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Alors que la crise économique des années 1930 sévit tant en métropole qu’en Martinique, la France fête le tricentenaire de sa présence aux Antilles en 1935. Malgré les difficultés, le gouvernement a mis à la disposition des comités chargés des festivités dans les colonies concernées un budget non négligeable de cinq millions de francs. En Martinique, on relève des spectacles, des expositions, diverses manifestations, des discours de personnalités politiques locales telles que Victor Sévère ou Joseph Lagrosillière, mais aussi nationales, avec la venue d’une délégation conduite par Albert Sarraut, ancien président du conseil et ancien ministre des colonies. On inaugure un monument aux morts de 1914-1918 sur la place de la Savane à Fort-de-France, et dans le même élan patriotique, on célèbre les grandes figures liées à l’histoire de l’île telles que le pionnier Belain d’Esnambuc, l’impératrice Joséphine ou encore l’abolitionniste Victor Schoelcher. Seuls les communistes dénoncent les deux siècles d’esclavage qui ont accompagnés la colonisation à travers quelques manifestations. Pour l’essentiel, le produit de trois siècles de colonisation française est partout ailleurs encensé, et ces cérémonies sont une occasion pour les « élus martiniquais de réclamer une fois de plus l’intégration complète à la communauté française »[1].

De nombreuses publications accompagnent ces célébrations et témoignent de l’esprit du temps. Dans un article paru dans La Croix en mai 1936, le chanoine Garnier, évoquant un récent voyage en Martinique, relève au milieu de sa description du pays, que « toute une littérature d’articles, de brochures, de livres, a surgi à l’occasion du tricentenaire »[2]. Dans le plus pur style colonial, tous ces écrits font l’éloge du travail de « civilisation » effectué, s’enorgueillissant de pouvoir démontrer à quel point ces terres sont françaises.

En parallèle du discours patriotique, les catholiques entreprennent une démarche similaire et complémentaire saluant le travail d’évangélisation réalisé par les missionnaires et ayant abouti à une christianisation qui, à défaut d’être parfaite, leur parait néanmoins totale. S’agissant de juger du rôle des religieux, certains vont même plus loin, à l’image d’Henri de Noussanne qui, dans un ouvrage paru en 1936, exprime qu’au « seuil de cette galerie historique, le tableau à considérer est donc essentiellement religieux»[3]. Il place les missionnaires au centre de la réussite de l’action civilisatrice de la France aux Antilles et dans un jugement subjectif, mais vraisemblablement représentatif de l’opinion catholique, il leur attribue les succès de l’entreprise coloniale et voit dans la religion « le fondement de tout le reste », par opposition à l’oeuvre de la « République anticléricale » et « franc-maçonne » qu’il critique violemment[4].

À la Martinique comme ailleurs, le témoignage écrit reste lié à l’activité des ecclésiastiques et cela est d’autant plus vrai qu’il s’agit souvent de missionnaires congréganistes. Ainsi, au-delà des comptes-rendus administratifs faits à leur maison-mère, on relève des descriptions sociologiques comme celles des premiers missionnaires sur les moeurs des « sauvages » et les récits plus ou moins enjolivés de leurs actions évangélisatrices[5]. Plus tard, se développent la publication de périodiques et le récit d’évènements mémorables, comme le fait encore le Père Finoulst à propos de la mission des Rédemptoristes dans les années 1920[6]. Dès la fin du XIXe siècle on voit même des essais de synthèse historique[7].

Tout en reconnaissant cette tradition et cet héritage, on peut remarquer que les écrits du deuxième quart du XXe siècle présentent certaines spécificités. L’esprit commémoratif du temps imprègne ces publications et pour les auteurs, il s’agit de montrer les étapes de la construction sociétale de la Martinique pour louer la réussite de cette entreprise coloniale et missionnaire. Cela aboutit à la construction d’un récit historique martiniquais et même d’une véritable cosmogonie de ce monde catholique antillais, car la charge symbolique conférée aux personnages et aux évènements est telle que le récit historique prend une coloration inclinant vers la légende et le mythe, mélangeant croyances, interprétations et faits historiques.

