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« Nous ne faisons pas l’histoire du siège et nous ne sommes pas tenus de suivre les évènements pas à pas[1] […] » (traduction libre). C’est par cette prétérition qu’Enrico Castelnuovo inaugure le récit de l’un des événements les plus dramatiques du XIXe siècle vénitien, le siège de la ville par l’armée autrichienne après l’insurrection de 1848-1849. Cet épisode historique sert de toile de fond à son roman Dal primo piano alla soffitta (Du premier étage au plafond), publié en 1883, qui retrace la ruine financière et la décadence morale d’une famille de patriciens vénitiens, les Bollati. Ceux-ci possèdent au début du roman une fortune colossale, un magnifique palais sur le Grand Canal, ainsi qu’une exceptionnelle collection d’oeuvres d’art, mais leur mauvaise gestion les mène en dix ans à la ruine. Contraints de vendre leur palais aux enchères pour solder leurs dettes, ils se voient offrir par le nouveau propriétaire une mansarde crasseuse sous les combles. Celle-ci symbolise leur chute, en même temps qu’elle donne son titre au roman—thème classique de la littérature et des arts du XIXe siècle.

L’intrigue s’étale de 1838 à 1849, retraçant une décennie fondamentale dans l’histoire de Venise, qui culmina avec la proclamation, le 22 mars 1848, de la « République de Saint-Marc[2] », grâce à laquelle les Vénitiens retrouvèrent leur indépendance[3] pendant près de dix-huit mois. Cet épisode fit à Venise l’objet d’un véritable culte et devint un véritable mythe patriotique : de nombreux artistes représentèrent en effet le sacrifice héroïque des Vénitiens, les heures sombres vécues durant le siège et la violence des bombardements. Si la République proclamée par Daniele Manin forme l’un des épisodes majeurs du roman de Castelnuovo, le récit qu’il en livre s’éloigne de la veine héroïco-patriotique. De fait, l’écrivain subvertit le mythe en dressant un portrait implacable d’une société vénitienne qui, malgré la présence d’authentiques héros, comptait un grand nombre d’individus lâches et vils. En outre, Enrico Castelnuovo ne souscrit pas non plus à l’autre grand mythe de Venise qui dominait la littérature européenne de la fin du XIXe siècle, celui de la ville morte, lieu par excellence d’amours ambigus, souvent morbides[4]. À travers une galerie de portraits mordants, même dans les circonstances terribles du siège de 1849, Castelnuovo décrit une ville qui suscite le rire. Le décalage entre, d’une part, la portée et la gravité des événements historiques vécus par les personnages et, de l’autre, leur attitude souvent ridicule, dessine une Venise grotesque, où tragique et comique sont inextricablement liés. Nous nous intéresserons d’abord à la reconstitution historique entreprise par l’écrivain, puis à l’autre visage de Venise assiégée, avant de nous arrêter sur le récit de la dévastation de la ville, qui clôt le roman.

Le récit de l’insurrection

Entre fiction et compte-rendu historique

Le roman de Castelnuovo présente une structure en miroir. Alors qu’il s’ouvre sur la visite à Venise de l’empereur Ferdinand Ier d’Autriche, il se referme sur un autre épisode historique, le retour des Autrichiens dans Venise après la capitulation du 22 août 1849. Ce retour marqua en même temps le départ forcé de nombreux patriotes vénitiens, qui fut imposé par l’Autriche. Castelnuovo use de ces épisodes réels pour sceller dans son roman le lien entre l’histoire et la fiction, faisant par exemple figurer l’un de ses personnages fictifs, Gasparo Rialdi, parmi les proscrits condamnés à l’exil. Quoique le roman soit centré sur le destin de personnages fictifs, les Bollati, et sur celui de leurs cousins, les Rialdi, Enrico Castelnuovo rend également compte du contexte de l’époque, dévoilant ainsi à son lecteur l’agitation et l’hostilité croissantes de la population vénitienne à l’égard des Autrichiens, surnommés ironiquement patatuchi, terme dialectal dédaigneux désignant les personnes bornées.

