une fois dans son histoire, elle a réussi à importer la reconnaissance littéraire que les instances de légitimation internationales n’ont jamais voulu accorder à la littérature du continent qu’en sol étranger. Ainsi, ne serait-ce que par ce fait, cette petite multitude de la masse peut se targuer d’avoir eu le pouvoir de représenter le Cameroun en matière de littérature.