Cosmogonie de la Martinique catholique : le rôle des pionniers

Tous les peuples présentent un récit historique plus ou moins remanié de leur pays ou de leur nation. Dans la lignée d’un Jules Michelet, l’historiographie française du XIXe siècle en est le plus bel exemple. Se construisant sur des bases scientifiques, elle met néanmoins en avant certains épisodes, les interprétant et les surinterprétant jusqu’à leur offrir un caractère quasi mythique. Ainsi, si l’on regarde l’Histoire de France à travers le filtre religieux, des épisodes importants comme le baptême de Clovis, le sacre de Charlemagne, ou encore l’épopée de Jeanne d’Arc, prennent une dimension particulière. Le récit historique martiniquais qui se construit autour de la période du tricentenaire suit la même logique.

Pour l’occasion, le passé de l’île est réexaminé et on en ressort les grandes dates historiques qui peuvent flatter le patriotisme martiniquais. On insiste ainsi sur la date de 1635, fondatrice de la colonie, ou encore sur celle de 1848, qui voit l’émancipation des Noirs. On célèbre également les grands personnages qui sont attachés à ces évènements. C’est le cas de d’Esnambuc pour la première, qui se voit ériger une statue sur le front de mer de Fort-de-France, mais c’est aussi le cas de l’abolitionniste Victor Schoelcher dont la reconnaissance n’est pas nouvelle, puisqu’on avait déjà en Martinique débaptisée l’ancienne commune de Case navire, pour la renommer du nom de l’abolitionniste. D’ailleurs l’antériorité de ces personnages dans la mémoire collective est d’autant plus importante, que la symbolique développée autour de ces individus est le fruit d’un processus qui a déjà « légendarisé » ces personnages dans la mémoire collective de l’île en en faisant des personnages mythiques : celui du fondateur de la colonie et celui du libérateur. Les commémorations ne font qu’insister et officialiser les symboles que représentent ces personnages historiques pour les Martiniquais.

Ce passage du récit historique à la légende est également effectué par l’interprétation du passé religieux martiniquais. La date de 1635 est citée de nouveau, mais cette fois pour insister sur le symbole religieux qui peut y être associé. Dans une lettre pastorale, Mgr Paul Lequien, évêque de la Martinique de l’époque, exprime le double sens du geste pionnier de d’Esnambuc « qui en même temps que la croix de sa foi, planta le drapeau de sa patrie »[8]. En rappelant toute la dimension religieuse de ce geste, l’évêque confère à cet évènement une dimension symbolique supplémentaire. Il pousse d’ailleurs sa réflexion et sa formulation à ce sujet. Le 24 décembre 1935 lors d’un « Te Deum » célébré dans le cadre des commémorations officielles, il se satisfait de voir la Martinique célébrer « le troisième centenaire de son baptême»[9]. Comparant cet évènement historique au premier des sacrements catholiques, il en fait le mythe fondateur de la Martinique catholique. Ainsi, si le baptême de Clovis en 496 représente traditionnellement celui de la France « fille ainée de l’Eglise », 1635 peut être considéré comme celui de la benjamine de la famille.

Aux origines de la Martinique catholique, un autre personnage peut être cité, parce que resté dans la mémoire collective, même s’il dénote un peu : le Père Labat. Marthe Oulié, dans Les Antilles filles de France[10], en propose une bonne description, qui permet de saisir la manière dont l’imaginaire populaire le présente à l’époque. Dans le tableau historique constitué dans le deuxième quart du XXe siècle, ce « dominicain joufflu, coléreux, gourmand, mais génial », est un des rares personnages religieux dont l’image et la réputation sont en partie négative. Ce religieux venu à la Martinique à la fin du XVIIe siècle est, selon Marthe Oulié, resté dans l’imaginaire martiniquais comme une sorte de père fouettard que l’on évoque pour faire peur aux enfants. Selon elle, « on serait tenté de le bouder un peu parce qu’il n’était pas très tendre pour les esclaves et les faisait rosser sans scrupule, mais on lui est tout de même reconnaissant d’avoir inventé les premiers appareils à distiller »[11]. Bien que cette évocation du Père Labat est présentée comme populaire par l’auteur, il ne faut pas se méprendre. Ce personnage qui a laissé des écrits[12] est historiquement attesté. Missionnaire et exploitant agricole esclavagiste actif sur le domaine de fond Saint-Jacques dans la commune de Sainte-Marie en Martinique, le Père Labat est surtout connu pour avoir mis au point un procédé amélioré de distillation du jus de canne à sucre qui lui a valu d’être souvent abusivement considéré comme « l’inventeur » du rhum. En s’appuyant sur cette renommée et en suivant les dires de Marthe Oulié, on pourrait presque en faire une sorte de saint patron des distillateurs en Martinique. Mi-ange mi-démon, son intelligence et sa cruauté avec les esclaves collent très bien avec l’ambivalence du rhum, boisson appréciée des Antillais, mais dont la production repose sur l’héritage esclavagiste de la culture de la canne à sucre. Ce n’est donc certainement pas tout à fait par hasard s’il reste associé dans l’imaginaire populaire à cet alcool de feu, à la fois patrimoine et mal endémique de la Martinique par les affres de l’alcoolisme.

