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Le soir du 12 juillet 1967, deux policiers newarkais interpellent le chauffeur John William Smith alors qu’il conduit une passagère et vient de franchir une intersection. L’origine de cette interpellation est encore aujourd’hui contestée : les deux officiers de police blancs, Vito Pontrelli et Oscar De Simone [1], indiquent à Smith, d’origine afro-américaine, que ce dernier n’avait pas le droit de passage. Dans son rapport initial, la police newarkaise indiquera que Smith a résisté à son arrestation [2]. Un rapport policier subséquent, déposé suite aux émeutes à la National Advisory Commission in Civil Disorders [3], indiquera plutôt que le permis de conduire de Smith lui avait été auparavant révoqué pour non-respect répété du Code de la route [4]. La nouvelle de l’arrestation de Smith et la rumeur à l’effet qu’il aurait été battu à mort se sont rapidement propagées dans la ville, notamment grâce aux communications radio des chauffeurs de taxi. Bien que fausse, la rumeur n’était pas infondée puisque Smith avait bel et bien été battu, d’abord par les deux officiers puis, une fois au poste de police du Central Ward, le district central de la ville, il fut battu à nouveau par au moins huit officiers [5]. Indignés, des centaines de chauffeurs de taxi et de résidents se rendirent en face du poste de police où Smith était détenu pour manifester contre ce nouvel exemple de brutalité policière. Des leaders des droits civiques locaux provenant notamment du Congress for Racial Equality (CORE) et du Newark Community Union Project (NCUP), deux des organisations pour les droits civiques les plus importantes de la ville, purent rencontrer John Smith et témoigner des blessures graves qu’il avait subies. La manifestation se transforma rapidement en affrontement entre résidents et policiers, puis en émeute généralisée : cinq jours d’émeutes et d’affrontements entre une population racisée et marginalisée et la Garde nationale firent six morts et une centaine de blessés. Un reportage du New York Amsterdam News au moment des émeutes rapporte les propos d’un manifestant newarkais :

We take. For years we take and take. Now, we’re tired of taking. You tell ‘em we ain’t taking no more. We’re dying, too. I don’t care nothing about dying. I’m hardly living. I’d just as soon die here as in Vietnam. If I die I won’t know nothing about it [6].

Les émeutes raciales qui éclatèrent dans les quartiers centraux de la ville de Newark, comme dans soixante-sept [7] autres villes étasuniennes cet été là, témoignèrent de la persistance de profonds problèmes raciaux dans les villes industrielles du nord. La Commission Kerner, créée suite aux émeutes de l’été 1967 sur ordre du président Lyndon B. Johnson, indiqua dans son rapport :

What white Americans have never fully understood—but what the Negro can never forget—is that white society is deeply implicated in the ghetto. White institutions created it, white institutions maintain it, and white society condones it [8].

Comment les politiques d’urbanisation et une culture de racisme systémique se sont combinés pour créer des ghettos dans les villes du nord étasunien ? C’est à partir de cette question que nous nous sommes intéressés à la ville de Newark. À cet égard, notre hypothèse de travail est que le développement du ghetto newarkais est une conséquence directe, et souhaitée, des politiques d’urbanisme. Ces politiques renforcent un appareil politique local autoritaire reposant, notamment, sur la cooptation des minorités culturelles.

Le cas de la ville de Newark représente l’archétype de la ville industrielle étasunienne à prédominance afro-américaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’une part, la composition démographique de Newark se transforme rapidement à compter de 1940. À cet égard, les données dont nous disposons sont éloquentes : de 10 % de la population totale (380 000) en 1945, les Afro-Américains représentent 55 % des 405 000 habitants de la ville en 1965 [9]. D’autre part, cette population est géographiquement concentrée dans un espace restreint : en 1950, 90 % des Afro-Américains vivent dans le Central Ward et entre 43 % et 91 % des logements du Ward sont insalubres [10]. La ville compte le nombre le plus élevé d’habitations publiques per capita aux États-Unis [11]. Notre étude vise donc d’une part à étudier les effets des politiques d’habitation sur le territoire newarkais et à démontrer comment l’appropriation du processus d’urbanisation par les résidents était fondamentale dans l’émergence d’organisations militantes indépendantes des structures de pouvoir. D’autre part, notre étude vise à réconcilier deux historiographies, souvent présentées de manière indépendante l’une de l’autre, soit une historiographie urbaine et l’historiographie des mouvements sociaux. Il nous apparaît que l’historiographie ne peut agir de manière indépendante des mouvements sociaux qui intègrent, de manière similaire aux mouvements sociaux newarkais des années 1960, les luttes contre la marginalisation économique, contre la ségrégation géographique et où la réappropriation du processus politique est une partie fondamentale des mobilisations (Black Lives Matter, Fight of $15). Le décloisonnement des démarches d’analyse se retrouve ainsi au centre de nos préoccupations.