Histoire et fiction sont entremêlées grâce aux différents niveaux de narration. Au récit des principaux épisodes de la vie des Bollati et des Rialdi succèdent régulièrement des compte-rendus relatant les événements historiques susceptibles d’influer sur le sort de Venise. Le narrateur omniscient se mue alors en un chroniqueur laissant clairement transparaître son enthousiasme patriotique, comme lorsqu’il rapporte les premières manifestations du Printemps des peuples en Italie :

Déjà les succès de Palerme et de Naples et les réformes libérales de Rome agitaient les esprits et venaient renforcer l’espoir d’une guerre nationale contre l’oppresseur autrichien. Déjà, dans les terres de Lombardie et de Vénétie, les premières escarmouches avaient eu lieu : le sang avait coulé à Milan[5].

Bien qu’il respecte scrupuleusement la chronologie des faits, Castelnuovo nimbe les événements qu’il décrit d’une aura héroïco-mythique. L’émotion ressentie par l’écrivain, lui-même âgé de 9 ans en 1848 et témoin direct des événements, se manifeste clairement dans sa narration, comme dans son récit du vote du 2 avril 1849 par lequel Venise refusait de céder à l’ultimatum autrichien, s’engageant au contraire dans « la resistenza a ogni costo[6] » :

Et le 2 avril, après le vote à l’unanimité de ses représentants réunis dans le lieu historique qu’était le Palais des Doges, Venise décrétait la résistance quoi qu’il en coûtât. […] Un vote sacré et noble, qui rachetait des années d’inaction, et qui évoquait, dans ces pièces célèbres, l’esprit de l’antique République[7].

Le narrateur fait ici le lien entre la Sérénissime et la République dirigée par Manin. Dans l’esprit de nombreux Vénitiens, l’héroïsme dont fit preuve leur ville racheta en effet la chute peu glorieuse de la Sérénissime. C’est pourquoi la République de Saint-Marc et ses héros, en premier lieu Manin, firent après 1866 l’objet d’un véritable culte patriotique. La dépouille de Manin, mort en exil à Paris en 1857, fut solennellement ramenée à Venise à la date symbolique du 22 mars 1868, vingt ans après la proclamation de la République. En outre, dans les années qui suivirent, une « via 2 aprile » et une « via 22 marzo » furent inaugurées à Venise. Or Dal primo piano alla soffitta fut justement publié pendant cette période de célébration patriotique, et la manière dont Castelnuovo relate les moments charnières de l’insurrection montre qu’il souscrivait pleinement au mythe patriotique qui se formait à l’époque.

L’irruption de l’Histoire dans la fiction

Pour reconstituer les événements historiques marquants, Castelnuovo use volontiers des dialogues paratactiques d’une foule d’anonymes racontant ce qu’ils ont vu ou entendu, comme pour la journée du 22 mars 1848. Ce procédé lui permet de faire jaillir l’Histoire au milieu d’événements fictionnels :

—“L’Arsenal est à nous !”

—“Comment ? Comment ?”

—“Manin s’en est emparé !”

—“Sans combats ?” […]

Une heure passe et une rumeur selon laquelle des difficultés ont surgi se répand. Le gouverneur ne veut plus céder, le commandant de la place veut faire bombarder la ville.

—“Aux barricades !”, cria quelqu’un.

—“Faites sonner le tocsin ! Mort à l’Autriche !”

Mais avant le soir il n’y avait plus de doute possible ; la capitulation était signée, la République proclamée. Le drapeau italien flottait désormais sur toutes les maisons, l’enthousiasme illuminait tous les visages[8] […].

Le recours au présent de narration accélère ici le rythme du récit, tandis que la choralité restitue les événements dans leur immédiateté sans qu’intervienne, cette fois, un narrateur omniscient. On retrouve ce procédé dans plusieurs passages clés du roman : Castelnuovo les utilise à la fois pour décrire les événements historiques et les péripéties de la ruine de la famille Bollati, accentuant par ce biais la vraisemblance de son récit.

L’ensemble du roman est construit sur la cohabitation de héros historiques ayant réellement existé, à l’image des frères Bandiera[9], avec des personnages fictifs. On remarque que parmi ces derniers, Gasparo Rialdi est le seul exemple de héros authentique se distinguant à la fois par sa droiture morale et par sa valeur. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit le seul à devoir quitter Venise à la fin du roman.