Bien plus que le Père Labat, un autre personnage pourrait mériter la qualification de saint dans le contexte martiniquais en passant de l’historique au mythique : Mgr Leherpeur. Le concernant, la religion et la croyance jouent un rôle important pour la perception de son parcours et de son oeuvre en Martinique.

Entre Histoire et hagiographie, l’exemple de Mgr Leherpeur

Comme pour une Jeanne d’Arc, le phénomène de « mythification » est amplifié lorsque le merveilleux et la croyance se mêlent au récit historique. Nous avons vu le caractère symbolique que peut avoir le geste de d’Esnambuc dans l’interprétation religieuse de Mgr Lequien, mais celui-ci n’avait aucun caractère véritablement merveilleux, car on n’y relève aucun aspect miraculeux. De plus, le pionnier n’avait pas lui-même une véritable aura religieuse, car ce n’est pas sur sa vie pieuse que l’on insistait, mais uniquement sur son geste. Il en va autrement pour Mgr Leherpeur, premier évêque de la Martinique.

L’oeuvre de celui-ci est mise en valeur par différents récits et prend une dimension supplémentaire dans une interprétation religieuse où l’on met en évidence des marques de l’intervention divine sur son parcours. Cet aspect, soumis à la croyance, confère au personnage une quasi-sainteté participant à la « mythifier ». Bien qu’il ne soit jamais explicitement présenté comme un saint, il en prend bien souvent indéniablement l’apparence. Il faut dire que son statut de pionnier dans la prélature épiscopale martiniquaise, tout comme celui de fondateur du pèlerinage le plus important de l’île, font de lui un cas tout à fait propice à ce genre de postérité vénérable.

De nombreux ouvrages de l’époque du tricentenaire font référence à ce premier évêque. L’un des principaux contributeurs à l’historiographie religieuse de la Martinique, le Père Janin, n’a pas manqué d’aborder son épiscopat dans l’un de ses ouvrages de référence, Les diocèses coloniaux[13]. Soucieux de science historique, le Père Janin s’en tient néanmoins à une évocation factuelle, sans références extraordinaires ou miraculeuses, contrairement à d’autres. Il mentionne, en effet, que le pèlerinage de Notre Dame de la Délivrande a été créé de toute pièce par Mgr Leherpeur, qui lui aurait donné ce nom par « affection et par reconnaissance » pour celui de Normandie dont il avait été missionnaire diocésain[14]. Dans cet ouvrage, Janin ne fait pas de véritable mention de la « légende » concernant l’histoire de la création du pèlerinage par l’évêque. Il l’attribue plus à son origine et au fait qu’il ait été missionnaire dans le centre de pèlerinage de la Délivrande normande. Cependant, le fait qu’il mentionne une « reconnaissance » de l’évêque pour ce pèlerinage à la Vierge, est une évocation (il est vrai très discrète) à une version moins neutre de l’épisode de la création du « pèlerinage le plus populaire de la Martinique »[15]. Une version que le même Père Janin donne dans son livre sur le pèlerinage quelques années plus tôt. Faut-il interpréter cette minoration comme un désir d’expurger de son étude historique scientifique des éléments trop marqués par la croyance ? Cela est vraisemblable, toutefois la mention de cette « reconnaissance » est une allusion indiscutable à cette histoire devenue légendaire.

Dans Notre Dame de la Délivrande Patronne de la Martinique, Janin développe une vision beaucoup plus pieuse de la création du pèlerinage par Mgr Leherpeur. Il raconte tout d’abord l’histoire de la Délivrande normande et la création de la communauté des Pères de la Délivrande, ce qui lui permet d’introduire celui « qui passa là trente années c'est-à-dire presque toute sa vie sacerdotale »[16], Etienne Leherpeur. Sans chercher à mettre en doute la bonne foi du Père Janin, nous constatons qu’ensuite, les références à la croyance ne sont pas aussi discrètes que dans Les diocèses coloniaux, et que celle-ci est même nécessaire pour suivre son récit. Il nous faut donc relever les aspects qui caractérisent cette vision.

