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L’historien Carroll Quigley[1] insistait sur l’importance d’étudier la montée du capitalisme financier depuis Londres à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, distinct du capitalisme industriel, pour comprendre le XXe siècle. Il soutenait que l’historien devrait également connaître plus amplement les grandes familles bancaires et les mécanismes par lesquels leur pouvoir pouvait s’exercer sur les États. C’est à cette tâche que s’attèle Nomi Prins, journaliste de renom ayant déjà travaillé pour Goldman Sachs, dans son ouvrage historique sur le rôle de Wall Street dans la formation de la politique nationale et internationale des États-Unis au XXe siècle.

Fruit d’une recherche dans les archives présidentielles, elle nous découvre les relations entre les présidents américains du siècle dernier et l’élite bancaire américaine. En fait, comme elle le montre, cette petite coterie d’hommes qui domine la finance américaine depuis un siècle forme littéralement une aristocratie moderne se perpétuant au cours du siècle. Il eut bien quelques changements au gré des conjonctures, mais c’est un groupe qui dans son ensemble maintint une influence certaine sur la présidence. Ne serait-ce que par l’argent que le secteur verse aux partis politiques, par la propriété de médias influents ou encore par le placement de ses membres les plus éminents au poste économique clé du gouvernement.

L’auteure a écrit un récit bien ficelé relatant l’interdépendance entre Washington et Wall Street et comment cette dernière évolua au gré des époques. Des relations allant de la synergie à la divergence entre l’intérêt national et celui des banquiers. Prins argue que le bien commun de la nation n’est pas nécessairement le même que l’intérêt de la finance. À preuve, les crises économiques majeures furent souvent le fruit de spéculation et d’endettement à outrance comme à la fin des années 1920 ou encore en 2008, cette dernière résultant des dérèglementations poussées par le lobby bancaire de plus en plus décomplexé et détaché de l’intérêt national à partir des années 1970.

Plusieurs évènements clés de l’histoire reçoivent conséquemment un nouvel éclairage, dont nous ne pouvons en effleurer que quelques-uns ici. Wilson, proche des milieux banquiers auxquels il dut sa présidence, n’hésita pourtant pas en campagne électorale à s’en prendre aux banquiers pour mieux les servir ensuite… Il le fit en implémentant exactement le système de réserve fédéral voulu par les intérêts banquiers comme JP Morgan qui voulaient se doter d’un instrument permettant stabilité et, surtout, permettre une source de crédit permettant l’expansion internationale. A contrario, si la fameuse commission d’enquête de Pecora sur les pratiques peu scrupuleuses du secteur bancaire permit le soutien politique nécessaire à F. D. Roosevelt pour implémenter la régulation bancaire, on apprend que son succès fut aussi possible par le soutien de rivaux de la galaxie Morgan ressentant sa position dominante.

La politique étrangère d’après-guerre fut ajustée aux intérêts de Wall Street, par l’entremise d’un John J. McCloy qui façonna les institutions financières comme le FMI et de la Banque mondiale afin qu’elles puissent servir l’expansion des banques américaines privées, phénomène plus connu sous le vocable de « globalisation ». Ces dernières profitèrent par la suite des eurodollars échangés à Londres et des pétrodollars du Moyen-Orient pour s’assurer une source en capitale permettant des prêts quasi illimités aux pays en voie de développement engendrant leur endettement. La libre circulation, libre échange et le contrôle par la dette n’étaient que les moyens pour assurer la mainmise financière sur ces pays. Et les banques privées pouvaient toujours cogner à Washington pour se faire renflouer lorsqu’une crise inévitable se produisait, comme au Mexique en 1994. Politique qui s’aligna d’ailleurs fort bien, un temps, avec la rhétorique de Washington de la défense du « capitalisme démocratique » contre le communisme.

L’ouvrage soulève de sérieuses questions quant aux prétentions anti-privilèges des libéraux. La proximité politique d’un club sélect de banques avec les institutions clés comme la réserve fédérale depuis un siècle leurs donnèrent accès à des privilèges économiques dont ni les citoyens ni les banques de moindre envergure ne purent bénéficier. En effet, des lignes de crédits privilégiés et des renflouements bancaires aux frais de la nation, n’est pas renfloué qui veut, permirent un avantage compétitif sans pareil sur le marché face à des concurrents éloignés du pouvoir. Selon l’auteure, la dérégulation, enrobée par du verbiage sur le « libre marché » et la « compétition », ne fit que permettre, en réalité, au plus gros d’avaler les plus petits, réduisant de facto la compétition que ce régime devait, prétendument, engendrer. Mais comme le rappelle l’économiste Steve Keen[2], le silence néolibéral n’est pas étonnant puisque la théorie néoclassique ignore tout simplement le rôle des banques, de la dette et de la monnaie—sujet politique principal du livre de Prinse—considérée comme un simple voile des échanges réels !

En bref, un livre utile pour mieux pour comprendre la politique américaine du dernier siècle. Cependant, l’historien peu au fait des considérations théoriques économiques implicitement soulevées par le livre ferait bien de consulter les ouvrages essentiels d’économistes comme celui de Michael Hudson[3] afin d’avoir un os autour duquel rattacher la chaire historique que fournit ce livre.