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L’histoire et la mémoire ont en commun une actualisation du passé, mais l’histoire cherche à comprendre le passé pour en libérer le présent, alors que la mémoire entretient le poids du passé sur le présent[1].

Cette citation montre en peu de mots tout le potentiel d’opposition entre l’histoire et la mémoire, deux éléments ayant souvent une relation conflictuelle notamment depuis la Seconde Guerre mondiale. Depuis les années 1970, particulièrement en France, les pratiques mémorielles et commémoratives sont légion et ont grandement joué un rôle dans l’affirmation d’une mémoire collective. De nos jours, comme l’explique Philippe Joutard, tout est mémoire. En 2012, Google relevait « près de 80 000 références à la mémoire collective » et « une alerte mémoire et histoire » a été créée sur ce même moteur de recherche au début de l’année 2011, ajoutant chaque jour quelques références, souvent multiples[2].

Par le fruit de ses réflexions sur le phénomène mémoriel, l’historien Enzo Traverso révèle que « la mémoire structure les identités sociales en les inscrivant dans une continuité historique et en leur donnant un sens, c’est-à-dire un contenu et une direction. Partout et toujours, les sociétés humaines ont possédé une mémoire collective et l’ont entretenue par des rites, des cérémonies, voire des politiques[3]. » C’est cependant seulement à partir des années 1970 que la mémoire est devenue un sujet d’étude et de débat dans les sciences sociales, puisque la pratique mémorielle a changé d’objet durant le vingtième siècle. Elle est passée des pratiques traditionnelles liées à la religion avec la commémoration des morts vers une commémoration des valeurs laïques du XIXe siècle, telles que la défense des principes éthiques et politiques, ou la célébration d’évènements fondateurs.

Ces nouvelles pratiques mémorielles (et leurs sujets) ont pris une place centrale dans le débat public puisque bien qu’elles puissent traiter d’évènements qui datent de plusieurs décennies ou siècles, les réflexions sur l’interprétation du passé demeurent essentielles. Ces réflexions ont entrainé une phase nouvelle de la relation entre histoire et mémoire qui avait comme point de départ la distinction épistémologique apportée par Pierre Nora : « La mémoire collective, globalisante et sans frontière, floue et téléscopante, relève de la croyance qui n’assimile que ce qui la conforte elle-même. La mémoire historique analytique et critique, précise et distincte relève de la raison qui instruit sans convaincre[4]. » À partir de cette différenciation épistémologique de Nora, la conceptualisation d’une opposition entre mémoire et histoire s’est développée durant les décennies suivantes.

Un des éléments qui contribue à la pratique mémorielle de manière indirecte dans cette opposition est la centralité de la Shoah comme métaphore « du XXe siècle comme âge des guerres, des totalitarismes, des génocides et des crimes, [qui] a donné naissance à une figure nouvelle, celle du témoin[5]. » La centralité du témoin comme porteur de souvenir a remis en question l’analyse historique traditionnelle menée par l’historien. Effectivement, le témoin peut amener des éléments de connaissance factuelle inaccessibles par d’autres sources plus classiques et aussi aider l’historien à restituer la qualité d’une expérience historique, dont le témoin a été un protagoniste direct.

Lors des décennies suivantes, la description épistémologique de la mémoire et celle de l’histoire ont évolué, se libérant au moins partiellement de son antinomie. En effet, certains auteurs perçoivent des influences réciproques entre ces deux entités, car elles « peuvent être parfois en conflit, mais elles ont besoin l’une de l’autre. » Gérard Noiriel poursuit :

En distinguant clairement histoire et mémoire, on comprend mieux les liens étroits qui unissent ces deux types de rapport au passé […] Les historiens ne vivent pas en dehors de la société. Ils sont eux-mêmes pris dans les enjeux de mémoire qui dominent leur temps. Sur le plan personnel, ils sont porteurs de la mémoire des groupes dont ils font (ou ont fait) partie. L’origine sociale, la trajectoire, le sexe, l’appartenance nationale, voire régionale ou religieuse, la position institutionnelle, tous ces facteurs influent sur leur vision du monde, même lorsqu’ils s’efforcent de les tenir à distance.[6]

Le conflit entre mémoire et histoire est continuellement réaffirmé ; on peut penser au récent débat sur le déboulonnement de certaines statues célébrant quelques personnages controversés du passé. Les historiens et historiennes ont un rôle à jouer dans ces débats de société ; ils peuvent par leurs analyses apporter des précisions, des nuances, voire même des éléments nouveaux en vulgarisant l’état des lieux historiographique. Les statues, ou toute autre forme de commémoration, célèbrent collectivement des personnages aux moeurs et aux agissements parfois incompatibles avec les valeurs actuelles. Jusqu’à présent, ces célébrations pouvaient s’expliquer par le fait que ces personnages faisaient partie d’une mémoire collective d’une partie majoritaire de la société et étaient souvent des figures fondatrices de l’identité nationale.

