Corps de l’article

Johann Joachim Winckelmann naquit en 1717 dans la petite ville prussienne de Stendal. Malgré ses origines modestes de fils de cordonnier, il étudia la théologie à l’Université de Halle[1], puis la médecine à l’Université de Jena[2]. Le manque d’emplois le poussa par la suite à accepter le poste de tuteur privé du jeune Peter Lamprecht, fils du doyen de la cathédrale de Magdebourg, avant d’occuper un poste d’enseignant à Seehausen en 1743[3]. Ce n’est qu’en 1747 que débuta l’histoire d’une fulgurante ascension sociale lorsqu’il fut engagé par Henrich Graf von Bünau en tant que libraire personnel à Nöthniz près de Dresde où se trouvait la célèbre galerie d’oeuvres d’art acquises par les Électeurs de Saxe[4]. Son essai Description des oeuvres d’art de Dresde de 1752 et celui de 1755, Réflexion sur l’Imitation des Artistes Grecs, connurent un succès qui lui permit éventuellement de réaliser une de ses ambitions, c’est-à-dire d’aller visiter Rome et l’Italie pour contempler les oeuvres antiques à leur source. Sa réputation lui valut l’intérêt du nonce pontifical à la cour de Saxe, le Cardinal Alberto Archinto[5]. Après une conversion obligée au catholicisme, Winckelmann arriva à Rome en novembre 1755 à titre de libraire d’Archinto. Son nouveau poste lui permit de se faire remarquer par la Cour papale, si bien qu’à la mort de son mécène en 1758, il devint libraire du Cardinal Alessandro Albani. Il résida alors à la Villa Albani où se trouvait une importante collection d’oeuvres antiques[6], avant d’accéder à celle du Belvédère lorsqu’il devint antiquaire papal en 1763[7]. C’est dans ce contexte que Winckelmann publia son Histoire de l’Art de l’Antiquité la même année. Destinés au grand public, ses écrits avaient pour but de convaincre de la supériorité de l’art grec[8] et de son utilité émulative. Ils contribuèrent à orienter le regard artistique de la seconde moitié du xviiie siècle sur une Grèce antique[9] masculinisante.

Depuis la biographie écrite par Goethe au xixe siècle[10], c’est ce succès social qui retint le plus souvent l’attention, évacuant ou niant le sensuel au sein des oeuvres de Winckelmann, pour souligner leur côté spirituel et érudit. Néanmoins, à partir du début des années 1990, plusieurs études portant sur l’homoérotisme chez Winckelmann émergèrent à la suite de l’institutionnalisation universitaire des études Queer. Héritière des études sur le genre et sur la diversité sexuelle des communautés LGBTQI*[11], la théorie queer se caractérise par une approche ouverte selon laquelle le genre et la sexualité ne sont pas déterminés à la naissance par le sexe biologique, mais sont plutôt des construits socioculturels. Inspirés par ce mouvement, plusieurs chercheurs sont parvenus à dégager la présence d’une sensibilité homoérotique néohellénisée[12] dans la perception de l’art grec chez Winckelmann. Les études de Parker[13], Davis[14], Mayer[15] et Ettinger[16] font partie de ces travaux phares. Néanmoins, un travail portant sur le rôle de cet homoérotisme dans la construction genrée et sexuelle de Winckelmann fait défaut[17]. En continuité avec ces travaux je me propose de repenser l’identité sociale de J.J. Winckelmann à partir de considérations homoérotiques. Il s’agit d’évaluer l’articulation entre l’érotisme et la construction d’une identité masculine « sociale » et « sexuelle » chez le père du néoclassicisme et dans ses écrits. Dans une perspective historique queer, la déconstruction de l’intégrité du sujet pour comprendre son identité se fera en distinguant le genre des désirs et des pratiques sexuelles.