En premier lieu, il relate le fait que le futur évêque a assisté à la disparition d’une épidémie de choléra après une procession à la Vierge. C’est ce premier miracle qui l’encourage à faire appel « à la grande patronne du diocèse de Bayeux »[17], lors d’une tempête que son navire essuie alors qu’il rejoint le diocèse de Martinique, où il a été nommé en février 1851. Il promet ainsi de lui établir un culte à son arrivée si elle préserve l’équipage. Suite à sa prière, la tempête se calme et une fois arrivé, il tient sa promesse. Mais le choix du site n’est pas aisé, et une nouvelle fois, un miracle l’y aide. Dès son arrivée il se met en quête d’un lieu. Mais il doit fuir une épidémie de fièvre jaune et se réfugie au Morne rouge, qui avait un climat favorable[18]. Là, il prie et l’épidémie prend fin. Il décide alors d’y bâtir le pèlerinage[19]. Ainsi donc, voilà à quoi faisait référence le Père Janin lorsqu’il évoquait brièvement la « reconnaissance » de Mgr Leherpeur pour Notre Dame de la Délivrande. Bien qu’il s’en tienne dans Les diocèses coloniaux à une évocation neutre, on relève le lien avec la version « légendaire ». Pour un croyant, la fondation d’un pèlerinage sur des miracles légitime de fait la dévotion qui y est rendue.

Tout cela concourt à donner à Mgr Leherpeur une dimension particulière, puisque c’est suite aux interventions de la Vierge qu’il réalise son oeuvre principale. Dans le contexte de la petite Martinique, les personnages offrant une telle histoire ne sont pas légion. Il n’est donc pas surprenant que sa vie et son action motivent l’écriture, par Théodore Baude, d’une biographie du premier évêque martiniquais[20]. Cette petite publication, introduite par le nouvel évêque de l’époque, Mgr Varin de la Brunelière, présente à bien des égards la forme d’une hagiographie, plutôt que celle d’une biographie classique. Pourtant il cite ses sources, notamment la correspondance de l’évêque, Les diocèses coloniaux de Janin, ou encore des journaux de l’époque. Toutefois, le récit semble répondre aux canons du genre hagiographique. Il faut dire que son titre annonce déjà le fait qu’il présente la vie d’un « apôtre colonial », par conséquent, la vision de l’auteur ne doit pas nous surprendre.

Il présente ainsi « Jean-François-Etienne Leherpeur » comme un « pontife vraiment remarquable qui d’une main ferme, posa les fondements de l’avenir religieux de la colonie » et qui, « agissant à l’exemple de son divin maître et modèle, passa à la Martinique en souffrant et en faisant le bien »[21]. Dès les premières lignes, on note qu’il est présenté en véritable fondateur religieux de l’île et que son parcours est comparé à celui du Christ. La suite renforce cette tonalité, puisqu’il semble avoir été béni dès la naissance et peut-être même avant. Baude explique ainsi que « tout avait concouru à lui donner les qualités que réclamait sa nouvelle charge », que sa mère était « d’une piété angélique » et que son père était tout autant remarquable, puisqu’il avait donné l’hospitalité à des prêtres poursuivis pendant « la grande révolution »[22]. La description des trente années de sa vie qu’il passa comme missionnaire diocésain dans la communauté des Pères de la Délivrande est un exemple de vie pieuse. « Il vivait humble, obéissant et pauvre, sous un modeste toit, dans une étroite cellule, où il n’avait qu’un lit, une table, quelques livres et une croix de bois, et remplissant lui-même les plus humbles fonctions domestiques »[23]. On a ainsi l’image de la plus parfaite pauvreté évangélique.

