Corps de l’article

La multiplication des voyages en Asie aux XVIIe et XVIIIe siècles favorise les contacts entre les populations locales et les Européens. Ces rencontres établies à la fois par les marchands et les missionnaires catholiques génèrent une multiplication de récits de voyage que le public européen consomme avec beaucoup d’intérêt[1]. Ce phénomène, observable dans toutes les parties du monde, prend une tournure particulière dans le cas de la Chine (Cathay) puisque celle-ci jouit d’une réputation de grand royaume et de magnificence—une notoriété imputable au récit de Marco Polo durant le Moyen Âge. La production de ces récits durant l’époque moderne devient rapidement abondante. Dès le XIXe siècle, les historiens se sont approprié ces récits afin de construire une histoire diplomatique et économique des relations entre la Chine et l’Europe[2]. Les années récentes ont vu l’historiographie développer de nouvelles orientations toujours par le biais de ces écrits, renforçant ainsi notre connaissance des transferts culturels et philosophiques entre les deux aires civilisationnelles[3]. L’abondance des thèmes exposés dans ces récits en fait de véritables trésors pour n’importe quel chercheur intéressé par l’histoire de la Chine et de ses représentations par les Européens. L’un de ces thèmes, peu étudié par les historiens, est la représentation des femmes chinoises. Si celles-ci ne jouent pas le rôle premier dans ces récits, il n’en demeure pas moins qu’elles sont largement décrites, et ce, sous différentes facettes. Cette optique nous permet de nous renseigner à la fois sur l’histoire des femmes chinoises, mais surtout sur l’histoire des mentalités européennes de l’époque.

À notre connaissance, il existe deux recherches qui portent spécifiquement sur la représentation des femmes chinoises dans les récits de voyage des Européens. Kim C. Phillips, qui étudie dans un chapitre de livre la représentation des femmes chinoises, mongoles et indiennes dans les écrits des voyageurs médiévaux (1245–1510), croit que l’image que l’on peint des femmes intègre les caractéristiques que l’on a accolées à la nation dont il est question. En ce sens, la femme mongole est dépeinte comme étant féroce et habitée d’un esprit combatif, alors que la femme chinoise est perçue comme étant à l’apogée de la beauté et de la sensualité[4]. Nos recherches démontrent que la perception médiévale de la Chine s’étend largement à travers l’époque moderne. Patricia Ebrey poursuit dans la même perspective que Phillips dans une étude sur la représentation des pieds bandés des Chinoises par les Occidentaux de 1300 à 1890. L’autrice théorise l’idée d’une conception malléable au fil du temps. Alors qu’elle insiste sur la représentation généralement positive des femmes chinoises dans les écrits de Marco Polo, elle constate que la perception des pieds bandés est généralement négative, allant d’un point de vue légèrement favorable durant le Moyen Âge à une perception totalement péjorative durant les XVIIIe et XIXe siècles[5].

Notre étude se situe donc dans la continuité de ces ouvrages tout en apportant un éclairage plus précis sur l’époque moderne. La périodisation est importante : il existe au sein de l’historiographie de cette époque l’expression de la sinophilie à la sinophobie qui témoigne de la perception des Européens envers l’Empire chinois. René Étiemble fut le premier à baptiser cette tendance, qui fut notée par d’autres historiens sans toutefois la nommer ainsi[6]. Ce sont principalement les Jésuites qui, bénéficiant des bonnes grâces de l’empereur Kangxi[7], projettent une image favorable de la Chine. Durant le XVIIe siècle, les Jésuites jouissent d’une influence considérable à la cour de Kangxi, agissant par le fait même comme intermédiaires entre l’Empire du Milieu et les pays européens. Les récits des Jésuites contribuent à cette sinophilie, dépeignant la cour impériale chinoise de façon élogieuse et étouffant les représentations contraires à la leur[8]. À mesure que les contacts se font de diverses natures, les Européens construisent une représentation négative de la Chine, autant chez les marchands que chez les diplomates et les intellectuels. La Querelle des rites chinois[9], qui sévit au début du XVIIIe siècle, affecte profondément la crédibilité des Jésuites, à la fois au sein de la papauté et dans l’entourage impérial chinois. Si Étiemble identifie l’année 1773 comme date pivot pour expliquer la transition de la sinophilie à la sinophobie[10], nous jugeons plus adéquates dans le cadre de cette étude les remarques de Jonathan D. Spence. Ce dernier affirme que : « plus souvent, comme on peut s’y attendre, les réactions étaient partagées et elles se brouillaient dans le temps et l’espace, d’une manière qui rend à peu près impossibles les catégorisations rigoureuses »[11]. De ce fait, le XVIIIe siècle donne lieu à diverses interprétations[12] de la Chine qui peuvent entrer en contradiction avec celles des Jésuites[13]. S’il est donc possible de déceler une tendance dans les représentations, il est primordial de garder en tête qu’il est impossible de définir des catégories inaltérables et cette notion est applicable avec la représentation des femmes chinoises.