Le genre masculin est ici compris en tant que construit socioculturel indépendant du sexe mâle biologique. Néanmoins, l’opposition binaire entre masculin et féminin crée entre ceux-ci une dépendance de sens. En d’autres termes, le masculin ne peut pas exister sans le féminin. Dans cette optique, le terme genre a le sens que lui a donné l’historienne féministe Joan Wallach Scott ; c’est-à-dire comme un élément constitutif des relations sociales illustrant un rapport de pouvoir[18]. La construction du genre se fait en fonction des symboles culturels disponibles, des concepts normatifs permettant de les interpréter, de l’interférence du politique et de l’institutionnel et enfin de l’identité individuelle[19]. Selon Judith Butler, le genre est performatif en raison de sa structure imitative ; en tant que construction, c’est l’imitation collective qui perpétue le genre et qui crée l’illusion de sa permanence[20]. Néanmoins, cette performativité est inégale, car elle est assujettie à la subjectivité de chaque individu[21]. Enfin, sa construction peut s’accompagner d’une série de prescriptions relatives aux comportements et aux pratiques sexuelles. C’est pourquoi j’utiliserai le terme homoérotisme, plutôt qu’homosexualité dont le sens, dans son acceptation moderne, est empreint d’a priori variés qui ne s’appliquent pas au passé[22]. Comme l’affirme Sedgwich, pour préserver l’originalité de chaque expérience sexuelle à travers l’histoire, il faut dénaturaliser l’opposition binaire entre homo et hétérosexualité[23]. Un moyen de transcender le modèle binaire contemporain de la sexualité est de procéder à l’historicisation des désirs[24]. En effet, la « sexualité », en tant qu’ensemble de pratiques et de désirs n’est pas fixe. Elle est plutôt une construction socioculturelle soumise aux effets structurants du contexte historique et de la subjectivité individuelle[25].

Avec ces éléments en tête, j’arguerai que l’homoérotisme néohellénisé auquel fut sensible Winckelmann influença sa construction d’une masculinité présentant deux dimensions. Premièrement une dimension sociale, construite autour de la figure du connaisseur érudit. Deuxièmement, une dimension érotique constituée par des désirs, des pratiques sexuelles et affectives influencées par une reconstitution des pratiques pédérastiques grecques. Pour soutenir une telle entreprise, je vais procéder à une analyse qualitative des écrits de Winckelmann. La source principale utilisée est le Recueil de Différentes Pièces sur les Arts parus en 1786 à Paris et comprenant tous les écrits de Winckelmann publiés entre 1755 et 1759.

Masculinité « sociale » : l’érudit éduqué

Malgré des origines modestes, une formation universitaire représenta un réel atout dans l’affirmation sociale de Winckelmann. Cette éducation fut à la base de la figure de l’érudit connaisseur qu’il allait éventuellement incarner. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ce sont ses oeuvres qui lui permirent cette ascension d’obscur tuteur privé de province à antiquaire papal en 23 ans à peine. En effet, c’est pour tenter de se créer une réputation d’érudit que Winckelmann publia en 1752 la Description des oeuvres d’art de Dresde. Si l’amour de la connaissance y était pour quelque chose, cette publication avait un but utilitaire et lui valut l’intérêt de l’électeur de Saxe Frederick Christian. Dans ce parcours, une masculinité « sociale » apparaît. Par là, j’entends une masculinité qui tire sa substance du statut de l’homme dans la société et qui motive chez lui une quête d’ascension au sein de la hiérarchie. Chez Winckelmann cela se traduit par des tensions entre la recherche d’autonomie et l’intégration successive à plusieurs cours, de même qu’entre l’homoérotisme et la quête virile.

L’Éducation

L’éducation est le sujet central de l’essai intitulé Réflexion sur le Sentiment du Beau dans les Ouvrages de l’Art, & sur les moyens de l’acquérir ; adressés à M. le Baron de Berg, par M. Winckelmann, qui établit un programme éducatif à l’intention de tout futur connaisseur ou artiste. Ce programme se rapproche du modèle grec classique qui permettait, selon les propos empruntés à Périclès, d’être : « […] naturellement disposés pour les grandes entreprises et les belles actions »[26]. Cette éducation vise dans un premier temps l’excellence par l’imitation des Anciens[27]. Au sein du curriculum vanté par Winckelmann, l’étude de la littérature et des sculptures de l’Antiquité est nécessaire dans l’acquisition du « bon goût »[28]. Il s’agit principalement de développer la capacité à distinguer le beau rendu sensible dans les productions de l’Art. Un goût supérieur voit alors le jour[29] et permet à l’individu de développer son sens critique[30] et son aptitude à juger[31]. Or, l’aptitude à discerner le beau est une prérogative masculine et elle « […] est plus rare que l’esprit lui-même »[32]. Malgré l’importance de l’aspect intellectuel de cette éducation, celle-ci valorise aussi l’expérience sensible. Si l’érudition est importante, « on ne [...] peut parvenir à une connoissance entière & parfaite du beau dans les ouvrages de l’art, que par une étude raisonnée des originaux même, particulièrement à Rome »[33]. L’observation de première main garantit la supériorité de la formation intellectuelle du jeune homme ayant voyagé, le distinguant de la « tourbe des savants »[34].