Quand vient le moment de sa nomination, une nouvelle fois, nous retrouvons un aspect présent dans les hagiographies. Le Père songe ainsi tout d’abord à refuser le poste qui lui est donné, ce qui témoigne de son humilité, puisqu'il ne se sent pas prêt à assumer de telles fonctions. Il se fait ensuite à cette idée, et accepte plus ou moins malgré lui, à l’image d’un Saint Augustin. Baude relate ensuite l’épisode de la tempête et du voeu à la Délivrande, où nous rejoignons le témoignage qui en est fait par le Père Janin. L’arrivée du nouvel évêque dans son diocèse est quant à elle chargée d’une symbolique forte :

À son arrivée dans la colonie le 24 avril 1851, il trouva tant à Fort-de-France qu’à Saint-Pierre, les rues ornées de feuillages et jonchées de fleurs et débarqua au milieu de l’allégresse et de l’enthousiasme populaires, tandis qu’à l’église, après ses premières bénédictions il parla avec la tendresse d’un père...[24].

Le récit de cet accueil triomphal en Martinique est un des éléments qui renforcent la similitude entre la vie de l’évêque et celle du Christ. Les feuillages posés sur sa route rappellent inévitablement l’entrée de Jésus à Jérusalem dans les Evangiles[25].

Baude passe ensuite au récit de l’oeuvre de l’évêque, favorable aux vocations créoles, et donc en opposition aux autorités civiles sur ce sujet. Il insiste ensuite sur son rôle de bâtisseur, puisqu'il agrandit la cathédrale de Saint-Pierre,  et mentionne son élévation au rang de chevalier de la légion d’honneur en décembre 1852. Sa bienveillance envers la population se poursuit dans sa volonté d’établir « des rapports de confiance entre les propriétaires et les travailleurs »[26]. On comprend dès lors le titre d’« apôtre colonial », puisqu’il agit en toute chose dans la colonie, et que son objectif semble être de pacifier les relations humaines dans cette société post-esclavagiste.

Le rang de premier prélat de la Martinique ne modifie absolument pas l’humilité de ses conditions de vie :

Ces oeuvres d’instruction, d’éducation, de secours aux délaissés, aux pauvres, aux orphelins, lui coûtaient des sacrifices : il s’astreignait à une sévère économie domestique, sa nourriture et ses vêtements étaient réduits au strict nécessaire et, à sa mort, il laissa à peine de quoi pourvoir à ses frais funéraires[27].

Mgr Leherpeur reste donc ce modèle de pauvreté évangélique qu’il était dès ses années normandes. L’évêque est présenté comme sacrifiant son confort personnel aux nécessités imposées par le soin de ses fidèles. Sa mission passe avant tout, et ce thème du sacrifice personnel est porté à son paroxysme, puisque comme le Christ, il donne sa vie pour sauver son peuple:

« Sa charité alla plus loin encore, elle alla jusqu’au don de soi-même, au don de sa propre vie pour sauver celle de ses diocésains. Voici dans quelles circonstances : le choléra sévissait dans les colonies voisines et la Martinique était menacée. Déjà l’on se préparait à lutter contre le fléau quand Mgr Leherpeur se rendit chez le maire de Saint Pierre et lui dit « Je viens vous offrir mon palais épiscopal, un seul appartement me suffira, disposez de tout le reste ».

– Alors, Mgr, vous voudriez bien, répondit le premier magistrat de la cité, désigner un aumônier spécialement chargé de ce nouvel hôpital .

– J’y ai déjà pensé, répondit le Prélat en portant la main sur son coeur : voudriez-vous bien m’agréer ? 

Cette demande faite, il se rend dans la chapelle de l’évêché et là, prosterné devant Dieu, il fait le sacrifice de sa vie, s’offre comme victime, demande la mort, conjurant secrètement l’arbitre suprême de la vie et de la mort de prendre sa vie, d’épargner la mort à son peuple.

La colonie a été préservée et quelques jours après cet acte de sacrifice, la victime volontaire ressentait les premières atteintes d’un mal terrible qui ne l’étonna pas. Après un mieux, le mal revint, cette fois inexorable. Mais ses lèvres mourantes s’entrouvraient une dernière fois, c’était pour remercier tous et chacun, prêtres, fidèles [...] et chefs des diverses administrations...[28] »