Le racisme systémique

La marginalisation raciale est un élément constitutif du processus d’urbanisation newarkais, en organisant la géographie en fonction d’aires délimitées sur des bases raciales. L’expérience de discrimination raciale est à ce point totale qu’elle participe d’une véritable culture raciste.

Pour David Theo Goldberg, directeur du University of California Humanities Research Institute, le racisme est une construction sociale historique qui repose sur l’exclusion de groupes en vertu de leur constitution qui est perçue comme différente et inférieure par nature. Le racisme trouve sa légitimité au sein d’un discours cohérent et de pratiques conséquentes et n’a pas besoin de s’appuyer exclusivement sur des lois formelles de discrimination pour avoir un effet réel :

S’il est raisonnablement admis que certaines pratiques institutionnelles donnent lieu à des schémas d’exclusion raciale ou de discrimination raciale, peu importe les objectifs institutionnels, et que cette institution ne fait que très peu ou rien du tout pour éviter, diminuer ou atténuer ces conséquences, la présomption raisonnable est à l’effet que l’institution est raciste ou favorise effectivement un racisme quelconque [12].

Un certain nombre d’auteurs, dont Douglas S. Massey et Nancy A. Denton [13], réfèrent à « l’apartheid américain » (American apartheid) pour décrire la situation de de marginalisation raciale et qualifient d’hyperségrégation [14] l’isolation spatiale des Afro-Américains. Pour ces auteurs, la concentration géographique de la population afro-américaine, marginalisée politiquement et économiquement, est le principal facteur qui contribue à l’existence et la persistance du ghetto. Suivant ce schéma, la classe racisée confinée à un espace géographique restreint est extrêmement sensible à l’aggravation de ses conditions socio-économiques. C’est, pour Massey et Denton, la base de ce qu’ils nomment l’underclass [15]. Cette classe racisée fait face à des discriminations géographiques, politiques et économiques qui l’empêchent de participer pleinement au processus politique. En identifiant des éléments fondamentaux de la politique d’apartheid sud-africaine, Goldberg conceptualise la « cité-apartheid » (apartheid polis). Nous retrouvons ces caractéristiques à Newark. Même si les processus de marginalisation étaient considérablement différents d’un pays à l’autre, les résultats en termes de discrimination et d’isolement géographique portent une forte ressemblance les uns avec les autres. Parmi les éléments identifiés par Goldberg, nous notons [16] : une zone géographique clairement délimitée pour chaque groupe racial et qui devient un espace de sujétion (prostitution, répression policière, insalubrité, etc.) ; des barrières géographiques qui servent de zones tampons entre les zones racisées ; un renouvellement fréquent de la population qui habite les complexes d’habitations publiques, via une politique de planification confuse qui favorise la densification de la population tout en restreignant l’occupation à long terme des unités d’habitations publiques. L’ensemble de ces caractéristiques favorise des privilèges inestimables pour la population blanche : accès à un environnement résidentiel sécuritaire, aux meilleures écoles, à des soins de santé de meilleure qualité, accès privilégié au crédit, etc.

Discrimination résidentielle à Newark

Une des pratiques les plus répandues en matière de discrimination résidentielle était l’application de « clauses restrictives » (restrictive covenants), qui consistaient en une entente entre résidents pour empêcher la vente de leur domicile à des Afro-Américains. Un rapport de 1959 de l’administration municipale newarkaise indique que 55 % des répondants étaient favorables aux clauses restrictives [17]. Ce nombre atteignait 63 % dans les quartiers blancs favorisés [18] et 64 % des habitants des mêmes quartiers indiquaient que l’interdiction pour les Afro-Américains de déménager dans les quartiers blancs était une bonne chose [19].