L’idée de la sinophilie et la sinophobie est pertinente dans le cadre de notre étude pour plusieurs raisons. D’abord, l’influence qu’ont eue les Jésuites sur l’univers mental européen est considérable par le biais de leurs publications élogieuses envers la Chine. De plus, ces ouvrages étaient au XVIIe siècle les seules sources d’informations fiables[14]. Aussi, notre démarche est d’autant plus pertinente que la période de publication des sources mobilisées dans cet article correspond à des moments clés de cette tendance : certaines d’entre elles opèrent dans un contexte de sinophilie ambiante alors que d’autres sont inspirés par la sinophobie naissante de la fin du XVIIIe siècle. Enfin, cette notion est absente du travail d’Ebrey qui est la seule qui considère les représentations des femmes chinoises à l’époque moderne. Il s’agit donc de vérifier la validité de l’évolution de la sinophilie et de la sinophobie à travers la perspective des représentations de genre. De ce fait, l’évolution des représentations des femmes chinoises coïncide-t-elle avec un contexte plus global ? Les représentations des Chinoises n’évolueraient donc pas en vase clos, mais correspondraient à la transformation beaucoup plus large qui fait passer l’attitude européenne de la sinophilie à la sinophobie.

Ce texte sera divisé en trois parties. Nous présenterons d’abord les sources sur lesquelles se base cet article, tout en soulignant leur contexte de production, leurs auteurs et l’intérêt de chacune. Par la suite, nous analyserons les représentations des femmes chinoises dans ces récits selon deux catégories, soit les perceptions par rapport au corps de la Chinoise, qui incorporent l’aspect physique et le bandage des pieds, et les rapports entre les genres masculins et féminins. Il sera ici question de l’infanticide des jeunes filles, du travail des femmes et des interactions avec les hommes. Nous tenterons finalement de comprendre comment, dans chacune de ces catégories d’analyse, le passage de la sinophilie à la sinophobie a pu teinter le regard européen sur les femmes chinoises.

Description du corpus de sources

L’ouvrage de Jehan Nieuhoff provient de l’ambassade hollandaise de 1655 dirigée par la Compagnie des Indes Orientales Hollandaises (VOC). Les Hollandais, présents depuis le début du XVIIe siècle en Asie du Sud-est, monopolisent le commerce avec les Japonais. Contrôlant ainsi une partie du commerce avec le Japon et l’Indonésie, les Hollandais tentent d’asseoir leur position en Chine, ce qui leur sera refusé par les Ming[15]. La VOC construit donc un établissement commercial sur l’île de Taiwan afin de renforcer sa domination économique sur les Portugais et les Espagnols. Le but de la délégation de Nieuhoff est de favoriser l’ouverture des ports du littoral chinois au commerce, tout en proposant une alliance militaire afin de lutter contre le pirate Koxinga qui affecte l’efficacité du commerce des Hollandais dans la région[16]. Nieuhoff occupe le poste de secrétaire de cette mission, recueillant ainsi les propos et les idées des deux principaux ambassadeurs : Jacob de Keyser et Pieter de Goyer. La version que nous possédons de ce récit est la traduction française effectuée par Jean le Carpentier publiée la même année que la publication originale. Outre la mission purement diplomatique, Nieuhoff avait pour tâche de recueillir le plus d’informations possible sur la Chine, exposant ainsi une description détaillée de la société chinoise de l’époque. Le récit contient également une quantité importante d’illustrations faites à la main sur place et qui seraient la genèse de la mode des chinoiseries qui traversera la fin du XVIIe siècle[17]. L’ouvrage contient le compte-rendu de l’expédition hollandaise à laquelle participe Nieuhoff, suivi d’une description sommaire des provinces de la Chine qu’il n’a pas visitées.

La deuxième source est un ouvrage rédigé par le secrétaire de l’ambassade Macartney : George Staunton. Ce dernier connaît une carrière de diplomate à Grenade, puis en Inde avant de participer à l’expédition diplomatique de Macartney[18]. L’entièreté de l’ouvrage sera publiée en deux volumes : le premier met davantage l’accent sur le voyage en mer et l’arrivée en Chine, le deuxième s’intéresse surtout à l’expédition dans la Chine même[19]. L’ambassade dirigée par Macartney prend place en 1793. Celle-ci poursuit sensiblement le même objectif que la délégation hollandaise : l’ouverture des ports du littoral chinois. Depuis 1757, le commerce maritime s’effectue uniquement depuis la ville de Canton dans le sud de la Chine et sous l’égide d’une guilde de marchands (Co-Hong) qui profite de son monopole impérial pour imposer des tarifs importants aux marchands anglais[20]. Cette situation est délicate pour le commerce anglais qui subit une balance commerciale défavorable, en raison d’un achat massif de thé et du désintérêt marqué des Qing qui achètent bien peu de produits anglais[21]. C’est notamment pour résoudre ce problème que l’ambassade Macartney est envoyée en Chine afin d’y établir des relations diplomatiques. Bien que la mission ait été un échec, les ouvrages qui en résultent joueront un rôle fort important pour les perceptions européennes et constituent un exemple patent de la nouvelle sinophobie qui sera en vogue tout au long du XIXe siècle[22].

