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En matière de culture et de diversité culturelle, la perspective dite « postmoderne » s’impose de plus en plus dans les arts et les disciplines académiques en tant que logique émergeant des changements de mentalité qui s’opèrent dans le monde contemporain. Le changement d’optique proposé par le postmodernisme, à la fois multidimensionnel et interdisciplinaire, vise à rendre compte des mutations profondes provoquées par une remise en question grandissante de certaines croyances fondamentales héritées du siècle des Lumières, dont la suprématie de l’enquête scientifique et le mythe d’un savoir universel. Ce questionnement va de pair avec un pluralisme relativiste qui définit la valeur véridictoire des produits de culture en fonction du vécu contextualisé des individus et des communautés dont ils font partie (Grenz 189-190). Les remous profonds engendrés par le postmodernisme provoquent conséquemment des modifications dans la façon de nommer et de conceptualiser la complexité du phénomène culturel, à commencer par la substitution graduelle du concept du multiculturalisme par celui d’interculturalité.

Si le terme « multiculturel » servait autrefois à désigner la coexistence paisible de multiples cultures au sein d’une même société, il est aussi devenu évocateur d’une certaine marginalisation de communautés culturelles issues de flux migratoires et de leur manque de statut et de pouvoir réels dans le fonctionnement démocratique du pays hôte. Particulièrement manifeste dans les sciences de l’éducation, le paradigme émergeant de l’interculturalité a conséquemment su accentuer « la justice, l’équité et la compréhension de la diversité au sein des sociétés démocratiques multiculturelles[1] » (Lasonen 56). Sur les plans théorique et méthodologique, ce glissement sémantique cadre également avec la manifestation progressive de nouveaux modes d’enquête dans le domaine de la recherche qualitative. Généralement reliées au coup d’envoi lancé en 1973 par Clifford Geertz dans The Interpretation of Culture et à son analyse définissant la culture comme une « sémiotique », ces démarches innovantes marquent la fin de la phase moderniste de la recherche qualitative et le début de démarches plus ouvertes, pluralistes et sensibles aux multiples significations et problématiques associées à la représentation culturelle. Ce tournant décisif a aussi permis la création subséquente d’« un grand éventail de pratiques interprétatives étroitement liées les unes aux autres » (Denzin et Lincoln, Introduction 4). Dans l’ensemble, ces modes d’enquête, tels que la théorie ancrée et la recherche-action participative, ont apporté un contrepoids au discours et aux méthodes d’enquête positivistes en fournissant des démarches analytiques et des pistes de réflexion plus aptes à rendre compte des modalités qui « génèrent l’expérience sociale et lui donnent un sens » (10).

Parmi cet éventail de méthodes de recherche se trouvent celles de la sémiotique dont l’objet d’étude, la sémiosis, vise spécifiquement les procédés et les processus à l’aide desquels le sens est créé et communiqué (Nöth 306). Reconnue comme discipline parmi les modes d’enquête de la recherche qualitative, la sémiotique, tout comme le mouvement postmoderne, a progressivement cheminé vers une approche interprétative, pragmatique et phénoménologique en matière d’art et de culture. Cette orientation s’est surtout manifestée durant le dernier quart du XXe siècle (Danesi et Santeramo 18) à partir de la publication des Thèses pour l’étude sémiotique des cultures (Ivanov et al. 1974). Ces thèses, ainsi que les écrits des fondateurs de l’école de Tartu-Moscou, ont simultanément convergé vers une sémiotique postmoderne, appelée parfois sémiotique textuelle, qui regroupe la réflexion poststructuraliste de sémioticiens comme Eco, Barthes et Kristeva. Défini comme « une extension de la linguistique dans le domaine de l’analyse textuelle ou de la critique littéraire » (Nöth 330-331), ce mouvement dépasse l’étude syntaxique et sémantique du texte afin d’aborder la dimension pragmatique de l’oeuvre littéraire, sa réception et son interprétation par le lecteur.