Cette pratique était encouragée par la Federal Housing Authority (FHA) qui était très soucieuse de maintenir une « harmonie raciale » [20] qui était garante du maintien d’une valeur appréciable des investissements résidentiels. Dans l’arrêt Shelley v. Kraemer [21] en 1948, la Cour suprême indiqua qu’en vertu du Quatorzième amendement à la Constitution, les pouvoirs publics ne pouvaient faire respecter ces clauses restrictives. Par contre, la Cour suprême indiquait également qu’elle ne pouvait intervenir dans des cas où les propriétaires et les acheteurs adhéraient volontairement à une clause restrictive. Ainsi, si à compter de 1950 la FHA a arrêté d’assurer les prêts hypothécaires de contrats d’achat qui incluaient des clauses restrictives, ces dernières pouvaient continuer d’exister sur une base informelle pour autant que propriétaires et acheteurs y adhéraient sur une base volontaire. Les gains de la communauté afro-américaine en Cour suprême étaient, à leur face même, fortement diminués. Il faudra attendre l’arrêt de la Cour suprême Reitman v. Mulkey [22] de 1967, suite à une plainte de la partie Mulkey à l’endroit de la partie Reitman qui refusait de lui louer sa propriété sur une base d’exclusion raciale en conformité avec la législation californienne, pour que toute disposition légale discriminatoire en vertu du Quatorzième amendement adoptée par un État soit considérée comme inconstitutionnelle. Certains peuvent affirmer que ces victoires sont une démonstration que la communauté afro-américaine était en mesure de faire respecter ses droits politiques. Par contre, ces victoires étaient le fait d’actions en justice entamées par la communauté afro-américaine. La contestation de pratiques et de dispositions discriminatoires jusqu’en Cour suprême requérait d’importantes ressources financières et légales que seul un nombre limité d’individus et d’organisations étaient en mesure d’obtenir. L’obtention de ces ressources était en soi un obstacle insurmontable dans la vaste majorité des cas de discrimination. Nous pourrions émettre l’hypothèse que les promoteurs de ces pratiques de discrimination aient pu envisager la contestation de ces pratiques, mais que leur pari était à l’effet que ce système aurait largement eu le temps de s’installer au moment de leur contestation formelle par le système judiciaire. À cet égard, les cartes géographiques sur la répartition des communautés culturelles au moment de la crise financière de 2008 sont éloquentes et démontrent la persistance de pratiques de ségrégation géographique aux États-Unis [23] malgré les arrêts mentionnés ci-haut.

Afin de maintenir l’homogénéité raciale censée attirer de nouveaux acheteurs et de maintenir la valeur des lots et des propriétés, les institutions fédérales adoptèrent des pratiques de hiérarchisation géographique connues sous le nom de redlining. Créée en 1933 dans la foulée des programmes du New Deal, la Home Owners Loan Corporation (HOLC) était une agence fédérale dont l’objectif était le prêt et l’assurance hypothécaires. La HOLC a ainsi refinancé des prêts hypothécaires en défaut ou en danger de le devenir, permettant à des dizaines de milliers de propriétaires de continuer de l’être tout en conservant les moyens de rembourser leur prêt. Afin de garantir que les hypothèques refinancées puissent être remboursées, la HOLC établit un système lui permettant de catégoriser les différents quartiers des villes en fonction de la sécurité des investissements. Ce système de redlining consistait ainsi à dévaluer les propriétés de quartiers dits hétérogènes sur le plan racial, qui étaient denses et plus anciens [24]. Les quartiers étaient catégorisés selon quatre cotes : A, B, C, D. La cote A, dont la couleur associée était le vert, représentait les quartiers considérés nouveaux, homogènes [25] et en demande. La cote D était réservée pour les quartiers en déclin, dense et hétérogène, et la couleur associée était le rouge. Non seulement la HOLC n’octroyait pas ou peu de prêts et d’assurances hypothécaires dans les quartiers ayant la cote D, mais en tant que principale agence nationale de prêts et d’assurances résidentielles (40 % de la population éligible fit appel à la HOLC[26] elle décourageait les institutions privées d’y investir. La cote la plus élevée attribuée à certains quartiers de Newark (Weequahic, Clinton Hill, Vailsburg, Forest Hill) était la B en raison de leur caractère hétérogène, c’est-à-dire à forte prédominance juive, comme Weequahic et Clinton Hill. Les quartiers ouvriers comme Roseville, Woodside, East Vailsburg avaient la cote C et la majorité des quartiers centraux ou à forte prédominance d’immigration étaient classés D [27].