L’importance de ces excursions a été majeure dans la conscience européenne et dans la représentation de l’Empire chinois. Aussi, ces récits ont été fortement mobilisés par une historiographie soucieuse de l’histoire diplomatique et économique[23]. Soulignons enfin que le nombre de sources mises à contribution dans cet article est volontairement limité. Il existe une quantité importante de documents de l’époque tout aussi riche en renseignements[24]. L’objectif de cet article est plutôt de tester un cadre analytique et une hypothèse de recherche en construction en utilisant seulement deux ouvrages[25]. Nous croyons donc modestement innover en utilisant ces ouvrages sous l’angle de la représentation des femmes chinoises, peu abordées jusqu’à maintenant.

Représentation du corps des Chinoises

Cette section tentera de démontrer que les représentations du corps des femmes chinoises suivent le paradigme de la sinophilie à la sinophobie. Ainsi, la beauté des Chinoises est mise en évidence chez Nieuhoff qui les tient même pour modèle de féminité, alors que Staunton insiste davantage sur leur laideur, témoignant ainsi d’une perception pouvant être liée aux représentations favorables et défavorables de leurs époques respectives. C’est le même état d’esprit qui anime les deux auteurs lorsqu’il est question du bandage des pieds ; Nieuhoff soutient que cette pratique ajoute à la beauté des Chinoises, tandis que Staunton est plus incisif à propos de cette coutume, bien qu’il fasse un effort de compréhension.

L’admiration et le mépris de la beauté des Chinoises

L’expédition de Nieuhoff débute à Canton, traverse les villes côtières de la Chine pour se terminer à Pékin où l’ambassade hollandaise sera reçue par l’Empereur Shunzhi[26]. Durant son périple, Nieuhoff décrit avec attention et curiosité tout ce qu’il voit, tout en décelant les ressemblances et les différences entre les villes chinoises. Il est commun dans son texte de le voir représenter les femmes d’une ville en particulier comme étant sublimes et celles d’une autre ville comme étant laides. Toutefois, l’auteur décrit en ces termes les femmes de la cité de Yancheu « […] la Nature en a banni la diformité [sic] qui n’a point de grace, [sic] & y a placé sur les corps de toutes les filles une beauté si achevée, que je ne crois pas qu’on en puisse voir de plus rare en notre Europe »[27]. L’auteur n’explique pas en quoi cette beauté est si phénoménale. Cependant, Nieuhoff déplore le sort de ces femmes, qui sont soit maltraitées par leurs maris, ou bien élevées et vendues pour devenir des prostituées. L’auteur juge cette situation inadmissible, dans la mesure où ces femmes ne devraient pas se trouver dans des lieux de perdition et de péchés.

Un peu plus loin dans cette section, Nieuhoff en profite pour critiquer vertement les moeurs des femmes européennes. Il croit ainsi que les femmes ne peuvent jouir d’une pleine liberté de leur corps, car la morale chrétienne les oblige à demeurer prudes. Pourtant, il semble pardonner cette entorse du dogme chrétien par les Chinoises, car elles ne connaissent pas Dieu. En fait, Nieuhoff se sert des femmes chinoises comme exemple afin de critiquer les femmes européennes qui, malgré la pleine connaissance de péchés et de la morale chrétienne, continuent de s’enfoncer dans le vice. Ainsi :

Et vous Mes-Dames [sic], à qui Dieu a départi la beauté & la bonne grace du corps & duquel vous estez [sic] les maitresses, croyez vous qu’il vous est aussi loisible de le profaner ? Si vous le faites, […] vous en serez contables [sic] au Jugement du Très-Haut, voir méme [sic] avec beaucoup plus de rigueur que ces pauvres Payennes [sic], puisqu’elles n’abusent de la grace [sic] de leurs corps que par la contrainte & sans la connoissance [sic] de la bonté Divine[28].

Nieuhoff se sert ainsi des Chinoises comme modèle afin de critiquer les femmes européennes. Lorsqu’il est question de beauté et d’apparat, les Chinoises possèdent les caractéristiques propres à l’idéal féminin selon les standards européen du genre féminin. En effet, elles n’abusent pas de leur charme ni de leur beauté, tout en restant réservées et discrètes. Fait intéressant, l’exotisme associé à l’altérité ne semble pas être attribué uniquement aux Chinoises, car il décrit les femmes mandchoues[29] de façon tout aussi élogieuse[30]. Qu’elles soient Chinoises ou Mandchoues, Nieuhoff s’en sert pour critiquer les femmes européennes. Ici encore : « Belle leçon pour les Dames Chrestiennes [sic], qui semblent n’estre [sic] nées que pour faire voir où peuvent monter les désirs de la nature dérèglée, quand une grande fortune leur preste [sic] l’épaule »[31].

Pour Nieuhoff, tout est une question de modestie; il reproche aux Européennes de porter des habits trop ostentatoires, de consacrer trop de temps à leur maquillage et leur coiffure. Il condamne également les gestes impudiques en public, tels que les rires gras et forts[32]. Autrement dit, Nieuhoff fait porter sur les épaules des femmes tout le poids d’une société obnubilée par le respect des règles et des conventions propres à une société d’ordre. Il ne semble pas saugrenu d’affirmer que Nieuhoff perçoit chez les femmes chinoises non pas uniquement une beauté physique et spirituelle, mais qu’il se représente par le biais du comportement modeste des Chinoises une société stable et respectueuse des règles établies.