Le Beau masculin

Or, le « Beau » ne se retrouve pas partout. Selon Winckelmann, il s’agit surtout d’un apanage masculin et l’aptitude à le percevoir reste inaccessible à « […] ceux dont l’attention ne se fixe que sur les beautés dont la femme est susceptible & qui ne sont que foiblement touchés par celle de notre sexe, [ceux-là] ne possèdent point le sentiment du beau au degré nécessaire pour constituer un vrai connoisseur »[35]. Winckelmann est ici très clair : seul un homme capable d’apprécier la plastique masculine peut devenir un vrai connaisseur – et j’ajouterais un connaisseur tel que lui. Il s’agit presque exclusivement d’un Beau masculin rendu sensible dans les « […] ouvrages des Grecs, dont les plus grandes beautés se trouvent principalement dans les statues d’hommes »[36].

Cette beauté masculine est idéalisée chez l’auteur par la création d’un « symposium de la nature »[37] » qui est réalisé par la réunion en un même ensemble des plus belles formes naturelles du corps puisées chez plusieurs modèles différents[38]. Le Beau est issu du travail intellectuel de l’artiste et est le reflet sensible de la beauté de l’âme[39] que contemple le connaisseur. La contemplation de la beauté supérieure du corps masculin nu idéalisé permet au spectateur d’atteindre le sublime masculin[40]. Winckelmann porte sur ce corps un regard poétique, voire caressant, soupesant les qualités de chacune de ses parties. Abandonnant le ton érudit, il introduit de la poésie dans ses descriptions, louant la beauté masculine des statues au moyen de termes chargés d’émotivité. Dans ses descriptions, il humanise les oeuvres en précisant leurs mouvements et en soulignant leur expressivité. Si son analyse de chaque partie de l’anatomie masculine concerne des statues, il n’en dote pas moins celles-ci de diverses sensations physiques propres aux êtres de chair. Ce sensualisme est présent dans sa description de l’Hercule du Belvédère, où la musculature du héros est sensuellement évoquée, alors que le jeu de ses côtes sous sa peau est comparé aux vagues s’échouant sur la rive[41]. Son émotion est perceptible lorsqu’il écrit : « Ô combien magnifique est le cambrement de ce torse ! »[42] Le regard poétique est l’expression intellectuelle de la subjectivité érotique de Winckelmann, vécue grâce aux images idéalisées que renvoient les oeuvres antiques[43]. Le caractère « sublime »[44] de cette sensualité aménage un espace de communion où le spectateur laisse s’épanouir son appréciation du corps masculin. Bien que toujours dans le domaine de l’esprit, cet espace est le lieu d’une intense activité émotive, voire érotique.

Virilité

Malgré l’importance accordée à l’intellect chez l’homme viril, Winckelmann favorise aussi le mouvement et l’action. C’est selon lui, un autre avantage qu’avait l’éducation classique qui permettait aux Grecs d’éviter la condition dégradée des « Sybarites »[45] grâce à des « exercices mâles »[46]. Elle était plus favorable à la formation d’hommes virils à valeur héroïque comme un Thésée ou un Achille[47]. La virilité est alors comprise comme un ensemble qui lie activité, force et vertus propres aux héros évoqués. Il s’agit d’hommes habitués aux exercices physiques et à la compétitivité sportive, que Winckelmann prône en raison de sa valeur émulative[48], propre à former une « nature mâle et vigoureuse »[49]. Un tel modèle éducatif encourage les contacts homosociaux entre hommes, loin de l’influence corruptrice des femmes et est articulé autour du culte du corps masculin viril[50]. Cet aspect du néoclassicisme place l’accent sur le masculin et la peur de l’effémination, engendrant une misogynie marquée par un rejet de la femme et du féminin[51]. D’autant plus que l’ombre de l’efféminement pouvait facilement venir menacer une identité faisant si grand cas d’une sensibilité artistique homoérotique, la sensibilité ayant toujours eu un statut ambigu entre masculinité et féminité[52]. Or, les pôles d’une opposition binaire se construisent l’un face à l’autre. La masculinité ne peut pas exister indépendamment de la féminité. Sans la figure du Sybarite efféminé, l’homme viril winckelmannien n’existe pas. Il est créé et renforcé par la problématisation du phénomène de l’efféminement.