L’autre visage de l’insurrection

Attentisme et corruption

Derrière l’unanimisme du mythe patriotique, Dal primo piano alla soffitta présente une galerie de portraits souvent féroces à travers lesquels se dessinent les multiples facettes de l’insurrection telle qu’elle fut vécue par les Vénitiens. Deux grands types de personnages reviennent particulièrement dans le roman, jusqu’à constituer des topoï : les lâches et les corrompus, dont Luca Rialdi et Leonardo Bollarti sont respectivement les exemples les plus marquants.

Luca Rialdi, le père du héros Gasparo Rialdi, est le type même du lâche. Occupant un modeste emploi au tribunal, il fait partie de l’administration autrichienne et l’hostilité croissante de ses concitoyens à l’égard des Autrichiens rendant sa position inconfortable, sa lâcheté le plonge dans l’angoisse permanente d’être mal vu :

Ceux qui n’obéissaient pas par enthousiasme patriotique obéissaient par esprit d’imitation, par désir de nouveauté, de peur d’être montrés du doigt […]. Peu de gens osaient protester à haute voix : ceux qui, pris entre leur peur du gouvernement légitime et celle du gouvernement clandestin, faisaient en sorte de ne sortir que rarement, de parler peu, de rencontrer le moins de monde possible, étaient plus nombreux encore. Le comte Luca Rialdi, sujet très fidèle de Sa Majesté l’empereur Ferdinand Ier mais qui—surtout—tenait à sa peau, s’était condamné de lui-même à ce régime. Au tribunal, il avait réussi à éviter tout procès ayant un lien avec la politique. On ne le voyait plus au Caffè della Vittoria. Voyons ! Ils étaient tous bavards comme des pies ! Tout le monde voulait donner son opinion sur les affaires du jour[10].

L’ironie du narrateur est évidente dans l’expression « sujet très fidèle de Sa Majesté », contredite par les affirmations suivantes, qui montrent que la fidélité du comte à l’empereur ne s’explique que par son attachement à « sa peau ». Ce personnage ridicule, insensible au sort de sa ville, est pourtant représentatif d’une partie de la population vénitienne, qui demeure attentiste et craintive.

Leonardo Bollati, le dernier descendant de la noble famille patricienne qui avait donné deux doges à la Sérénissime incarne quant à lui la dépravation morale : égoïste, violent et débauché, il dilapide l’héritage familial et ne participe nullement à l’insurrection du 22 mars 1848. Pourtant, contre toute attente, Leonardo demande à rejoindre les rangs des volontaires de la Guardia Civica. Il ne s’agit nullement pour lui de défendre Venise mais plutôt d’occuper un emploi qu’il estime en accord avec le prestige de sa famille : « Son nom de famille n’ayant pas encore perdu toute autorité, il réussit à être élu lieutenant de sa compagnie. En réalité, il aspirait au grade de capitaine mais ce dernier fut conféré à un épicier qui avait servi comme soldat sous les Autrichiens[11]». Castelnuovo opère là un double retournement grotesque : Leonardo Bollati est accepté dans la Guardia Civica par le seul prestige de son nom, alors qu’il est issu d’une famille notoirement philo-autrichienne. Outre ses vices, au demeurant connus dans toute la ville, ce seul fait aurait normalement dû l’empêcher d’obtenir le moindre poste, a fortiori un grade d’officier. Le second retournement est plus ironique encore puisque l’illustre descendant de deux doges se voit supplanter par un épicier qui obtient à sa place le grade de commandant.

Héroïsme grotesque

L’ensemble du roman est marqué par l’ironie du narrateur, qui n’hésite pas à faire rire son lecteur aux dépens des Vénitiens. Ainsi la patrouille de volontaires qui se constitue au début de l’insurrection pour faire des rondes dans Venise afin de prévenir toute agitation constitue-t-elle un exemple frappant d’antihéroïsme. À une exception près, personne n’a l’intention de se risquer à passer près des casernes où sont encore cantonnés des soldats autrichiens, bien que ces derniers constituent un risque réel pour la République qui vient d’être proclamée :

—“On ne passe pas du côté de Jésuites[12] ?”

—“Fi donc !”, répond M. Oreste. “Et pourquoi faudrait-il passer par là ?” […]

—“Comme ça, pour voir ce que font les patatuchi du régiment Kinsky qui sont consignés dans leur caserne.”