L’Europe de l’Ouest au XVIIe siècle est dominée par l’idée de contrôle des femmes. Le discours médical et religieux favorise en quelque sorte le désir de possession des femmes[33]. La représentation médicale est très négative, en raison des maigres connaissances anatomiques des femmes que l’on juge imparfaites, au contraire de l’homme dont le corps constitue l’apothéose de l’être humain[34]. Le discours médical rejoint la représentation religieuse, dans la mesure où l’on croit que les femmes sont assujetties à leurs pulsions sexuelles, et peuvent ainsi corrompre les hommes chastes et honnêtes. L’idée de corruption est également issue de la genèse d’Adam et Ève, épisode qui témoigne de la nature dangereuse et corruptible des femmes[35]. C’est pourquoi le contrôle du corps et des désirs des femmes s’appuie autant sur un discours médical que religieux, chacun se nourrissant de l’autre. Les extraits tirés de l’ouvrage de Nieuhoff sont des exemples patents de cette mentalité, où l’auteur passe plusieurs paragraphes à critiquer le comportement des femmes qu’il juge trop ouvertes ou trop décomplexées. À l’opposé, les Chinoises lui apparaissent comme le modèle parfait de la femme belle, modeste et réservée[36]. En ce sens, Nieuhoff projette sur les femmes chinoises son idéal féminin qui n’est pas toujours concrétisé en Europe.

Staunton s’inscrit dans une réflexion contraire : « Some [women] also assisted in the harvest, who were little to be distinguished from the men, by any delicacy of features or complexion »[37]. Cet extrait est suivi d’une longue citation de William Hickey[38] dans laquelle ce dernier étaye de façon précise la laideur des femmes chinoises. Pour Staunton, elles ne sont pas différentes des hommes, dissipant par le fait même tout signe de féminité chez elles. En fait, en niant complètement la féminité des femmes chinoises, en rejetant leur nature, Staunton crée une distinction entre dominant et dominé, ou entre civilisé et arriéré. Ce mode de pensée suit une certaine logique lorsque les administrations coloniales des XIXe et XXe siècles réglementeront de façon précise le comportement des femmes blanches dans un contexte colonial[39]. Le but étant de contrôler les femmes afin que celles-ci apparaissent comme étant raffinées, au contraire de leurs consoeurs colonisées pour qui le retard civilisationnel se perçoit dans leurs comportements et leurs agissements. Ce faisant, Staunton pose les premiers jalons d’une représentation coloniale de la Chine perceptible à travers le traitement des femmes chinoises.

Comme le souligne Kim Philips, cette représentation favorable et presque sexuelle des femmes chinoises est palpable dans les écrits des voyageurs médiévaux[40]. Il semble que cette représentation flatteuse issue du Moyen Âge transparait dans l’univers mental de Nieuhoff, traduisant ainsi une continuité entre le Moyen Âge et l’époque moderne. La femme chinoise, par sa beauté et sa grâce, mérite donc un meilleur sort que ce que les hommes chinois peuvent leur offrir. Staunton, pour sa part, s’inscrit dans un contexte où l’admiration envers la Chine s’estompe en raison de la multiplication des contacts. À la fin du XVIIIe c’est davantage une posture critique et péjorative que les Européens adoptent à l’endroit de la Chine, ce qui explique l’attitude de Staunton envers les Chinoises. Ce dernier semble poser les premiers jalons du colonialisme du XIXe siècle en déshumanisant les femmes chinoises et en niant complètement leur féminité.

Représentation des pieds bandés ; entre admiration et dédain

La coutume des pieds bandés des Chinoises est décrite dans les écrits de Nieuhoff et de Staunton. Cette pratique suscite des réactions fort divergentes entre les deux auteurs, le premier louant l’allure que les pieds bandés donnent aux Chinoises et l’autre étant plus critique et acerbe à propos de cette pratique. Pour Nieuhoff, cette coutume semble anodine et rend plutôt hommage à la beauté de la femme. Il associe—intégrant ainsi la perception chinoise de l’époque—les pieds bandés à l’idée de grâce et de douceur des femmes : « aussi ces filles avec leur eminente [sic] façon de leur corps à petits pieds, sont douées d’une grace [sic] singulière & d’une gentillesse incomparable »[41]. La démarche timide et incertaine causée par l’étroitesse des pieds force les femmes chinoises à adopter une posture vacillante, contribuant ainsi à la représentation de la femme qui se doit d’être douce et discrète. Ce faisant, elle devient dépendante des hommes et donc plus facilement contrôlable. En d’autres termes, avoir les pieds bandés se superpose à l’image préconçue de la femme timide et réservée. Sans la percevoir comme un modèle, le fait que Nieuhoff encense cette pratique témoigne d’une certaine idéalisation de la coutume. Cette idée est également soutenue par Patricia Ebrey qui affirme que la représentation des femmes chinoises et des pieds bandés se comprend selon une représentation globale de la Chine[42]. Si le voyageur prend la Chine comme un modèle et idéalise cette civilisation, il est dès lors probable qu’il décrive les femmes chinoises de façon tout aussi élogieuse.