Le récit de la fin de l’évêque renforce l’image de sainteté du prélat qui est donnée à travers tout l’ouvrage de Baude, et marque une nouvelle intervention divine dans sa vie. De nouveau, il doit faire face à un terrible fléau, qui menace alors l’ensemble de ses diocésains. Pour sauver ces derniers, non seulement il offre son toit comme hôpital et se met au service des malades, mais il se sacrifie lui-même en présentant sa vie comme offrande pour préserver son peuple. Ce sacrifice est le point d’orgue de la comparaison au modèle christique. De ce fait, la sainteté du personnage, bien que nullement formulée en tant que telle, est toutefois parfaitement décelable par le caractère exemplaire de la vie de Mgr Leherpeur. Une sainteté effective que l’on relève jusque dans les détails de sa mort, puisque comme tout saint, il n’est pas surpris par son sort. Il l’accepte, et en véritable « apôtre colonial », on remarque que ses dernières paroles sont des remerciements aux membres de l’administration coloniale, ce qui est peut-être la seule note surprenante dans ce parfait tableau hagiographique.

Il faut enfin ajouter que, aussi bien dans le récit du Père Janin que dans celui de Baude, de nouveaux miracles se produisent après la mort de l’évêque. Cependant, aucun des deux auteurs ne les qualifient ainsi. Il est cependant logique de les voir comme tels. Baude précise ainsi que le coeur de l’évêque, conservé dans un buste au séminaire collège a été épargné, au contraire de l’établissement, par la catastrophe du 8 mai 1902, l'irruption du volcan de la Montagne Pelée. De même Janin, à propos de la statue de la vierge du Morne rouge, mentionne le fait que celle-ci est épargnée par le cyclone de 1891, alors qu’église et presbytère sont renversés. Il ajoute aussi qu’en 1902, le Morne rouge est dévasté, mais que le sanctuaire reste intact. Tout ceci conduit à voir dans ces improbables préservations la marque de nouvelles interventions divines.

À travers cet exemple de Mgr Leherpeur et de la Délivrande, transparaît un des éléments de la légende religieuse de la Martinique. L’emploi du terme de « légende » n’est pas ici à prendre dans un quelconque sens péjoratif. Il ne vise pas à déprécier ces récits, mais seulement à mettre en lumière leur lien avec la croyance, à la différence de l’Histoire basée sur des éléments scientifiques. La mémoire catholique martiniquaise, fixée par quelques auteurs, interprète donc selon un angle de vue religieux les évènements et l’action de personnages historiques. Il s’agit ici d’éléments d’Histoire religieuse et en définitive, il n’est pas surprenant que certains évènements qui mettent en scène des religieux apparaissent influencés par la croyance. Cela dit, l’interprétation religieuse des évènements historiques ne se limite pas aux faits ayant pour acteurs des personnages religieux.

Interprétation religieuse de l’Histoire : Saint Pierre nouvelle Sodome ?

L’historiographie religieuse a souvent vanté la grande influence de la religion sur la population martiniquaise. Cette influence effective est observable sur bien des aspects de la mentalité martiniquaise. Nous venons de commenter des récits présentant des aspects merveilleux, rapportés par deux personnages de la bonne société martiniquaise, le curé archiprêtre de la cathédrale de Fort-de-France Joseph Janin, et le président du Syndicat d’initiative de la Martinique Théodore Baude. Tous deux rapportent ces histoires avec foi et conviction et il ne faut donc pas penser que seul un bas peuple superstitieux véhiculerait des histoires de miracles. Il faut comprendre, à travers l’existence de ces récits, que dans la mentalité religieuse martiniquaise, l’intervention divine s’est déjà observée sur le sol de l’île. Il n’est donc pas anormal que certains pensent que la grâce ou la colère de Dieu puissent s’y manifester, d’autant plus que l’île est menacée par plusieurs aléas climatiques, sismiques et volcaniques, qui peuvent aisément être interprétés par une population très croyante comme l’expression de la colère divine.

À travers les ouvrages qui nous servent de référence, nous connaissons cette facette de la mentalité martiniquaise, notamment par la condamnation qu’en fait l’historien du religieux, Joseph Janin. Selon lui, « il en est qui se sont servis des catastrophes si fréquentes dans ces pays, pour dire que ces populations sont tellement coupables qu’elles attirent les châtiments de Dieu sur elles »[29]. Il faut ici surtout voir la référence à la catastrophe par excellence qu’a subie la Martinique en 1902, avec la destruction de la ville de Saint-Pierre, accompagnée de la disparition d’environ 30 000 de ses habitants. Mais il semble que d’autres ravages, comme les cyclones ou les incendies, soient également concernés. La condamnation de Janin ne semble pas viser uniquement une croyance populaire. Dans le cas contraire, il aurait stigmatisé ce relent de superstition. Il semble évoquer des personnages qui auraient instrumentalisé ces catastrophes pour mettre en cause les défauts, voire les péchés de cette population. Faut-il y voir la condamnation de certains ecclésiastiques, ou celle de pasteurs protestants ? Nous ne pouvons rien affirmer à ce sujet quant à l’opinion du Père Janin, mais nous pouvons remarquer que d’autres évoquent ces interprétations, et pas toujours sous la forme d’une condamnation.