Ensuite, l’homme viril de Winckelmann se distingue par sa maîtrise de soi[53]. En effet, il faut que l’homme viril évite de tomber dans l’exagération et la soumission aux passions[54]. Cette compréhension teinte le regard que Winckelmann porte sur le Laocoon[55] où l’héroïsme de la figure centrale se caractérise par la force physique et morale déployée pour rester maître des tourments qu’elle subit, alors que la souffrance est inscrite dans chaque fibre de son corps :

[…] l’ouverture de la bouche, trop petite pour exprimer un semblable cri, indique plutôt un soupir arraché par les angoisses de la douleur, mais à demi étouffé […]. Les souffrances du corps & l’élévation de l’âme se peignent dans tous les membres avec une égale énergie, & forment le caractère le plus grand, & le plus sublime contraste que l’on puisse imaginer.[56]

Winckelmann traduit cet état d’âme par l’image de la mer lointaine d’apparence calme, mais en réalité en perpétuel mouvement[57]. La statue grecque y joue le rôle d’exemple viril à émuler, notamment le Laocoon qui « nous inspire en même tems [sic] d’être en état d’imiter sa constance & sa magnanimité dans les malheurs qui peuvent nous arriver »[58]. Le passage est révélateur du lien d’identification que Winckelmann établit entre les exemples antiques et la virilité moderne. L’élévation de l’esprit procuré par l’étude et la contemplation du Beau masculin permet à un homme de maîtriser sa personne[59] et de favoriser l’intériorisation de l’érotisme dont il a été question plus tôt.

De plus, la virilité winckelmanienne s’accompagne d’une éthique civique et politique mettant en valeur la liberté individuelle. En effet, si les Grecs furent si dignes d’imitation, ce fut en raison de leur liberté qui libéra leur manière de penser[60]. « Allez-y voir vous-même… »[61] dit-il à ses lecteurs, dans l’optique d’une éducation républicaine atteinte par la contemplation d’oeuvres antiques. Winckelmann n’offre pas de description de système politique en particulier, même si sa sympathie pour le parlementarisme britannique et l’idéologie libertarienne naissante était manifeste[62]. Ceci se révèle par son admiration pour le parlementaire anglais John Wilkes[63], avec qui il entretint une correspondance où l’exaltation de la liberté politique était centrale[64]. Néanmoins, le coeur des préoccupations politiques de Winckelmann se situe dans sa volonté d’éduquer des jeunes hommes à une éthique républicaine centrée autour des concepts de liberté citoyenne et de démocratie[65] par le biais de l’art antique, un art dont le contact favorise le contrôle des pulsions et qui rend l’homme masculin apte à s’intégrer et à diriger la cité[66]. Dans une telle entreprise, l’homoérotisme n’est pas absent. Les figures masculines servant le mieux d’exemple à l’homme libre sont Harmodius et Aristogiton. Si l’accent sur leur héroïsme est évident, la relation pédérastique liant les deux Athéniens fut partie intégrante de leur quête pour la libération d’Athènes des griffes de la tyrannie et elle était bien connue au xviiie siècle[67].

Masculinité distinctive

Grâce à l’éducation empreinte d’homoérotisme prônée par Winckelmann, on assiste à la création d’un homme viril supérieur, qui possède une sensibilité particulière au Beau masculin qui le distingue de la « tourbe des savants »[68]. Ce programme n’est pas à la portée de tous et forme un individu raisonnant à la manière des philosophes plutôt qu’en empilant les éléments à la manière des antiquaires[69]. La distinction ainsi constituée est beaucoup plus intellectuelle et sociale que sexuée. L’homme y est construit en opposition à un autre homme ignorant des classiques et imperméable à la sensibilité du Beau. La masculinité se trouve alors fragmentée en masculinités compétitives. La similitude est grande entre l’homme winckelmannien et Winckelmann, l’érudit féru d’art grec qui eut la chance de contempler la beauté antique à sa source à Rome. En créant un homme néohellénisé éduqué, Winckelmann se crée et se légitime lui-même.

Winckelmann dans cette masculinité : culture de cours et indépendance

Cette masculinité s’appuie partiellement sur des symboles culturels régissant les modèles masculins en vigueur au cours du xviiie siècle. Dans le cas de Winckelmann, il s’agit de l’érudit. Travaillant sous le patronage d’un mécène pourvoyeur de fonds, celui-ci bénéficiait du loisir nécessaire au travail intellectuel. En échange, l’érudit s’engageait à contribuer à la réputation de son mécène en lui dédiant ses écrits. La dédicace, si elle honorait le patron à la mesure du succès de l’oeuvre, présentait aussi des avantages pour l’érudit. En effet, celle-ci pouvait servir chez le savant à la projection publique d’une identité prestigieuse en proclamant son association avec un riche protecteur[70].