Pour sa part, les remarques de Staunton sont fort véridiques dans la mesure où il décrit la pratique de façon précise. Staunton présente d’abord les étapes de la coutume, débutant dans la tendre enfance, où le pied est compressé dans le but d’atteindre une petite taille. L’auteur semble trouver cette coutume déplorable, car il utilise un vocabulaire péjoratif afin de décrire cette action : « cruelty, forcibly, degradation etc. »[43]. Staunton insiste sur la douleur causée par le bandage des pieds et fait un parallèle avec la situation des femmes européennes, celles-ci devant subir les tourments suscités par les robes de tailles serrées et les corsets[44]. En raison du ton employé, l’auteur semble également critiquer cette mode propre aux femmes européennes. Dans cette section sur les pieds bandés, Staunton fait preuve d’un certain relativisme puisqu’il tente de comparer ce qu’il voit avec ce qu’il connaît plutôt que de critiquer uniquement la coutume des pieds bandés.

Même si le ton est généralement négatif, il est important de souligner l’effort de compréhension de l’auteur. Un autre exemple de cette tentative de compréhension est la distinction faite entre les Chinoises et les Mandchoues qui ne pratiquent pas cette coutume. Les pieds bandés semblent devenir le premier vecteur de différenciation culturelle entre les Chinoises et les Mandchoues aux yeux des Européens, ce que défendent Saman Rajali et Patricia Ebrey pour qui la pratique des pieds bandés se comprend selon ce désir de distinction culturelle du peuple chinois par rapport aux peuples nomades du Nord. Le contexte d’opposition et de guerre durant la conquête mongole au XIIIe siècle favorise le développement d’une identité culturelle forte afin de se démarquer de son ennemi et de consolider la cohésion au sein du groupe. Ce fait explique selon Rajali et Ebrey l’émergence dans la Chine des Song de la pratique des pieds bandés[45]. Il y a, d’un côté, la Chine qui pratique cette coutume et qui représente la culture et la civilisation et, de l’autre, il y a les Mongols et les Mandchous, considérés comme des guerriers barbares sans culture. Cette distinction représentée par les pieds bandés entre Chinois et peuples nomades du Nord se retrouve également dans les travaux de Kim Phillips qui sépare son chapitre de livre selon ces différenciations[46]. Les propos de Staunton s’inscrivent donc dans cette tendance observée par l’historiographie.

Comme le note Ebrey : « Certainly, as the power relations between the West and China shifted, so too did the way Westerners wrote about features of Chinese culture they did not find to their taste »[47]. Cette citation démontre bien la relation qui existe entre la représentation de la Chine et le contexte global. Le rapport de force semble être un élément qui détermine l’évolution des représentations, et conséquemment le passage de la sinophilie à la sinophobie. La présence éparse des Européens aux XVIe et XVIIe peut expliquer l’attitude bienveillante des voyageurs envers la Chine et l’inverse est aussi vrai pour le XVIIIe qui voit plutôt une présence européenne plus marquée et plus revendicatrice. Cette évolution influence donc la représentation générale de la Chine et le corps des femmes, et les pieds bandés présentent un exemple de cette transition.

Les rapports entre les genres dans les contextes chinois et européen

Cette section analysera les rapports de genre toujours selon le principe de sinophilie à la sinophobie. Des rapports de genre, nous entendons ce qui définit le genre féminin et masculin et leurs possibles interactions, afin de contester les réactions des Européens sur leur propre genre, mais également sur leur perception genrée de la Chine de l’époque. Ces interrogations sur ce qui est féminin et masculin dans notre contexte sont liées à la sinophilie et la sinophobie ambiante. Ainsi, pour Nieuhoff qui tient la Chine pour modèle, les transgressions de genre seront acceptées et même utilisées pour dénoncer les violations de genre en Europe. Staunton réagit de façon opposée, dans la mesure où les pratiques qui portent atteintes à sa propre conception du genre, dont l’infanticide ou le travail des femmes sont critiqués, car il utilise sa propre culture comme référent idéal, à l’inverse de Nieuhoff.

Critique et omission de l’infanticide

La question de l’infanticide a longtemps intéressé les missionnaires et les voyageurs européens en Chine. Nombreux sont les voyageurs qui ont noté la prépondérance de cette pratique, dont l’ampleur est sans doute exagérée[48]. La pauvreté au cours des périodes plus difficiles explique en partie ce phénomène. Aussi, les historiens ont souvent pointé du doigt la culture confucéenne et la logique de la piété filiale qui favorisent les fils comme étant les causes de l’infanticide marqué des jeunes filles[49]. Le code de loi des Qing prévoit également une sentence plus sévère pour la mère qui tue son fils plutôt que sa fille, car elle rompt la lignée familiale de son mari[50]. Il convient toutefois d’ajouter que ce fait n’est pas unanimement accepté dans la société chinoise, comme en témoigne l’opposition féroce des sectes bouddhistes[51].