La mission des « Rédemptoristes de la province de Belgique » menée aux Antilles entre 1922 et 1926 est, de l’avis de tous, un évènement majeur, dont les fruits se ressentent jusque dans notre période des années 1930, pour ce qui est notamment de la régularisation des unions. Un récit de cette mission a été rédigé par le Père Finoulst de cette même congrégation, en 1926[30]. Il est intéressant de remarquer qu’alors qu’il aborde le récit du passage de la mission à Saint-Pierre, il s’interroge rapidement sur le pourquoi et le comment des évènements, et laisse finalement entendre que l’on « pourrait y trouver un secret épouvantable des jugements de Dieu et un ineffaçable témoignage en nos temps modernes des châtiments que peut attirer sur elle, une ville ayant peut-être trop imprudemment ouvert ses portes à l’impiété, trop adonnée au plaisir et trop peu soucieuse de ses intérêts religieux »[31]. Le Père Finoulst semble donc pour sa part adhérer à cette thèse de la punition divine, et le fait qu’il présente la catastrophe comme un « témoignage en nos temps modernes » d’un possible « châtiment » du ciel, montre la comparaison avec celui subi en des temps plus anciens par Sodome et Gomorrhe selon la Bible[32].

Le comparatif est sans doute facilité par le fait que celles-ci furent détruites par le souffre et le feu, ce qui a pu être comparé aux nuées ardentes ayant détruit Saint-Pierre. Finoulst présente la ville comme ayant « trop imprudemment ouvert ses portes à l’impiété » et « trop adonnée au plaisir », ce qui une nouvelle fois rappelle les motifs de la condamnation des deux villes bibliques. Saint-Pierre, « le Paris des Antilles », était la plus riche des villes antillaises et était connue pour ses bals et ses distractions ; c’est ce goût pour la bagatelle qui amena certains à la qualifier de « débauchée ». De plus, le fait que sa destruction ait lieu le jour de l’Ascension (8 mai 1902) a encouragé certains à y voir un signe divin, et ceci, parmi les contemporains de la catastrophe eux-mêmes, semble-t-il[33].

À l’instar du Père Finoulst, il apparaît que des religieux partagent cette interprétation des évènements. Peut-être même ces références ont-elles été utilisées lors de prédications ou lors de missions sous la formes de ce que Finoulst qualifie de « prudentes menaces »[34]. Toujours est-il qu’en donnant l’aspect d’un châtiment divin au désastre de Saint-Pierre, celui-ci trouve une place toute naturelle dans la Légende religieuse martiniquaise que nous avons mise en évidence. 1902 devient la date de l’expression de la colère de Dieu sur une ville marquée par une richesse vaniteuse et le péché. Il est intéressant de noter que malgré la condamnation des autorités religieuses, illustrée par la position du Père Janin, l’interprétation de tels évènements, contemporains ou passés, se maintient en dehors des prescriptions officielles[35].

D’autres catastrophes sont interprétées comme des punitions, tout aussi bien par les contemporains d’un évènement, que par leurs descendants dans une vision historique. Finoulst rapporte ainsi comment, lors du passage de la mission au Lamentin, un commerçant qui refusait de « respecter le jour du Seigneur », vit son magasin « fermé de force » par un incendie châtiant la « maison qui propageait le scandale »[36]. Ce nouvel exemple montre à quel point la possibilité d’une action divine vengeresse est présente dans l’esprit du rédemptoriste, et sans doute comment il dut en imprégner ses prédications. La trace de ces interprétations est également visible après notre période chez le Père Rennard qui, abordant l’épiscopat de Mgr Carméné (fin XIXe siècle), évoque les liens que celui-ci reconnaissait entre cyclones et expulsions des instituteurs congréganistes, ainsi qu’entre variole et développement des enterrements civils[37]. L’opinion et le message donnés par des dignitaires de l’Eglise catholique expliquent l’interprétation religieuse que feraient nombre de Martiniquais à propos d’évènements historiques. Celle-ci ne serait donc pas spontanée, ni uniquement liée à son héritage superstitieux africain, mais bel et bien encouragée, et plus généralement, faussement combattue par une partie des autorités catholiques.