Johann Joachim Winckelmann n’échappe pas à ces rapports sociaux particuliers. En effet, il s’intégra dès le début de sa carrière la Cour saxonne, sous la protection du comte von Bünau. Le patronage du comte von Bünau et de son maître le duc de Saxe est le plus manifeste dans les dédicaces solennelles qu’il joint à ses oeuvres. Ainsi, la dédicace de sa Réflexion sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture en 1755 est adressée au duc de Saxe. Dédier cet essai qui remporta un vif succès international au duc semble avoir été une heureuse manoeuvre puisqu’il reçut par la suite de la Saxe une rente annuelle de deux-cents talers. Bien que relativement modeste, cette somme facilita son installation à Rome[71]. Il resta toujours attaché à la Cour saxonne et en 1763 il adressa à Frederick Christian son Histoire de l’Art de l’Antiquité[72]. Son insertion au sein de la Cour romaine se fit sensiblement de la même façon. Il y échangea seulement le patronage d’un von Bünau pour celui d’un Archinto ou d’un Albani, à qui il dédia d’ailleurs une « Description de monuments antiques » non publiée. S’il tenta de pallier sa dépendance face à ses patrons et aux aléas imprévisibles associés aux charges honorifiques de la cour papale par ses écrits[73], le succès de cette stratégie fut mitigé. En effet, Winckelmann resta toute sa vie au service d’un quelconque mécène. À ce titre, Winckelmann illustre bien les tensions, expérimentées par plusieurs hommes des Lumières, entre leur façade de penseurs libres et leur statut de débiteur vis-à-vis de leur mécène[74].

Néanmoins, il ne faut pas se représenter un Johann Joachim Winckelmann passif au sein de tels rapports. L’insertion en contexte curial a pu au contraire servir sa quête d’autonomie. En effet, les patronages successifs du comte von Bünau, des ducs de Saxe, puis des cardinaux d’Archinto et Albani lui servirent de levier social en contribuant à sa réputation et lui offrirent le cadre financier nécessaire à la réflexion et à l’écriture de ses oeuvres. Or, le travail intellectuel était une voie d’élévation au sein du mécénat, dans le long chemin vers l’émancipation sociale. Son établissement à Dresde en 1754 pour y mener une vie indépendante du patronage de von Bunaü ne put avoir lieu que grâce au succès de son essai de 1752. La quête d’indépendance chez Winckelmann peut se rapporter au désir d’émancipation caractéristique à l’esprit libertarien des Lumières[75], impliquant la libération des contraintes politiques, économiques et sociales d’Ancien Régime. D’ailleurs, Winckelmann tint dans sa correspondance à se donner l’image d’un homme libre, ne serait-ce que par la relation d’égal à égal qu’il dit entretenir avec ses patrons en raison de son érudition et de sa réputation, notamment avec d’Archinto[76].

Néanmoins, sa conception de la liberté est bourgeoise[77]. Matériellement, l’éducation préconisée par Winckelmann n’est pas accessible aux jeunes garçons de toutes les couches sociales. Elle implique un investissement financier que peu de familles pouvaient se permettre de faire au xviiie siècle, sans compter qu’elle excluait les femmes et les non-Européens[78]. Par contre, elle n’est pas exclusivement le privilège de l’aristocratie ou d’une haute bourgeoisie, ce que le parcours de Winckelmann, un fils de cordonnier, illustre bien. La conception de la mobilité sociale chez Winckelmann est atypique des régimes sociaux européens d’Ancien Régime : ce n’est pas la naissance qui crée et élève l’homme, mais plutôt l’éducation et le mérite intellectuel qui le rendent autonome. D’ailleurs, il ne se gêne pas pour ridiculiser les figures d’autorité d’Ancien Régime[79]. À ce propos, la supériorité de l’homme érudit sur l’aristocrate mal éduqué et insensible au Beau masculin[80] est capitale. Elle révèle la subversion des relations de pouvoir que Winckelmann opère et ses répercussions sur la représentation de la hiérarchie sociale.