Créée par le National Housing Act de 1934, la Federal Housing Authority (FHA) assurait les prêts hypothécaires octroyés par des institutions financières privées pour la construction et la vente domiciliaires. L’estimation des risques et l’établissement des normes de prêt étaient calqués sur les pratiques de la HOLC. De plus, l’accès à la propriété fut facilité par l’élimination d’une seconde mise de fonds, l’accessibilité au crédit et la déduction des intérêts des prêts hypothécaires et des impôts municipaux sur la déclaration d’impôt fédérale [28]. Il devint ainsi plus avantageux, pour qui avait accès au système, d’acheter ou de construire une propriété que d’en louer ou d’en rénover une dans les centres urbains. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Veterans Administration (VA) prit en charge l’accès à la propriété privée pour les seize millions de militaires sous sa responsabilité et aligna ses pratiques sur la HOLC et sur la FHA [29], discriminant les militaires afro-américains et renforçant les tendances de ségrégation géographique de l’espace urbain. À Newark, 5 600 militaires afro-américains étaient démobilisés et 90 % d’entre eux avaient l’intention d’y résider en permanence [30]. 38 % des répondants à une enquête indiquèrent demeurer dans des chambres louées ou des roulottes partagées avec d’autres familles [31]. Dans une ville où le taux d’inoccupation des logements était de moins de 1 % suivant la guerre, l’allocation des habitations publiques par l’administration municipale respectait aussi les critères d’homogénéité raciale, priorisant d’abord l’allocation des meilleurs logements aux vétérans blancs : le revenu moyen annuel aux habitations Bradley Court, où résidaient des vétérans blancs, était de 3 369 $ alors que le revenu annuel aux habitations F.D.R. Homes, où résidaient les vétérans afro-américains, était de 2 338 $ [32].

La concentration et la ségrégation géographique des résidents afro-américains étaient accentuées par les politiques de financement des habitations publiques de la United States Housing Authority (USHA). En prêtant jusqu’à 90 % des coûts de construction d’habitations publiques aux agences municipales responsables de leur construction et de leur entretien, comme la Newark Housing Authority (NHA), et ce, pour une période pouvant aller jusqu’à soixante ans, ainsi qu’en subventionnant directement la construction et l’entretien des immeubles, la USHA rendait accessibles d’importants capitaux à des villes qui cherchaient à stimuler l’industrie de la construction et à développer leurs centres industriels en déclin. Deux exigences vinrent dramatiquement accentuer les tendances de concentration des populations afro-américaines marginalisées. En premier lieu, la construction d’habitations publiques était optionnelle. Les municipalités dotées des cotes supérieures de la HOLC ne désiraient pas risquer de perdre leur certification en autorisant la construction d’habitations publiques. En second lieu, le Housing Act fédéral de 1949 autorisait la subvention d’une unité d’habitation publique par unité insalubre détruite. Cette règle mena aux programmes de renouvellement urbain (urban renewal) et de destruction des taudis (slum clearance) à grande échelle. Le Housing Act de 1949 reprenait les dispositions de discrimination raciale d’une loi adoptée en 1945 (la loi « Wagner-Ellender-Taft ») prévoyant la construction de 500 000 logements [33]. La loi de 1945 fut adoptée suivant une lutte acharnée entre les sénateurs conservateurs en opposition à la loi et la coalition de progressistes et de démocrates conservateurs du Sud en faveur de la loi, lutte au terme de laquelle un amendement obligeant l’intégration raciale dans tout nouveau projet immobilier fut abandonné pour sauver l’adoption de la loi. L’amendement avait été proposé par deux sénateurs conservateurs opposé au projet de loi, John W. Bricker de l’Ohio et Harry P. Cain de l’État de Washington, dans l’espoir de diviser la coalition en faveur de la loi et faire dérailler l’adoption du projet [34]. Pour faire adopter le projet de loi, une majorité de sénateurs vota contre l’amendement [35]. Bien que la Chambre des Représentant adopta le projet de loi, le débat n’y fut guère plus civilisé. Deux représentants démocrates, Adolph Sabath en faveur du projet, et Edward E. Cox qui y était opposé, en vinrent aux poings.

Une précision du Housing Act de 1954 indiqua une préférence pour la restauration des quartiers dilapidés plutôt que leur destruction et que la USHA pouvait financer jusqu’à 10 % du coût des projets non résidentiels (ce pourcentage fut augmenté à 30 % en 1961). La NHA identifia le principal problème de Newark comme étant la proportion importante d’habitations insalubres et le manque d’habitations pour les familles de la classe moyenne. Pour résoudre ce problème, la NHA planifia de concentrer les habitations publiques dans les quartiers principalement afro-américains et la restauration des habitations des quartiers défavorisés, mais plus homogènes sur le plan racial [36].