L’infanticide apparaît dans les textes des secrétaires d’ambassade. Staunton décrit cette pratique de façon fort negative : « Female infants are, for the most part, chosen as the less evil for this cruel sacrifice, because daughters are considered more properly to belong to the families into which they pass by marriage […] »[52]. L’auteur témoigne ici de la conception confucéenne de la femme qui quitte la famille après le mariage, en en faisant ainsi un membre moins précieux. Dès les premières rencontres, les missionnaires européens ont été choqués de cette pratique, qu’ils jugent inhumaine et contraire à la nature divine. L’enjeu est surtout religieux : il faut offrir aux enfants abandonnés le baptême avant qu’ils ne périssent, afin de leur garantir un repos après leur mort. Staunton décrit les efforts des missionnaires avec une certaine cordialité : « The missionaries are likewise zealous in this humane work »[53]. Le désir d’aider ces orphelins pousse les missionnaires catholiques à fonder des orphelinats avec l’aide des premiers convertis chinois[54]. L’abandon et l’infanticide révulsent Staunton qui emploie un vocabulaire fort péjoratif (evil, cruel, miserable etc.) tout en louant les efforts des missionnaires qui tentent de sauver les enfants abandonnés.

La divergence de valeurs et de spiritualité semble à l’origine cette critique acerbe. La morale chrétienne offre une sorte d’égalité spirituelle : chaque individu, homme ou femme, a droit à un accès à la vie après la mort. De ce fait, la vie selon la logique chrétienne est aussi importante pour les hommes que pour les femmes. D’un autre côté, les codes de loi chinois, de même que les valeurs confucéennes, octroient au mâle un certain privilège tout en idéalisant la vieillesse[55]. Un adulte a donc plus de valeur qu’un enfant, ce qui contribue au phénomène de l’infanticide. Staunton possède une perception négative qui s’inscrit dans la sinophobie ambiante de la fin du XVIIIe siècle, car la critique qu’il effectue s’avère être réaliste et dure, tout en démystifiant l’Empire chinois. Notons enfin que ce thème est absent du témoignage de Nieuhoff. Il est possible que cette omission soit volontaire par manque d’information ou involontaire dans la mesure où la pratique ne serait pas aussi répandue, comme le suggère l’historiographie[56].

Le travail des Chinoises sous le regard européen

Le travail des femmes européennes a longtemps été occulté par l’historiographie, et ce, toutes périodes confondues[57]. Les recherches récentes démontrent toutefois que le travail des femmes a toujours été accepté au cours de l’époque moderne, tant que les femmes respectent leurs sphères d’activités qui correspondent, entre autres, à la domesticité et autres menus travaux dont le travail de la laine, du coton et du textile[58]. À l’instar de la logique chrétienne, il existe en Chine un discours normatif sur le comportement des femmes et comment celles-ci doivent agir. La transmission de valeurs prescrites par la morale confucéenne correspond aux Trois Obédiences et les Quatre Vertus[59]. Toutefois, même s’il est difficile d’évaluer adéquatement l’application de cette féminité au sein de la société chinoise, il n’en demeure pas moins qu’il en résulte une séparation des sphères d’action des hommes et des femmes. Comme en Europe, les moralistes confucéens isolent les femmes à l’intérieur et font du domicile familial son champ d’action privilégié. Les hommes, pour leur part, exercent leur activité en dehors du domicile familial[60].

Nieuhoff présente dans son récit plusieurs anecdotes, parfois basées sur des ouï-dire qui interrogent les rapports entre les genres masculins et féminins et la notion du travail. À son arrivée dans la ville de Xinghai, Nieuhoff note que les rôles entre les hommes et les femmes sont inversés. Ainsi, les Chinoises travaillent majoritairement dans les fabriques de soie et dans les champs tandis que les hommes se doivent d’être au domicile pour s’occuper des enfants. Initialement, on pourrait croire que cette pratique soit fortement critiquée par Nieuhoff, tant elle dépasse les cadres sociaux et les rôles traditionnels des hommes et des femmes en Europe. Pourtant, l’auteur en prend le contre-pied, et opine qu’au :

reste cette façon de faire n’est pas à mon avis si ridicule qu’on s’imagine, car comme la capacité, & l’industrie des hommes surpasse de beaucoup celle des femmes, aussi devons-nous croire que sous leur conduite on recueille meilleure nourriture […]. Aussi le naturel des Enfants se lime, s’affine & se plie mieux sous la verge d’un père, que sous la douceur d’une mère[61].