Malgré l’importance actuelle de son objet d’étude, celui du sens, et en dépit de l’évolution des multiples branches de la sémiotique vers l’étude de « textes » en tant que messages culturels, cette discipline se trouve paradoxalement critiquée, banalisée même, par certains théoriciens de la pédagogie interculturelle en Europe. Par exemple, Abdellah-Pretceille affirme que « le sens culturel ne peut pas être saisi par un simple recours à un répertoire sémiotique » (480). Cette affirmation superficielle ignore les nombreux recoupements entre les définitions sémiotiques de la culture, la perspective postmoderne émergente et les orientations méthodologiques de la recherche qualitative. Associer la sémiotique à un répertoire prédéterminé de signes culturels suggère également une compréhension démodée et réductionniste de la discipline. De plus, il importe de signaler que la sémiotique culturelle de Tartu, diffusée surtout en France à travers la traduction de certains écrits de Juri Lotman, représente un « héritage [qui] n’est pas suffisamment connu à l’extérieur des frontières du monde russe » (Torop, Re-reading 398). Un écart culturel semblable est manifeste dans la pensée sémiotique européenne en regard de la pragmatique de Peirce aux États-Unis:

L’imaginaire peircéen est, pour nous, latins de formation et de culture extrêmement difficile d’accès : l’apprentissage de Peirce nous force à revenir sur nos habitudes de pensée les plus enracinées et l’on comprend: la pensée binaire, la fixité de l’objet à saisir, ce sont, en fait, des caractéristiques qui remontent à Descartes

Fisette 5

De telles perceptions problématiques, elles-mêmes de nature culturelle, signalent le besoin actuel d’approfondir le terrain commun que se partagent l’éducation interculturelle, la sémiotique et la recherche qualitative afin de mieux composer avec les défis pressants du pluralisme culturel.

Une telle réflexion pourrait être amorcée en comparant la pédagogie interculturelle d’Abdallah-Pretceille, conçue en fonction de l’éducation nationale en France, aux principaux modèles de formation et de training utilisés dans la formation universitaire et professionnelle en Amérique du Nord. Ce survol, nécessairement sommaire, permettrait néanmoins de juxtaposer la typologie des approches retenues aux orientations majeures de la sémiotique postmoderne ou textuelle ainsi qu’aux principes récurrents de la recherche qualitative. Entre autres, deux analyses portant sur les principaux modèles de formation et de training interculturels aux États-Unis, dont celle à caractère théorique de Bennett et celle de type empirique et analytique de Milhouse, révèlent l’émergence de démarches pédagogiques hybrides, qualifiées d’« intégrées » et de « multidimensionnelles ». Ces modèles de formation, au contraire des approches de formation transculturelle antérieures, ne sont pas uniquement expérientiels et spécifiques à une culture. Plutôt, ils cherchent à être à la fois spécifiques et généraux (culture-specific, culture-general) afin de permettre à l’apprenant de mieux saisir que « les cultures sont à la fois semblables et différentes » (Milhouse 77).

De fait, ces modèles pédagogiques innovent en fusionnant un apprentissage de type académique ou universitaire, appelé le « model intellectuel », à celui de type expérientiel, parfois désigné comme area training ou simulation model. À cette typologie s’ajoute le modèle « conscience de soi » (self-awareness model): cette approche part de l’hypothèse que « l’individu qui se comprend mieux comprendra mieux sa culture et sera, conséquemment, plus efficace à l’étranger » (Bennett 125). Un quatrième modèle, axé sur la « conscience culturelle » (cultural awareness model) cible la capacité de l’individu à « apprendre le point de vue de l’autre culture » (129). Tous ces modèles sont qualifiés de multidimensionnels puisqu’ils visent un apprentissage interculturel cognitif, affectif et comportemental. À cette fin, ils privilégient une démarche herméneutique qui développe l’autonomie de l’individu et lui enseigne comment apprendre à apprendre en matière de culture à travers l’acquisition de compétences métacognitives. Grâce à cette conjonction de méthodes académiques, axées sur la théorie culturelle, et de mises en situation expérientielles « sur le terrain », ces approches pédagogiques aiguisent la capacité de l’apprenant à interpréter différentes cultures, mais aussi à pouvoir y intervenir et entreprendre un processus de résolution de problèmes.