Cette reconnaissance de la compétence exclusive des autorités municipales sur les projets immobiliers fut d’abord établie en 1935 par l’arrêt United States v. Certain Lands in City of Louisville [37] et confirmée par le Housing Act de 1937. Comme l’indique l’historien Kenneth Jackson, les municipalités de banlieue se retrouvèrent non-seulement à l’abri de l’ingérence du gouvernement fédéral qui était possible avant l’arrêt de 1935, mais les directions des autorités d’habitations locales étaient principalement composées de représentants d’entreprises commerciales davantage préoccupés par le maintien et l’accroissement des valeurs foncières [38]. Combinées avec la séparation des pouvoirs confirmés par l’arrêt de 1935, les dispositions prévues à la Section 11(a) du Housing Act de 1937 eurent sans doute les conséquences géographiques les plus dramatiques quant à la concentration des afro-américains au sein des zones urbaines défavorisées et à leur éventuelle marginalisation géographique et politique. La Section 11(a) la construction d’une nouvelle unité d’habitation par unité insalubre démolie dans le cadre de programmes de slum clearance. Autrement dit, le Housing Act ne prévoyait pas la construction d’unités additionnelles mais le remplacement d’un nombre équivalent d’unités insalubres par de nouvelles unités. À terme, le nombre d’unités devait rester le même, nonobstant les changements démographiques. L’historien Kenneth Jackson cite une réponse du commissaire Egan de la USHA [39] à une demande de précision de la part du représentant au congrès John Kunkel sur le financement prévu uniquement pour le remplacement des unités insalubres plutôt que l’accroissement du parc immobilier :

Commissaire Egan: « That is correct. If there were no slums in that locality, regardless of how acute the housing shortage was, and if we knew we could not get the equivalent elimination required by the act, we could not go in there » [40].

Les conséquences sur Newark furent rapides et dramatiques. Un rapport de 1961 de la Commission de planification de la ville indique que 25 % de la population newarkaise, majoritairement afro-américaine, devait être déplacée des quartiers centraux pour laisser place à la construction d’habitations publiques [41]. Comme la législation ne contraignait pas la ville sur les méthodes de relocalisation, les résidents étaient laissés à eux-mêmes pour se trouver un nouveau logement, souvent dans des subdivisions de propriétés dans les quartiers en déclin. Selon un rapport de la NHA en 1956 [42], sur une période de relocalisation de 18 mois, 27 % des familles délocalisées furent acceptées dans des nouvelles habitations publiques ; 47 % se trouvèrent un logement privé via l’assistance publique ; et 26 % trouvèrent un logement sans aucune assistance.

Comme nous l’avons vu plus haut, la majorité des unités d’habitation étaient insalubres. Une enquête du département municipal de la santé réalisée en 1950 constata 823 infractions au Code du logement [43]. Ces infractions furent constatées dans 136 bâtiments dans lesquels vivaient 279 familles dans le Central Ward. Le département de la santé nota des réservoirs d’eau chaude au système électrique défaillant, des infiltrations d’eau au point où les locataires portaient leurs manteaux imperméables dans leur appartement, des toilettes défectueuses et en nombre insuffisant, des protections défaillantes et insuffisantes contre les incendies. Une enquête du même journal, réalisée en février 1967, fait état de problèmes récurrents en matière d’isolation, de moisissures, d’absence d’eau chaude ou d’accès à l’eau potable [44]. La journaliste s’indigne des conditions de vie insalubres des habitants des taudis alors que leurs propriétaires vivent aisément :

While thousands of both black and white Americans are living in the filth and grime of utter poverty, thousands of others are living in luxury of wealth acquired by renting houses and apartments, such as those on this page, to the poor at outrageous amounts [45].

