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Les questions de la cohabitation et de la tolérance religieuse sont si populaires qu’il semble vain de les souligner à nouveau, ou d’analyser encore une fois les motifs de cette popularité. Les tendances générales qui président aux analyses sont les questionnements autour du « choc des civilisations », du caractère hétérogène des espaces que nous nous représentons comme des « civilisations », et de la remise en question tant des visions idylliques des espaces de tolérance que des espaces d’intolérance. Le recueil Des religions dans la ville illustre parfaitement ces différentes tendances. Un choix fonde l’originalité du recueil, celui de situer dans l’espace urbain les différentes études qu’il réunit. L’Europe moderne offre le cadre géographique qui offre à ces études un caractère unifié.

Après une intéressante introduction historiographique de David do Paço viennent huit études de cas, qui forment le corps du livre. Elles abordent respectivement la communauté juive de Malaga pendant la guerre de Grenade, les catholiques et les multiples sectes protestantes de Cologne au xvie siècle, les communautés catholiques et réformées d’Amsterdam au xviie siècle, les communautés de Livourne (notamment Juive, Marrane et Arménienne) au début du xviie siècle, la communauté ruthène de Vilnius à la même époque, les questions de la confessionnalisation à Enkhuizen à la fin du xviiie siècle, les Turcs de Vienne dans la deuxième moitié du xviiie siècle et l’héritage musulman de Grenade au xvie siècle. Ces études couvrent donc les questions de diversité religieuse nées aussi bien de la diaspora juive que du schisme protestant ou des zones frontalières de l’Europe (orthodoxes, musulmans).

Suit un court chapitre, signé Wolfgang Kaiser, qui opère une synthèse théorique des huit études de cas précédemment présentées. Nous noterons avec lui que :

La coexistence religieuse telle quelle [sic] se dégage dans les textes réunis, n’a rien à voir avec une quelconque tolérance religieuse dans le sens des Lumières. Elle est le fait du seigneur ou du prince qui accorde des privilèges, un statut juridique particulier [et] est une décision exceptionnelle : elle signale l’arbitraire comme signe de souveraineté[1].

Les quatre derniers chapitres, de longueur modeste, délaissent les études de cas pour examiner des notions théoriques diverses : la convivencia, la « confessionnalisation », la dhimmitude et « l’autonomisation de la raison politique ».

Raquel Sanz Barrio, qui a également signé chapitre sur les Juifs de Malagá, rappelle brièvement l’origine du premier terme dans le débat entre « convivencia » et « Espagne éternelle » et les motifs qui guident l’actuelle tendance à préférer le concept analytique de coexistence. Les communautés religieuses d’Espagne n’ont pas vécu ensemble, mais bien côte à côte, comme le montrent de nombreux signes, tels que l’endogamie religieuse.

Christophe Duhamelle expose l’émergence du concept analytique de « confessionnalisation » en Allemagne, un concept qui « a permis à l’historiographie allemande de considérer l’histoire du rapport à la religion autrement que comme une histoire des religions »[2]. La transformation sociétale que représente l’identification des États à des groupes confessionnels disciplinés fut un sujet chaudement débattu. Les bornes chronologiques du phénomène, son accomplissement « par le haut » ou « par le bas » et – plus important dans le cadre de ce recueil – la signification de la diversité religieuse dans cette analyse sont les trois grandes orientations du débat. La diversité devait-elle être comprise comme une limite ou un ressort de la confessionnalisation ? Pour Duhamelle, les longs débats historiographiques sur la question ont amené au concept une plasticité qui en fait un concept utile, mais non totalisant.

La brève discussion de David Do Paço sur la dhimmitude apporte peu dans ce volume, où elle n’est utilisée par aucun auteur (pas même Raquel Sanz dans son chapitre sur Malagá, la seule ville où cette notion aurait pu être utilisée dans ce volume). L’existence de ce chapitre ne se comprend que dans le contexte plus large des discussions actuelles sur le « choc des civilisations ». Do Paço rappelle que les auteurs qui ont intégré la notion de dhimmitude à leurs recherches (Bernard Lewis, Bat Ye’Or) l’ont fait à des fins polémiques. Replacer la situation des chrétiens et des juifs des pays musulmans dans le cadre conceptuel de l’histoire des minorités serait plus fécond.

Finalement, Fabrice Micallef souligne l’efficacité heuristique du concept « d’autonomisation de la raison politique » proposé par Olivier Christin (1997) comme alternative à celui de « confessionnalisation » pour analyser l’impact des guerres de religion et le développement de la diversité religieuse européenne. Mais, prenant en compte les critiques qui furent faites à Christin, notamment par Denis Crouzet (1998, 2005), il propose de parler plutôt de « capacité de distanciation ».

Il faut saluer l’organisation de ce livre qui présente des études de cas diversifiées de manière à faire sentir au lecteur l’unité profonde qui peut en être dégagée. Cela est rendu possible grâce à de multiples renvois faits par les auteurs aux autres contributions du livre et grâce aux chapitres synthétiques et historiographiques qui clôturent l’ouvrage en commentant des concepts qui furent utilisés par la plupart des contributeurs (dhimmitude exceptée). Le procédé accroît l’intérêt de ce type de recueil collectif et le plaisir à les consulter.