Masculinité « sexuelle » : l’éraste

Chez Winckelmann, la masculinité a une dimension érotique influencée par sa reconstruction des pratiques grecques. Dans la prochaine section de cet article, j’entends traiter de l’élaboration d’un type d’affectivité alliant amour masculin et dynamique pédérastique où j’expliquerai comment la virilité de l’objet de désir fut problématisée pour concilier la masculinité de l’homme désirant et celle de l’homme désiré.

Le problème des éphèbes

L’appréciation du Beau masculin chez Winckelmann affirme le corps masculin nu comme manifeste du Beau et le transforma en objet de désir. Un désir renforcé par la culture artistique de l’époque prescrivant que l’objet d’art se devait d’être désirable et sensuellement beau[81], qualité qui avait été jusqu’alors réservée par les théoriciens de l’art à la figure féminine[82]. Or, faire du corps masculin un objet de désir était problématique dans la mesure où la figure masculine était, au xviiie siècle, symbole de pouvoir. Comment concilier l’aspect dominant du masculin et la possibilité, pour l’homme, d’être objet désiré, donc de subir le désir d’un autre ? Face aux dangers encourus par la virilité de l’homme désirant et de l’homme désiré, Winckelmann problématisa l’objet de désir de deux façons. Il institua dans un premier temps un rapport tendu entre le féminin et le masculin au sein de la figure de l’éphèbe. En effet, dans ses descriptions d’oeuvres d’art, Winckelmann est fasciné par les formes fluides et allongées des éphèbes, notamment celles de la statue de l’Apollon Saurochtone alors à la villa Borghèse[83]. La ligne ondoyante, associée à la beauté par Winckelmann, comportait néanmoins une forte charge sensuelle reconnue chez la majorité des théoriciens de l’art de l’époque et qu’il eut la chance de lire lors de son passage à Nöthniz[84]. La beauté de l’éphèbe servit à amoindrir la virilité immédiate de l’objet de désir. La menace à l’endroit de l’homme désirant était alors allégée. De plus, le désir exprimé était plus acceptable puisqu’orienté vers une figure relativement androgyne. Néanmoins, en ce Beau réside la promesse de la virilité. Celle-ci est manifeste par l’athlétisme des corps masculins, leur donnant une « nature mâle et vigoureuse »[85], mais aussi par la maîtrise de soi des jeunes éphèbes[86]. La promesse d’une virilité déjà en germe dans l’éphèbe permet d’éviter son efféminement, malgré l’incorporation de charges sensuelles féminines.

La seconde stratégie problématisant l’objet de désir masculin chez Winckelmann est d’en faire un inférieur social et sexuel. L’éphèbe, c’est le jeune adolescent impubère ou à peine pubère, qui ne présente pas encore pleinement les caractéristiques physiques de son identité sexuée, ou du moins de sa virilité. D’ailleurs, Winckelmann se préoccupe beaucoup de souligner l’absence de pilosité sur le corps des statues observées[87]. Le modèle qui ressort de ces deux stratégies est pédérastique. En effet, il met en scène un homme d’âge mûr en position dominante face à un jeune homme encore en pleine formation. Ce modèle s’inscrit dans son temps. Le jeune adolescent était une figure homoérotique ambigüe depuis un moment déjà dans l’Europe des Lumières[88], comme l’illustre l’abondance des représentations de Ganymède enlevé par Zeus. C’est ce thème que le peintre Anton Raphaël Mengs choisit de peindre lorsqu’il piégea Winckelmann. Il s’agissait d’une boutade adressée à son ami dont les goûts commençaient à s’ébruiter. La fresque peinte par Mengs en reproduisait une de Pompéi que Winckelmann identifia comme un original, tombant dans le piège[89].

Le contexte italien

Un changement d’attitude face à l’amour des garçons fut manifeste chez Winckelmann dès 1759[90] lorsqu’il quitta la Cour de Dresde pour Rome et qu’il eut goûté aux libertés permises aux étrangers en Italie[91]. La permissivité italienne était chose connue en Europe, Rome et Florence étant même érigées en capitales de la sodomie pour les riches voyageurs de passage[92]. Winckelmann baigna dans ce milieu en tant qu’étranger et en tant que « guide touristique ». C’est à partir de cette époque qu’il se mit à voir les qualités esthétiques des statues grecques chez les corps de plusieurs jeunes Romains de sa connaissance. Il noua d’ailleurs quelques liaisons, notamment en 1761 avec « […] quelqu’un avec qui je peu [sic] parler d’amour : un beau jeune Romain blond de seize ans, une demie-tête plus grand que moi; mais je ne le vois qu’une fois par semaine, lorsqu’il dîne avec moi le dimanche soir »[93]. L’esthétisme classique du physique d’un héritier florentin, le jeune Castellani, lui tourna d’ailleurs la tête en 1759[94]. C’est à cette époque qu’il vécut concrètement son idéal homoérotique en y assimilant des hommes de chair.