—“Quelle idée ! Et s’ils faisaient une sortie ?”

—“On tire un coup de fusil et on donne l’alarme.”

—“Provocation inutile… nous ne sommes là que pour la sécurité de la ville, un point c’est tout.”

—“Hm… Si on ne fait pas couler un peu de sang ça n’en finira jamais, reprit le volontaire batailleur.”

—“Bon, s’écrie M. Oreste en prenant un air autoritaire. Ici c’est moi le chef. On ne passe pas du côté des Jésuites, on va jusqu’à Saint-Jean-Chrysostome, on revient en arrière et on s’arrête chez moi pour boire un verre[13]”.

Dans ce dialogue, le paradoxe culmine lorsque Oreste, le chef de la patrouille, ancien cuisinier des Bollati et propriétaire d’une auberge florissante, déclare que le but de la patrouille est « la sécurité de la ville, un point c’est tout », principe au nom duquel il refuse justement le passage près de la caserne. Son but véritable est en fait de s’attirer des clients : il désire donc moins protéger ses concitoyens que s’enrichir à leurs dépens. Le choix pour ce personnage cupide et affairiste d’un nom faisant référence à un héros mythologique n’est nullement dû au hasard. Son nom a bien sûr une valeur antiphrastique, constituant l’un des nombreux retournements grotesques qui marquent le roman, comme le confirme ce portrait : « Quant à lui, il ne se souciait nullement de l’indépendance, mais il voyait avec plaisir la garnison devenir de plus en plus nombreuse à cause de la guerre […]. Et pour se montrer, comme on dit, à la hauteur des circonstances, il agrandissait son auberge[14]. »

On observe enfin que les Vénitiens ne sont pas les seules cibles de la satire de Castelnuovo. Il dénonce également le comportement des étrangers, à travers l’exemple de Lord Herbert Seaweed, l’aristocrate anglais qui s’est porté acquéreur du palais Bollati :

Malgré son grand amour pour Venise, Lord Herbert Seaweed était parti avec sa famille dès l’été 1848. […] Tandis qu’il s’embarquait sur un vapeur anglais, le noble Lord avait déclaré sentencieusement que les races latines étaient destinées à rester dans un état de servitude, tandis que seule la vieille Angleterre, old England, avait le droit de jouir de la liberté[15].

Castelnuovo n’ignorait probablement pas la signification du mot seaweed. Au XIXe siècle, les algues rongeant les murs des palais vénitiens constituaient pour beaucoup d’écrivains l’un des symboles de la disparition inéluctable de Venise[16]. L’attitude méprisante de Lord Seaweed semble pleinement autoriser la comparaison avec la plante potentiellement nuisible qu’est l’algue. En même temps, en reprenant, pour mieux la détourner, une image prisée par les amateurs du mythe de la mort de Venise, Castelnuovo affiche une distance à l’évidence ironique vis-à-vis de la manière dont les étrangers comprennent et décrivent Venise.

Venise dévastée

L’horreur des bombardements

Malgré une résistance héroïque, les attaques de l’armée autrichienne obligèrent les volontaires vénitiens à se replier d’abord sur le pont reliant la ville à la terre-ferme, puis dans Venise elle-même. Ces combats ont alimenté une riche tradition iconographique à Venise[17]. Castelnuovo en livre une représentation littéraire, donnant ainsi à voir un autre aspect du mythe patriotique. Le 29 juillet 1849, les Autrichiens bombardèrent Venise :

Les projectiles ennemis, qui jusqu’alors étaient destinés aux forts […] s’abattaient à présent au coeur de Venise. On entendait le sifflement des bombes, les éclats provoqués par l’explosion des grenades, le bruit des cheminées et des toits qui s’effondraient. Des familles entières, des mères en guenilles avec leurs enfants agrippés à leurs cous, des hommes encore vigoureux et prêts à combattre mais perdus face à un danger qui venait les menacer entre les murs de leurs foyers quittaient peu à peu leurs maisons qui menaçaient de s’écrouler ou qui étaient déjà réduites à l’état de ruines[18].