Les incendies étaient monnaie courante. Le 9 avril 1966, le New York Times fait état d’une série d’incendies d’origine suspecte durant la nuit précédente, dont un s’étant étendu à dix blocs à appartements de trois étages [46]. Cette série d’incendies a mobilisé toutes les ambulances de la ville, vingt camions et deux cents pompiers et fait cinq victimes, toutes des enfants, et trois cents sans-abris. On y indique que ce brasier fait suite à une série d’incendies, vraisemblablement d’origine criminelle, qui ont lieu depuis le mois de décembre 1965. La rapidité avec laquelle se propagent les incendies révèle les lacunes flagrantes, voire l’absence de protection contre les incendies et la dangerosité des systèmes électriques. La NHA ne fut jamais tenue responsable pour la sécurité physique des habitants, particulièrement des femmes, qui vivaient dans ses complexes immobiliers. Les cas d’agressions sexuelles étaient nombreux. Dans une décision rendue en juillet 1967, un jury refusa de blâmer la NHA dans un cas de viol commis en 1963 contre une mineure d’origine afro-américaine de 13 ans dans un des ascenseurs des habitations Hayes, dont l’agence avait la responsabilité [47]. L’avocat de la victime indiqua au juge responsable de l’audience que 18 viols et agressions sexuelles s’étaient produits dans les deux années précédentes dans le même complexe immobilier. Malgré cette information et l’agression subie par la jeune femme, le jury indiqua que la NHA n’était pas coupable de négligence et qu’elle n’était pas responsable des cas d’agressions dans ses immeubles.

La marginalisation politique des Afro-Américains à Newark

La machine politique qui dirigeait Newark, largement financée par des organisations criminelles, reposait sur un principe de cooptation des minorités. Cette pègre octroyait les emplois, finançait les organisations politiques, contrôlait l’industrie de la construction et corrompit bon nombre de leaders locaux, incluant des Afro-Américains. Durant les années 1930 et 1940, la pègre locale était sous le contrôle d’Abner Zwillman, qui devait sa fortune à l’importation illégale d’alcool durant la prohibition. L’influence de Zwillman était telle qu’en retour du financement de campagnes politiques, il était autorisé à approuver les nominations au poste de procureur général du New Jersey [48]. Proche du maire Meyer Ellenstein, Zwillman autorisait jusqu’à la nomination d’officiers de police et l’assignation des différents projets à certains entrepreneurs et les travailleurs qui étaient autorisés à travailler sur les chantiers. Suivant son emprisonnement au début des années 1950 (il fut vraisemblablement assassiné en 1959, bien que son autopsie indique un suicide), la mafia italienne de Tony Boiardo [49] prit la relève et s’infiltra dans le Central Ward, majoritairement afro-américain. La machine de Boiardo appuya d’abord Ralph Villani, puis Hugh Addonizzio à la mairie. Dans le Central Ward, l’élection d’Irvine Turner en 1949, premier Afro-Américain être élu conseiller de district et proche de Villani, fut saluée par les organisations de défense des droits civiques. Charismatique, il adopta un discours populiste dénonçant la discrimination envers les Afro-Américains et se présenta comme le défenseur des droits civiques. Son élection était largement due au découpage favorable des cartes électorales en fonction des zones de résidence des minorités raciales. S’il se présentait comme le défenseur des Afro-Américains, il distribuait les emplois à ses commettants en fonction de l’appui à l’administration municipale, s’attirant rapidement les critiques d’organisations comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et la Urban League (UL). Ces organisations indépendantes du pouvoir local dénoncèrent fréquemment le double discours de Turner et son action de division de la population afro-américaine entre les nouveaux migrants du sud, souvent peu éduqués, et les résidents de longue date.

À l’exception des maires Carlin et Addonizio, l’homme le plus puissant de la ville était sans aucun doute Louis Danzig, le directeur de la Newark Housing Authority (NHA), l’agence responsable de la législation locale en matière d’habitation et de la réalisation des programmes d’infrastructures immobilières publiques. Danzing avait virtuellement un pouvoir de décision absolu sur la planification et la réalisation des projets d’infrastructures de la ville. Le schéma directeur produit en 1947 par le Central Planning Board (CPB) indiquait qu’un peu plus de 8 % de l’aire municipale devait être entièrement détruite pour être reconstruite suivant les projets de Slum Clearance [50]. La majeure partie de ces aires se situaient dans les quartiers centraux, dont le Central Ward.

Because of the lack of available vacant property for new residential construction within the corporate limits of Newark, the future program must be largely that of replacing existing housing [51].