L’éraste néohellénique

L’assimilation se fit néanmoins toujours selon le même modèle pédérastique évoqué plus tôt, où l’amour masculin s’exprime entre un homme d’âge mûr et un adolescent. La pédérastie eut des conséquences directes sur les expériences érotiques de Winckelmann. La majorité de ses aventures impliquaient des jeunes hommes ou des adolescents. Le choix de partenaires sexuels montre le rapport dominant de Winckelmann dans ces relations, que ce soit par l’âge ou par l’épanouissement de la virilité. La figure de l’éromène[95] est centrale dans l’identité qu’il projette sur ses partenaires, qui sont assimilés à la figure de Battylos, jeune éromène du poète grec archaïque Anacréon connu pour son amour des garçons[96]. Dans cette relation Winckelmann incarne Anacréon, l’éraste, c’est-à-dire le partenaire plus âgé et sexuellement actif. Ces thèmes se retrouvent dans l’explication qu’il donna à son bon ami Giacomo Casanova lorsque celui-ci le surprit en pleine action avec un jeune amant :

Sachez que je ne suis point pédéraste, […]. Au cours de mes longues études j’en suis venu à admirer et puis adorer les anciens qui, comme vous le savez, furent presque tous et sans le cacher des bougres, et beaucoup immortalisèrent le bel objet de leur tendresse dans leurs poèmes, sans parler de leurs superbes monuments […]. En réalisant clairement ces vérités, je me suis examiné et en ai ressenti du dédain, un genre de reproche de ne pas ressembler en tout point à mes héros. Je me suis trouvé, en ce qui concerne ma vie amoureuse, indigne d’estime et incapable de surmonter cette fatuité par la froide théorie, je décidai de m’éduquer par la pratique […]. Ainsi déterminé, cela fait trois ou quatre ans que je suis en cette entreprise, choisissant les plus beaux Smerdiases de Rome, mais cela ne m’a fait aucun bien. Lorsque je les entreprends, rien ne se produit.[97]

Si Winckelmann y rejette l’épithète de pédéraste ainsi que le plaisir qu’il put avoir, ces lignes montrent la conscience au xviiie siècle de l’existence de pratiques homoérotiques chez les anciens Grecs[98]. De plus, le récit révèle encore une fois l’association que fait Winckelmann entre son partenaire et la figure de l’éromène. La position sexuelle dans laquelle Casanova surprit les deux amants implique que Winckelmann y est l’éraste. Il est donc la figure dominatrice dans une relation sexuelle articulée autour de la pénétration anale. Gage de virilité, la pénétration lors de l’acte sexuel est comprise au xviiie siècle comme un symbole de pouvoir social et sexuel. Privilège de l’homme viril, elle marque sa préséance et témoigne du malaise face à la passivité sexuelle, traditionnellement associée au rôle féminin. D’ailleurs, la compréhension de la société européenne du xviiie siècle différait entre les pratiques de sodomie active et passive, y distinguant la figure du pédéraste-sodomite et de l’inverti[99]. La première de ces deux figures était étroitement associée aux pratiques des Anciens, alors qualifiées d’« amour à la grecque »[100]. La sodomie active était moins compromettante que l’inversion, car elle respectait le rôle sexuel masculin traditionnel. Par contre, l’inversion était contre-nature et était comprise comme une atteinte à la virilité par son caractère passif et efféminé.

L’érotisme pédérastique était présent dans les oeuvres de Winckelmann. Dans sa reconstitution mentale des pratiques des Anciens, le gymnase occupe une place de choix. C’est là que s’affichaient selon lui les « beaux corps entièrement nus »[101] des jeunes athlètes. C’est aussi là que les artistes et poètes venaient contempler la beauté de ces jeunes hommes en action. Chez Winckemann, il s’agit d’un lieu intime imaginé où il laisse libre cours à un érotisme composé d’images de jeunes corps athlétiques. Les relations pédérastiques s’y nouant sont évoquées par l’entremise de Socrate qui y éduque le jeune Charmidès, son aimé[102]. Or, la figure de Socrate incarnait au xviiie siècle la personnification de la pédérastie. Comportant une condamnation rituelle de la sodomie, l’évocation des « amitiés socratiques »[103] mettait l’accent sur l’aspect éthique de l’amitié entre hommes dans le cadre d’une lecture christianisée des oeuvres de Platon[104]. Le gymnase devient le site d’un homoérotisme intériorisé. Il représente le lieu où Winckelmann put contenter partiellement son désir en introduisant dans le discours la sensualité des corps avec un apparent détachement intellectuel.