Cette vision religieuse de l’Histoire reste d’actualité dans les années 1930-1940 (et sans doute après), comme le constate Claude Levi-Strauss qui, de passage à la Martinique en 1941, rapporte que beaucoup de Martiniquais croyaient qu’Hitler était Jésus Christ redescendu sur terre pour punir la race blanche d’avoir mal suivi ses enseignements pendant deux mille ans[38]. On comprend donc que si l’Histoire est interprétée religieusement, c’est avant tout parce que le présent est lui-même vu à travers la croyance. C’est cette différence entre passé et présent qui provoque la création de deux types de Légende historique[39]. La première est une interprétation du passé religieux de la Martinique, faite par les autorités spirituelles ou les historiens qui y sont liés. Il s’agit d’une sorte de vision officielle du passé religieux de l’île, qui permet de justifier le monopole catholique par son ancienneté, et qui met en relief certains épisodes et certains personnages de ce passé religieux, pour en faire de véritables mythes. Il s’agit en fait du récit « légendarisé » de l’établissement et du développement de l’Eglise Catholique en Martinique. L’autre Légende est le fruit de l’interprétation contemporaine des évènements selon des considérations religieuses et superstitieuses. Ces interprétations alimentent a posteriori une autre forme de Légende, qui n’est en fait que la chronique des diverses constatations de l’action divine sur le sol martiniquais, catastrophes naturelles et autres.

L’étude des ouvrages d’histoire religieuse publiés dans le deuxième quart du XXe siècle met donc en lumière cet aspect de la mentalité martiniquaise et antillaise, qui explique la facilité avec laquelle le fait est interprété par la croyance, et donc, comment l’élément historique peut aisément se muer en légende. Ce trait dénoncé à de nombreuses reprises par les autorités catholiques[40], et décrit de façon multiple par nombre de descriptions sociologiques, a été qualifié plus tard de « mentalité biblique »[41] par le Chanoine Boulard, à la fin des années 1950, pour souligner le caractère archaïque mais religieux de ces croyances. Nous avons pu voir que cet élément de la religiosité antillaise n’était pas qu’une survivance païenne ou superstitieuse, et que certains ecclésiastiques pouvaient les partager, voire les encourager, comme lors de la mission des Rédemptoristes. Ainsi, il faut se méfier des vérités toutes faites et des vraisemblances lorsque l’on s’intéresse à la religion antillaise. Il a longtemps été aisé de rejeter sur l’origine africaine des descendants d’esclaves des traits culturels jugés archaïques, alors que ceux-ci semblent s’être construits de façon bien plus complexe. Il est possible que les croyances des divers peuples ayant donné naissance à la population martiniquaise aient convergé, ce qui expliquerait les similitudes observables dans d’autres territoires anciennement colonisés par la France, ne serait-ce que dans la Caraïbe.

L’étude de tous ces ouvrages est donc riche d’enseignements. Elle nous a permis de relever tout aussi bien les messages explicites, qu’implicites, véhiculés par ces diverses publications. Ce sont de véritables témoignages de leur époque, mettant en lumière le besoin de se réapproprier un passé pluriséculaire, le sentiment patriotique qui se manifestait alors, et la place de la religion dans tout cela. Comme les plus anciennes terres chrétiennes, la Martinique présente ses mythes fondateurs et ses « saints » locaux. Par l’étude des ouvrages du Père Janin et de ses confrères, nous avons tenté de déterrer les bases de la réalité catholique martiniquaise de notre période, présentée comme le fruit parfait de la colonisation et de l’évangélisation. Mais l’observation de l’histoire martiniquaise à travers le filtre religieux tend à présenter davantage la société martiniquaise comme une oeuvre originale que comme une simple réalisation du génie colonial français. Ainsi, de façon assez paradoxale, ces récits historiques initiés par l’esprit patriotique et assimilationniste du tricentenaire, semblent jeter les bases d’un récit national martiniquais distinct de celui de la métropole, préfigurant les réflexions des désenchantés de la départementalisation dans la deuxième partie du XXe siècle.