La définition de « cancel culture » sur la possibilité de retirer ces statues de l’espace public s’insère parfaitement dans cette dynamique d’opposition entre mémoire et histoire. Le fait que ces personnages furent le symbole d’une mémoire et d’une identité collectives complexifie les choses, certes, et provoque parfois la question souvent entendue : « Pourquoi devrait-on effacer l’histoire ? » C’est un faux débat. L’histoire en tant que telle n’est pas « effaçable », il ne s’agit pas de nier l’importance de ces personnages, ni même de réécrire de nouvelles interprétations, mais bien de ne pas les mettre sur un piédestal. Les historiens doivent jouer un rôle d’intermédiaire entre la discipline historique et les débats publics qui découlent des remises en question collectives de la pertinence de continuer la célébration de ces personnages dans l’espace public. De là l’importance et l’opportunité de déplacer certaines statues au sein d’espaces dédiés à la contextualisation historique, comme les musées, afin d’éviter la glorification sans contexte de ces acteurs. À mon avis, c’est tout le contraire « d’effacer » l’histoire ; il s’agirait plutôt d’un recadrement historique. L’évaluation du caractère inadéquat de ces personnages à remplir la fonction de symbole de la mémoire et de l’identité collective d’une partie de la population peut profiter de la contribution des historiennes et historiens qui apportent des précisions nécessaires.

Mussolini à Montréal

En tant qu’historien, je me suis retrouvé devant un cas flagrant de conflit entre mémoire et histoire. En 2020, avec cinq autres personnalités italo-canadiennes[7], j’ai mis en place un comité pour la contextualisation de la fresque de Guido Nincheri à l’Église Nôtre-Dame-de-la-Défense à Montréal. Dans une immense fresque représentant les accords de Latran entre l’Italie et l’Église catholique, on peut observer entre autres le dictateur italien Benito Mussolini avec quatre autres chefs fascistes. Il n’y avait jusqu’alors aucune contextualisation dans l’Église pour justifier la présence de Mussolini sur cette fresque, et la brochure explicative de l’Église n’offrait pas une contextualisation historique adéquate :

The presence of Benito Mussolini in Nincheri’s fresco is rooted in the historical context to the 1930s when it was built. It commemorates the signing in 1929 of the Lateran Accords between the Italian State and the Holy see which settled a decades-old disputed that began when the old Pontifical State was annexed by the Kingdom of Italy under the House of Savoy. At the time the Italian Dictator had not yet signed his infamous pact with Hitler and was at the apex of his popularity. Even in Montreal, many Italians and Quebecers looked upon fascism with some sympathy[8].

Si la contextualisation des Accords de Latran est correcte, le passage suivant pose objectivement des problèmes dans le fait d’insister que cette fresque date d’avant l’alliance entre Hitler et Mussolini supposant qu’avant le Pacte d’acier de mai 1939 l’Italie mussolinienne était plus acceptable. Il s’agit d’une « banalisation » de la première phase du fascisme italien qui usait régulièrement de violence et de répressions. L’Église Nôtre-Dame-de-la-Défense n’est pas en procès, elle ne devrait pas avoir à se dédouaner d’une quelconque responsabilité puisque la fresque daterait d’avant « the infamous pact with Hitler », mais devrait s’attacher essentiellement à contextualiser sa production.

Le comité jugea une telle affirmation comme extrêmement problématique étant donné qu’une affinité idéologique entre le fascisme et le nazisme a toujours existé[9]. La première vraie faute de Mussolini n’a pas été de s’allier à Hitler, mais bien d’avoir instauré une dictature implacable des années plus tôt. En fait, il est important de rappeler qu’il n’y a pas deux Mussolini ni deux fascismes italiens, et que les crimes commis dans la phase finale du régime sont la conséquence directe d’une logique idéologique basée sur la violence et la répression. Rappelons qu’entre 1922 et 1925, Mussolini s’est emparé du pouvoir en ayant recours à des assassinats politiques[10], comme celui du prêtre Don Minzoni. D’ailleurs, la personne soupçonnée d’être l’instigateur du meurtre, Italo Balbo, est représentée sur la fresque[11]. De nombreux autres opposants au régime ont été emprisonné ou envoyé en exil forcé; Don Sturzo, fondateur du premier parti catholique en Italie, a été l’un d’entre eux[12]. Aussi, avant la signature du Pacte d’acier de 1939, l’Italie fasciste a commis des crimes atroces en Libye, a envahi l’Éthiopie tuant énormément de civils notamment à l’aide d’armes chimiques[13], a attaqué la République espagnole conjointement avec Hitler et a promulgué les lois raciales de 1938[14]. Bien qu’on ne puisse pas nier que plusieurs Italo-Québécois avaient une certaine « sympathie » envers le fascisme, la brochure ne mentionne pas le fait que Mussolini ne faisait pas consensus au sein de la communauté italienne de Montréal et qu’il provoquait plutôt de profondes divisions et maintes disputes[15].