En plus des bombes, les Vénitiens durent affronter un début de famine, le siège empêchant le ravitaillement de la ville en vivres, ainsi qu’une épidémie de choléra qui fit des ravages dans une population affaiblie par les privations : au plus fort de la tourmente, on compta 300 morts par jour. Castelnuovo livre une description glaçante des quartiers bombardés au plus fort de l’épidémie, qui n’est pas sans rappeler la célèbre description de Florence ravagée par la Grande peste de 1348 dans le Décaméron de Boccace :

Les quartiers bombardés avaient un aspect qui serrait le coeur. Les rues étaient désertes, les boutiques fermées et les volets étaient pour la plupart également fermés. Ici et là, derrière les grilles des entrepôts, derrière les battants entrouverts d’une porte, on voyait un visage livide, émacié et décharné. Les signes les plus visibles des bombardements ne manquaient pas : des amas de débris, des bouts de tuiles et de gouttières, des pans de murs disloqués ou noircis par un début d’incendie[19].

Pourtant, malgré la dimension poignante de ces scènes, Castelnuovo continue à subvertir la dimension tragique de l’insurrection en insérant au plus fort du drame des personnages ou des scènes burlesques.

Dernières lueurs ironiques

Comme beaucoup de Vénitiens, Leonardo Bollati meurt emporté par le choléra, seul dans sa mansarde. Il ne reste alors dans son ancien palais que le gardien et son épouse, persuadés que le fait d’avoir des maîtres britanniques les protège de tout danger. Pourtant, ils seront à leur tour victimes des bombes et du choléra :

Un projectile était tombé sur le palais dès le matin du 30 [juillet 1849], une demi-heure après que le [gardien] eut hissé le drapeau britannique en disant solennellement à son épouse : « Nous sommes comme dans une cage en fer, le palais une vraie cage en fer. Ils voient forcément le drapeau, donc ils ne tireront plus de notre côté[20]. »

C’est donc dans une ville décimée que les Autrichiens font leur entrée : alors que les patriotes prennent le chemin de l’exil, le dernier personnage à faire irruption dans le roman est l’aristocrate autrichien imbu de lui-même auquel les Bollati avaient marié leur fille. L’arrivée de ce personnage détestable marque le retour du statu quo d’avant mars 1848.

En concluant son livre, Enrico Castelnuovo cite une autre oeuvre littéraire, le fameux poème « Addio a Venezia » (« Adieu à Venise ») d’Arnaldo Fusinato, qui célèbre le martyr des Vénitiens en 1849. S’il ne fait aucun doute que Castelnuovo s’inscrit dans la lignée d’une telle vision héroïco-patriotique, il est malgré tout impossible d’y réduire Dal primo piano alla soffitta. Le romancier n’hésite pas à faire rire aux dépens des Vénitiens et à briser le mythe de l’unanimisme de l’insurrection de 1848-1849, dont il représente les multiples facettes, à la fois tragiques, comiques et héroïques. Né en 1839, Enrico Castelnuovo a directement vécu les événements qu’il évoque dans son roman : en cela, Dal primo piano alla soffitta constitue un témoignage historique précis, malgré la dimension satirique volontairement caricaturale qui imprègne le roman. L’insurrection y est en grande partie décrite du point de vue des Vénitiens, ce qui illustre une dimension moins connue de la République de 1848-49, souvent racontée au prisme de ses moments charnières et des combats désespérés pour résister aux assauts autrichiens.

On observe enfin que le roman de Castelnuovo n’a rien à voir avec une autre vision de Venise, pourtant très en vogue dans l’Europe littéraire à l’époque, le mythe de la mort de et/ou à Venise, qui culmina avec La Mort de Venise de Maurice Barrès (1903) et Mort à Venise de Thomas Mann (1911). Le roman de Castelnuovo, principalement grotesque et ironique, est à mille lieues de la Venise célébrée par les écrivains européens à la fois comme une ville à la beauté exceptionnelle et comme une source de corruption morbide. Castelnuovo se situe donc au croisement entre l’histoire de Venise et plusieurs mythes. L’impossibilité de réduire Dal primo piano alla soffitta à l’une ou l’autre de ces visions de la ville fait tout l’intérêt de ce roman très drôle, dont on ne peut que regretter qu’il soit tombé dans l’oubli.