Pour Danzing, de telles analyses étaient appliquées à la lettre et des quartiers entiers furent détruits pour faire place à la construction de complexes d’habitations publiques ou revendus en parcelles à des promoteurs privés, y compris celui de la Petite-Italie de Newark, le quatrième en importance aux États-Unis, et ce, malgré l’opposition des résidents, des commerçants et des associations communautaires locales [52]. Les méthodes autoritaires de Danzig firent l’objet de questions de la part des commissaires de la U.S. Commission on Civil Rights lors d’audiences tenues à Newark le 11 septembre 1962 [53] :

—Mr. Bernhard [54]: One last question : As you are well aware, the Housing and Home Finance Agency requires in working out a program for urban renewal that an advisory committee be formed and that there be wide distribution of membership on this advisory committee. How do you go about selecting the membership on the advisory committee and how wide a distribution.
—Mr. Danzig: We do not have an advisory committee.
—Mr. Bernhard: There has never been one?
—Mr. Danzig: No, sir (…).

Danzig suivit avec un exposé sur la participation citoyenne dans le processus de sélection des projets d’habitations. Bien qu’il indiquât que la direction de la NHA s’appuyait sur la participation de six citoyens non rémunérés représentant différents secteurs de la société civile, il se montra clairement agacé par les questions du commissaire Bernhard sur l’intégration de la société civile dans le processus de renouvellement urbain. L’échange est révélateur de la conduite autoritaire de la NHA et de son directeur que dénonçaient les organisations militantes :

—Mr. Danzig: (…) Finally, there are public hearings commanded by law on all this sort of thing, on site selection and the whole business. No, then, I, too, am a citizen, and my staff is composed of citizens. Now, what wider citizen participation can we possibly get?
—Mr. Bernhard: Well, Mr. Danzig –
—Mr. Danzig: Are we supposed to pile committees on top of committees and develop a committee form of government rather than a representative form of government?
—Mr. Bernhard : I don’t mean to be argumentative about that.
—Mr. Danzig: All right.
—Mr. Bernhard: I am just raising the question because there are Housing and Home Finance Agency regulations that require in a workable program that would be accepted by it for financial assistance that there be these advisory committees, and I would raise the question as to whether the Housing and Home Finance Agency has ever raised this issue with the housing authority here in Newark?
—Mr. Danzig: We have never failed to secure money or approvals.
—Mr. Bernhard: So, I gather the issue has never been raised.
—Mr. Danzig: This is a brand new thing, this advisory committee, this wider citizen participation.
—Mr. Bernhard: With you it is now required; is it?
—Mr. Danzig: It is now required, but these sites and all this–this committee cannot now act retroactively.
—Mr. Bernhard: Thank you. I have no further questions [55].

La dynamique politique newarkaise reposait sur l’équilibre des inégalités politiques. L’approche de Danzig en matière d’inclusion (ou plutôt d’exclusion) des communautés était en parfaite adéquation avec l’approche autoritaire et de cooptation des institutions politiques municipales.

À partir des années 1960, la politisation des Afro-Américains s’est surtout faite sur des bases autonomes du pouvoir local, d’abord avec l’appui d’organisations établies de longue date comme la NAACP et la UL, puis par la fondation de coalitions comme le Newark Committee on Full Employment (NCOFE), qui deviendra le Newark Community Union Project (NCUP), ou le Clinton Hill Neighborhood Council (CHNC). Plusieurs facteurs extérieurs à la dynamique locale expliquent l’émergence de ces organisations autonomes et interraciales. Notons l’intérêt grandissant du mouvement des droits civiques par rapport aux conditions socioéconomiques à la base de la précarisation des emplois dans le secteur manufacturier (suivant une action, dans les années 1950, portée davantage sur la défense des droits civiques des Afro-Américains du Sud) ; la recherche de nouvelles alliances stratégiques à la base des mouvements par des syndicats, notamment la United Auto Workers (UAW), qui souhaitent élargir leur base de sympathisants et favoriser de meilleures conditions de travail au-delà des conventions collectives de leurs membres ; et l’émergence de nouvelles associations étudiantes militantes, par exemple la Students for a Democratic Society (SDS), qui sont elles-mêmes à la recherche de liens avec les groupes de défense des droits civiques et des syndicats. L’Economic Research and Action Project (ERAP) de la SDS favorisait l’établissement et le travail communautaire de centaines d’étudiants dans les ghettos, en concertation avec les coalitions locales desquelles faisait partie la SDS. À partir de 1963, des milliers de militants de la SDS iront ainsi travailler dans les ghettos des villes du nord, recrutant des membres et établissant des contacts et des alliances avec d’autres organisations, locales ou nationales, dans le but de créer des coalitions locales visant la coopération interraciale et l’égalité économique. L’ERAP servait aussi à coordonner les différents chapitres municipaux, ceux de Chicago et de Newark étant les plus développés et les plus actifs [56]. Localement, ces organisations fournissaient des ressources légales accessibles aux résidents pour contester des infractions au Code du logement ou les arrestations par la police. Des formations en économie familiale ou communautaire étaient offertes de même que l’établissement de groupes d’achats pour améliorer la nutrition des habitants du ghetto. Les entrevues réalisées à cette époque avec des militants de la SDS révèlent la complémentarité des luttes menées par les différentes organisations militantes. Dans un témoignage du 14 mai 1965, la militante Carol Glassman parle des liens entre le NCUP et la Hospital Workers Union 1 199, un syndicat local établi dans un centre hospitalier de Newark :