Prenant en considération ces réalités historiques, le comité a rédigé une pétition suggérant une meilleure contextualisation de la fresque. En aucun cas il n’a été question « d’effacer » la fresque, mais simplement de proposer un contexte historique plus complet aux personnes qui visitent l’Église, qui pourraient être surprises de remarquer la présence du controversé dictateur italien et de ses quatre principaux compagnons. Initialement, nous avons très vite remarqué qu’une partie de la communauté italienne était réticente. Le professeur d’histoire au secondaire Pierluigi Colleoni a rapidement changé le texte de la brochure (il n’y a plus référence aux « deux phases » du fascisme, et il est clarifié que les valeurs de l’Église catholique ne sont pas compatibles avec le fascisme), mais la majorité des Italo-Montréalais préféraient ne pas aborder le sujet. Puisqu’évidemment ceci ne s’explique pas par le fait que la communauté italo-montréalaise actuelle soutienne le fascisme, je me suis demandé quelles raisons motivent cette volonté d’éviter d’affronter le passé. Je me suis rendu compte que c’est bel et bien relié à l’opposition entre histoire et mémoire. Dans la mémoire collective de la communauté italienne de Montréal (et généralement au Canada), la Seconde Guerre mondiale a été un traumatisme, 31 000 Italo-Canadiens ont été déclarés « ennemis étrangers » et environ 600 personnes soupçonnées d’être compromises avec le fascisme ont été envoyées de manière arbitraire dans les camps d’internement de Petawawa, Kanaskakis, Kingston et Fredericton, sans avoir droit à un procès[16].

Cette expérience a engendré un traumatisme important dans cette communauté en plus de déboucher sur une longue querelle avec le gouvernement canadien, jusqu’en mai 2021 où le Premier ministre Justin Trudeau a offert des excuses officielles[17]. Ainsi, pour les Italo-Montréalais, les discussions autour de la nécessité de contextualiser la fresque de Mussolini en même temps a réouvert une autre plaie dans la mémoire, celui de l’internement durant la guerre. Aussi, le fait de relativiser le fascisme mussolinien avant 1939 aurait pu avoir comme conséquence indirecte de remettre en question l’aspect illégitime des internements des Italo-Canadiens, car il aurait été démontré que ceux-ci appuyaient, ou avaient une « sympathie » envers le dictateur. Au contraire, contextualiser correctement l’oeuvre de Nincheri aiderait à mieux comprendre le contexte de l’époque et à clarifier que la majorité de la communauté italo-montréalaise subissait l’influence du régime fasciste et qu’elle ne causait aucun risque pour la sécurité du Canada. La présence d’une fresque de Mussolini ne peut masquer le fait que les Italo-Canadiens en 1940 ont subi une suspension de leurs droits civiques.

Histoire et mémoire : une relation parfois conflictuelle

L’évolution de la problématique entourant la fresque de Mussolini m’a convaincu de la nécessité d’aborder cette thématique dans ce numéro des Cahiers d’Histoire, dans lequel les articles proposés traiteront tous de la relation conflictuelle entre histoire et mémoire.

Antoine Csuzdi-Vallé et Anne-Marie Chicoine ouvrent le bal avec leur article sur les origines du mouvement de contestation des monuments commémoratifs, en rappelant qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Les deux auteurs se concentrent sur la figure de Louis Riel, président du gouvernement provisoire de la Rivière rouge et figure clé de la résistance des Métis contre le gouvernement canadien au XIXe siècle, en rappelant comment une série de monuments à la mémoire de Riel ont été/fait l’objet de contestations durant la deuxième moitié du XXe siècle. Csuzdi-Vallé et Chicoine nous rendent compte de la complexité entourant la mémoire de Riel, qui oscille entre celle d’un traître à la nation et d’un père de la Confédération, et sa malléabilité selon les acteurs métis, anglo-canadiens ou franco-canadiens qui tentent de se l’approprier.