Pédérastie affective et éducative

La structure pédérastique est aussi présente chez Winckelmann à un niveau plus affectif, c’est-à-dire n’impliquant pas forcément des relations sexuelles. Ses amitiés avec le Baron von Riedsel, le Baron de Stosch et le Prince Anhalt Dessau présentent toutes les mêmes caractéristiques générales. Elles reproduisirent des rapports déjà existants alors qu’il était le tuteur du jeune Peter Lamprecht en Allemagne. Dans ce schéma, Winckelmann l’érudit s’enamoure de jeunes hommes bien nés qu’il prend sous son aile. En Italie, cela se fit en tant que guide officiel de Rome, responsabilité qu’il assumait depuis son arrivée à la Cour du Pape en 1755. Moyen de se lier à l’aristocratie ou à la haute bourgeoisie, de telles amitiés pouvaient se révéler socialement profitables en termes de réputation. Or, ces amis étaient des jeunes hommes effectuant un voyage formateur en Italie, rejoignant l’idéal éducatif de Winckelmann. En tant que guide, il les accompagna dans leur formation à la contemplation du Beau, s’identifiant à Platon[105], ce qui souligne la dimension pédérastique intellectuelle et affective sous-jacente à leurs relations. Ceci est aussi visible dans l’attitude de Winckelmann vis-à-vis de Reinhold von Berg dont il fut amoureux, ce qu’il affirme dans une lettre à un ami : « Je me suis pris d’amour pour un jeune noble et lui ai promis un essai… »[106]. Dans cet essai[107], Winckelmann se répand en conseils à son intention concernant son éducation et le type de vie qu’il se devrait de mener et où l’homme d’âge mûr vante la jeunesse pleine de beauté de son protégé. La prise en charge par Winckelmann de son aimé illustre bien les enjeux pédérastiques éthiques et éducatifs de leur relation. De plus, ce type d’amitié se mêlait de néoplatonisme qui favorisait depuis le xve siècle le développement de relations passionnées où l’autre devenait « un autre soi »[108]. Pour Johann Joachim Winckelmann, lui et Reinhold von Berg vécurent cet idéal où dès leur première rencontre « […] la conformité de [leurs] sentiments »[109] engendra une « amitié éternelle »[110].

Pour conclure, en étudiant le parcours social et littéraire de Johann Joachim Winckelmann, il est possible de tracer les contours d’une masculinité particulière, mais intégrée au sein de la culture européenne du xviiie siècle. Ce masculin comporte une dimension « sociale » où l’éducation est déterminante dans la construction d’une masculinité permettant à l’homme de se distinguer positivement dans le monde. L’homme winckelmannien s’est élaboré dans un contexte marqué par des tensions entre la philosophie libertarienne naissante et les cadres sociaux d’Ancien Régime. Il illustre l’opposition du masculin au féminin et la fragmentation de la masculinité. Or, l’homoérotisme néohellénisé occupa une place centrale dans la perception d’un Beau particulier, vital à l’éducation sur laquelle se base la construction de l’homme winckelmannien. Puis, l’érotisme influença la construction d’une masculinité « sexuelle » chez Winckelmann. Issu d’une problématisation de la place de la virilité et du masculin au sein de l’amour entre hommes, la pédérastie marqua les pratiques et les représentations érotiques chez Winckelmann. La structure pédérastique qui régit les relations entre un homme d’âge mûr et un jeune homme est aussi présente dans des relations purement affectives où les enjeux sont éducatifs et éthiques. Grâce à l’inclusion de cet homoérotisme, Winckelmann put construire son identité masculine en exprimant ses désirs dans un cadre identitaire acceptable pour la société européenne du xviiie siècle. La présente étude constituera donc, je l’espère, une base à la compréhension d’un type original de masculinité opérant grâce à un homoérotisme néohellénisé intégré à la société des Lumières. L’homme ainsi homoérotiquement constitué illustre le caractère construit, transformable et perméable du genre et de l’érotisme.