Comme le démontre Claire Gheeraert, les genres masculins et féminins au XVIIe constituent un espace commun et non fermé l’un par rapport à l’autre[62]. Ce mélange favorise une redéfinition des rôles, et il est probable que Nieuhoff s’inscrit dans cette tendance. Néanmoins, la maternité, symbole exemplaire de la féminité, est considérée comme un espace réservé à la femme en raison de sa physionomie qui la porte naturellement à enfanter et de sa douce nature qui permet d’élever des enfants justes[63]. Cette maternité entraine toutefois une infériorité par rapport à l’homme qui est postulée par une grande majorité des traités médicaux de l’époque moderne. Nieuhoff s’appuie sur la perception supérieure de l’homme comme étant la création parfaite de Dieu pour postuler que les hommes sont en fait plus à même pour élever leurs enfants que leurs femmes qui sont enclines à l’oisiveté[64]. Ici encore, Nieuhoff idéalise la société chinoise et l’utilise comme modèle afin d’apporter un éclairage sur sa propre civilisation tout en insistant sur la supériorité de l’homme pour justifier son propos. Il semble que son idéalisation de la Chine l’incite à être plus tolérant sur ce qu’il observe, quitte à mettre de côté ses propres valeurs.

En théorie, le travail est un exemple de cette séparation entre les hommes et les femmes. La réalité est cependant différente, les femmes assistant régulièrement leur mari au travail des champs, à la fois en Europe et en Chine. Staunton note à propos d’une scène dans les champs des environs de Canton : « The soil, indeed, was loose, and the plough of very light materials and construction; the task imposed upon the woman appeared to an European eye altogether unbecoming, when not borne equally by the other sex »[65]. Il convient de préciser que les femmes du sud de la Chine sont moins touchées par la morale confucéenne, en raison d’un particularisme géographique et culturel qui tend à s’effacer durant les dynasties Ming et Qing[66]. Conséquemment, les femmes jouissent d’un statut qui diffère sensiblement des femmes vivant plus au nord.

Néanmoins, le travail partagé entre les hommes et les femmes ne semble pas raisonnable pour Staunton, dans la mesure où la vision européenne divise généralement le travail des deux sexes en sphères séparées[67]. Le travail des femmes européennes est à cette époque bien souvent domestique. C’est pourquoi cette scène surprend Staunton, car cela dépasse les cadres sociaux auxquels il est habitué. Nous avons mentionné plus tôt que la réalité sociale du travail des femmes est parfois bien différente du discours véhiculé puisque les conditions socioéconomiques des paysannes les forcent parfois à transgresser les barrières sociales. La citation ci-haut en est une preuve. Pourtant, Staunton ne semble pas soutenir cette transgression des rôles genrés. En ce sens, la perception de la féminité de l’auteur s’apparente davantage à la représentation confucéenne des femmes qu’au particularisme genré de la région du Guangdong dans le sud de la Chine.

L’une des pistes de réponse que nous voulons explorer ici est la propagation du discours ambiant sur les femmes en Europe. Il existe de véritables guides de bonne conduite qui sont rédigés conjointement par des clercs et des membres de la noblesse. Ces ouvrages sont destinés à éduquer les jeunes filles et les jeunes mères issues des hautes sphères de la société.[68] Selon ces guides, le travail, entre autres domestique, constitue une protection contre l’oisiveté. Le travail est donc fortement encouragé, pour autant qu’il coïncide avec les sphères d’action des femmes[69]. Conséquemment, le modèle normatif et l’idéal féminin européen concernent d’abord et avant tout les femmes de haut rang social. Cette conception peut parfois entrer en opposition avec la féminité des femmes moins aisées. Il ne semble pas saugrenu d’avancer que Staunton, issu des hautes sphères de la société anglaise projette sur une paysanne chinoise un idéal féminin élitiste. C’est pourquoi il critique le travail de cette femme dans les champs, car cela ne correspond pas à sa perception de ce que la féminité devrait être.

L’inversion des rôles genrés en Chine et la réaction européenne

La transgression des genres semble être un thème sensible chez Nieuhoff qui adopte dans un autre extrait une attitude critique. Durant son arrêt dans la ville de Tonquam, l’administrateur Pinxentou lui mentionne que les femmes de cette cité ont plusieurs maris en même temps, jusqu’à en faire du trafic et des échanges[70]. Le ton est ici plus acerbe : « Ô pauvres niais, qui laissez usurper de la sorte la possession de vos droits, ne sçavez [sic] vous pas que vous pechez [sic] grandement contre Dieu & l’Écriture qui veulent que le mary [sic] soit le chef de la femme » et de poursuivre : « Mais dites moy [sic], ô bons maris de quenouille, croyez vous que vos femmes sont de meilleure trempe ? »[71]. La violation des comportements genrés, qui apparaissait plus haut bénéfique dans l’éducation des enfants par les pères, semble ici complètement inadmissible, car cela contrevient à la fois au rôle traditionnel de la femme et vient menacer la masculinité de l’homme. C’est sans doute cette atteinte à la masculinité de l’homme qui rend cette situation inacceptable, car ce dernier est considéré comme l’être supérieur. En ce sens, cet extrait ne signifie pas seulement une redéfinition des rôles genrés, mais aussi une attaque contre la hiérarchisation des sexes. La série d’insultes qu’il emploie a pour objectif de féminiser les hommes qui se laissent diriger par leurs femmes. Toutefois, il ne semble pas adresser directement ces insultes aux Chinois, car il utilise la religion chrétienne comme référent pour soutenir son argumentaire. Nieuhoff semble plutôt diriger ses critiques vers les hommes européens qui n’ont pas assez de contrôle ni de verve sur leurs femmes. Ici encore, les femmes chinoises sont instrumentalisées pour formuler une critique sociale à l’endroit des hommes européens.