Le deuxième article est écrit par Kristen Gunderson et traite de la lecture par le sociologue Niklas Lunhmann des oeuvres de Patrick Modiano, l’un des écrivains français les plus connus, récipiendaire du prix Nobel de Littérature en 2014. Dans ses oeuvres, Modiano se focalise sur la période de l’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale et unit la mémoire individuelle et la narration historique collective. L’autrice utilise la formule de l’enquête policière comme technique de narration et dans ce contexte la notion de témoin joue un rôle primordial.

Dans le troisième article, Jeremy Walling analyse un sujet oublié de l’historiographie de la Deuxième Guerre mondiale au Québec, celui de la participation de l’Université de Montréal, et plus spécifiquement de sa communauté étudiante, à l’effort de guerre. Walling dévoile, par l’analyse de l’évolution des positions des étudiant.e.s de l’Université de Montréal, que parallèlement à une collaboration enthousiaste de leur établissement d’enseignement, les étudiant.e.s y ont contribué d’une manière parfois mitigée, parfois imposée. L’auteur remarque également que cette participation a été pratiquement oubliée, à l’image du désintérêt général du Québec francophone pour sa propre participation à la Seconde Guerre mondiale.

Dans la quatrième contribution, l’autrice Sara-Jane Vigneault aborde directement de l’opposition entre histoire et mémoire. Vigneault traite de la commémoration de l’Holocauste en Hongrie en mettant en relief la distorsion entre le récit de l’État hongrois et la réalité historique. En effet, pour des raisons de nationalisme, la Hongrie a essayé d’effacer les responsabilités du régime hongrois dans l’Holocauste avant 1944. Cette distorsion se remarque non seulement dans le discours officiel, mais également dans les choix des monuments commémoratifs que le gouvernement a faits dans les dernières années.

Le cinquième article nous fait réfléchir sur un chapitre sombre et oublié de la Seconde Guerre mondiale, celui des violences sexuelles des armées des Alliés envers les femmes allemandes allant de la guerre jusqu’à l’occupation alliée. L’autrice Chloé Poitras-Raymond insiste sur les différences entre la réalité historique et les récits des vétérans britanniques de la Seconde Guerre mondiale, qui dans leurs témoignages écrits ou oraux préservent non seulement leur propre réputation, mais également celle de l’armée britannique.

Dans la sixième et dernière contribution, Tran Thi Lam Dien nous amène dans le Vietnam contemporain, en nous expliquant, à travers la figure héroïque de Võ Thị Sáu, comment l’État vietnamien post-communiste a réinventé l’imaginaire des combattants communistes, qui sont devenus un moyen de fusionner l’identité nationale et l’attachement à l’État, et d’aplanir les ruptures idéologiques post-communistes. Leur utilisation par l’État vietnamien a aidé à surmonter les défis contre son autorité dans l’ère post-communiste.

Les contributions de nos auteurs et autrices se situent dans des espaces géographiques multiples, ont des thématiques variées, mais traitent toutes de la relation entre histoire et mémoire dans une dichotomie qui, comme Nora explique, revient à la différente nature des deux éléments.

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Récemment, un autre exemple entourant cette fois-ci Lionel Groulx, une figure marquante de l’identité francophone québécoise, a démontré une tension entre histoire et mémoire. Le 25 octobre 2022, Catherine Larochelle, professeure au département d’histoire de l’Université de Montréal, a reçu le prix Lionel-Groulx de l’Institut d’histoire de l’Amérique française pour son ouvrage L’école du racisme : La construction de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915). Lors de la réception du prix, l’historienne a remis en question le nom même de ce prix, en expliquant que « la construction de l’identité des Canadiens français et des Canadiens anglais du Québec s’est faite à l’école à travers l’apprentissage d’une pensée raciste ». Larochelle rappelle également que Groulx « a contribué à assurer la pérennité de cette pensée raciste dans le système scolaire du Québec[18]. » Tout en mentionnant d’autres aspects controversés de Lionel Groulx et en insistant sur le dynamisme de la profession d’historien.ne, l’autrice souligne qu’il « serait temps, il me semble, que le prix qui souligne ce dynamisme et cette excellence change de nom[19]. »

La simple remise en question du mythe identitaire autour de Lionel Groulx souvent associé par le courant nationaliste québécois comme source d’inspiration de la Révolution tranquille, a valu à Mme Larochelle des accusations du galvaudé qualificatif à la mode « woke » en plus d’encourager la culture de l’annulation. Or la professeure n’a jamais proposé une censure de Lionel Groulx, elle n’a que remis en question la pertinence qu’un prix aussi prestigieux au Québec puisse porter ce nom, pour les raisons précédemment mentionnées. Cette anecdote démontre encore une fois une opposition entre l’histoire et la mémoire (et l’identité) collective, des débats très souvent faussés par des relents émotionnels.