—Interviewer: You made reference to some relations with local 1 199 and possibly the hospital organizing. I hadn’t heard about that before.
—Carol Glassman: That’s kind of confidential but it’s just that they want us to organize in a hospital for them in Newark. (…) I think there is a couple of reason. One is, I think they are interested in getting the union organizing to be more involved with the general lives of people. That’s something we had talk to them about before… we ourselves had thought about organizing sort of with a social program. Union organizing with a social program and not just a program limited to the work area. (…) It would mean that we could work for almost a year making contacts in the central ward before we move a project of any kind in to there and build up a corps of people [57].

Dans un tract du NCOFE distribué à l’été 1964 [58], les citoyens du district du Central Ward étaient invités à participer à une rencontre d’information portant sur la conversion d’un lot de terrain à l’abandon. Un croquis du lot en question est reproduit sur le tract avec l’inscription : « Playground or dump, parking lot, empty lot, businesses??? ». Sous cette inscription, le NCOFE poursuit : « If we want these lots used for something which will HELP US, WE ALL MUST JOIN TOGETHER [59]. Hear reports from your neighbors who went to City Hall and to look at other parks for ideas. COME, Tuesday July 28 - 8PM, Mrs. Allen’s - 593 Hunderton ». Avec des réunions de type « assemblées de cuisine », les nouvelles organisations militantes comme le NCOFE avaient comme objectifs de briser l’isolement des résidents du ghetto, discuter de leurs problèmes quotidiens et former des comités de travail visant notamment la documentation des infractions au Code du logement.

Ces organisations étaient placées sous haute surveillance par les autorités municipales qui ne souhaitaient en aucun cas établir une collaboration quant à l’aménagement urbain. En 1967 le maire Addonizio rend publics les plans pour la construction d’une université médicale de l’État (la Medical School) qui, contrairement à ses engagements électoraux de ne plus exproprier les résidents, nécessitait la destruction complète d’un quartier et le déplacement de 25 000 personnes. Addonizio présenta aussi les plans de construction de nouvelles autoroutes en plein coeur de Newark. Au total, plus de 40 000 personnes étaient forcées de se relocaliser en l’espace de cinq ans [60]. Des résidents et des associations de voisinage du Central Ward créèrent le Committee Against Removal in the Central Ward (CARCW), dans laquelle étaient aussi impliqués des militants du NCUP. Les militants du comité occupèrent les séances du conseil municipal et les réunions d’informations sur les projets de l’administration municipale. La porte-parole Louise Epperson accusa le maire Addonizio de ne pas respecter ses obligations en matière de consultation populaire [61] et dénonça le refus des autorités municipales à tenir des audiences publiques sur le projet et le non-respect d’un délai de 90 jours d’expropriation. Devant l’absence de collaboration avec la municipalité et suivant l’arrestation de Smith, le traitement qu’il subit et la rumeur de son assassinat, la perspective d’une émeute et d’une rébellion devint de plus en plus plausible.

En conclusion, les politiques d’urbanisme des années 1930 aux années 1960 favorisèrent sciemment la marginalisation géographique des Afro-Américains. Leur caractère raciste ne peut laisser place à aucun doute. Quant à leur résultat, avec la marginalisation politique de la population afro-américaine, par l’entremise d’un découpage discriminatoire des cartes électorales et de la corruption de l’appareil politique, les émeutes étaient inévitables. L’expérience de racisme vécue par les Afro-Américains était perçue comme un instrument de domination d’une élite blanche corrompue tel que l’indique un rapport de la Commission des droits humains de Newark en 1965 : « Le renouvellement urbain est universellement perçu par les Noirs comme un instrument du pouvoir blanc destiné à les confiner à des espaces délimités. Dans l’effort pour éliminer les taudis, le Noir devient un “réfugié entre deux ghettos” » [62].