Staunton s’interroge pour sa part sur les rapports de genre et même d’ethnicité. Alors que la délégation diplomatique se trouve aux alentours de Pékin en direction de Jehol en Mandchourie, Staunton note : « Some of them [women] were sitting in covered carriages, of which, as well as of horses, there are several to be found for hire in various parts of the town. A few of the Tartar ladies were on horseback, and rode astride, like men »[72]. Sans le percevoir nécessairement comme une action négative, le fait que l’auteur mentionne cet épisode prouve que cette observation mérite d’être relevée. Ce qui est pertinent ici est que Staunton décrit l’action d’une femme mandchoue, conséquemment issue d’une culture nomade et différente de la culture chinoise. L’action étonne, car cela diffère des référents culturels de Staunton.

Tel que le souligne Richard Bulliet, les sociétés urbaines et sédentaires comme l’Europe et la Chine, ont tendance à limiter le déplacement des femmes de l’élite, afin d’assurer leur protection et protéger l’honneur masculin en cas d’accident. Le tout se fait par différents moyens (interdiction de monter à cheval en Europe, bandage des pieds pour les Chinoises) afin de contrôler les déplacements des femmes de l’élite[73]. Cette situation est différente dans les sociétés nomades de l’Asie centrale (Mongolie, Mandchourie) où les femmes jouissent d’une certaine liberté de déplacement, quitte à assumer le fonctionnement des convois lorsque les hommes sont en guerre[74]. Staunton s’inscrit sensiblement dans la tendance que Kim Philips observe chez les voyageurs du Moyen Âge qui représentent les femmes mongoles comme étant de féroces guerrières, tout en notant avec curiosité leur habileté à monter à cheval [75]. Aux yeux des voyageurs, les femmes mongoles ne possèdent pas d’attribut féminin ni de beauté, attribuant plutôt ces qualités aux femmes chinoises. Staunton nuance toutefois son propos en reconnaissant une certaine élégance aux femmes mandchoues[76]. Somme toute, la capacité de monter à cheval apparait quelque peu incongrue pour Staunton qui a pour référent un idéal féminin provenant des hautes sphères de la société anglaise, qui tend à vouloir limiter les mouvements des femmes[77].

En définitive, les représentations des femmes chinoises semblent suivre le paradigme d’une représentation globale de la Chine et plus précisément celui de la sinophilie à la sinophobie. Ainsi, Nieuhoff décrit les femmes chinoises de façon élogieuse. En fait, il utilise les Chinoises comme un modèle afin de critiquer les moeurs des femmes et des hommes européens. Sa publication s’inscrit directement dans le contexte de la sinophilie selon laquelle la Chine mythique issue de l’imaginaire médiéval occupe une place favorable. De son côté, Staunton est plus critique dans sa représentation des Chinoises. Il est capable de reconnaître les qualités des Chinoises tout en étant acerbe lorsque les phénomènes qu’il perçoit vont à l’encontre de son cadre de référence culturel, comme l’a noté Patricia Ebrey sur les pieds bandés[78]. En fait, Staunton appose sur les Chinoises son idéal du genre féminin, ce qui explique la représentation péjorative, allant même jusqu’à nier tout signe de féminité chez les Chinoises. Il n’est pas anodin que Staunton soit plus critique, car le contexte dans lequel l’ambassade opère s’avère être une période de tension entre les pays européens et la Chine. Celle-ci est souvent qualifiée d’arriérée ou d’immobile, ce qui contribue à la particularité sinophobe qui caractérisera tout le XIXe siècle. A priori, les pieds bandés deviendront à la fin du XIXe siècle le symbole l’arriération chinoise, autant chez les Européens que chez les réformateurs chinois qui tentent de renverser la dynastie Qing[79].

Apportons toutefois une nuance importante. S’il est fort probable que le contexte ambiant joue un rôle clé dans la représentation des femmes chinoises, il ne faut pas perdre de vue qu’il existe une multitude de facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte et que nous ne pouvons aborder dans cet article. La perception strictement personnelle des auteurs peut se révéler importante : il s’agit de considérer le milieu dans lequel l’auteur a évolué, sa classe sociale, son état matrimonial, son occupation, ou même les difficultés rencontrées lors du voyage[80]. Tous ces éléments peuvent contribuer à modifier les représentations, peu importe le contexte historique dans lequel l’auteur évolue, prouvant par le fait même les remarques de Spence pour qui il est impossible de définir des catégorisations fermes. Nous pensons toutefois que cet article, sans apporter une taxonomie rigide et immuable, permet de déceler certaines tendances en ce qui concerne la représentation des femmes chinoises. Une mobilisation plus étendue des sources des diplomates des XVIIeXVIIIe siècles pourrait sans doute y apporter un éclairage plus précis. Il sera possible, et peut-être même bénéfique d’incorporer dans une recherche ultérieure les ouvrages des missionnaires dont la représentation des Chinoises est possiblement divergente de celle des ambassadeurs européens.