À première vue, la pédagogie interculturelle d’Abdallah-Pretceille semble privilégier l’approche « conscience de soi »: « La compréhension d’autrui exige que l’on travaille sur soi pour éviter de tomber dans la projection et un jeu de miroirs » (477). On pourrait également avancer l’hypothèse que la sémiotique postmoderne ou textuelle offre un contrepoids à l’approche « conscience culturelle » en produisant « un savoir théorique et des concepts par l’entremise desquels analyser des situations à venir » (Bennett 126). Cette hypothèse suggère également que la sémiotique textuelle ou postmoderne renferme un potentiel largement inexploré par rapport à l’éducation interculturelle en raison de sa capacité à créer un pont entre les approches « conscience de soi » et « conscience culturelle », un passage nécessairement relié à la problématique incontournable du sens, à sa création autant qu’à sa communication. La présente étude esquissera d’abord les mérites et les limites de la pédagogie interculturelle d’Abdellah-Pretceille à la lumière des modèles intégrés et multidimensionnels développés en Amérique du Nord. Dans un deuxième temps, l’analyse approfondira la complémentarité implicite entre les objectifs pédagogiques visés par Abdellah-Pretceille et les principes analytiques de la sémiotique textuelle, tout particulièrement ceux de la sémiotique de la culture. À cette fin, elle fera surtout référence aux théories de l’école de Tartu, telles qu’avancées dans l’ouvrage Thèses pour l’étude sémiotique des cultures afin de faire ressortir une finalité commune à l’éducation interculturelle et à la sémiotique textuelle: la quête de significations nouvelles par l’entremise de produits de culture. En dernier lieu, un relevé des courants actuels de la recherche qualitative accentuera le potentiel de la formation interculturelle à agir comme catalyseur de changement social, particulièrement auprès de communautés marginalisées et exploitées par un ordre social dominant. La juxtaposition de ces trois perspectives fournira un continuum allant de haut en bas (top-down) ainsi que dans le sens inverse (bottom-up) dans le but de transformer le savoir académique en savoir-faire et en action sociale. En retour, cette intégration de la praxis aux processus de formation et de recherche appliquée prédispose au renouvellement des savoirs et des milieux culturels impliqués.

La pédagogie interculturelle d’Abdallah-Pretceille et Porcher

Cette analyse se limitera aux propositions énoncées par Abdallah-Pretceille et Porcher dans Éducation et communication interculturelle. Ce survol cherche à dépister les principales prises de position des auteurs afin de mieux distinguer les mérites, ainsi que les limites, de leur modèle pédagogique. Parmi les forces de leur approche, cette réflexion retient surtout trois éléments: la démarche herméneutique envisagée pour le développement de l’altérité chez l’apprenant, leur vision dynamique et évolutive du phénomène culturel et l’importance méthodologique qu’ils accordent à l’analyse culturelle comme prélude indispensable à la praxis. Par contre, une appréciation critique de ce modèle révèle également une importante contradiction entre ces principes de départ et l’élimination subséquente du phénomène culturel en faveur du concept de la culturalité. De plus, cette bifurcation mène à une vision étroite et rigide d’un processus d’échange interculturel déraciné des normes, des valeurs et des croyances des milieux desservis. Conséquemment, l’apprentissage de l’échange interculturel en milieu scolaire, tel que conçu par les auteurs, fait appel à de vagues préceptes d’une quelconque universalité ainsi qu’à un humanisme à caractère néoplatonique, suggérant qu’un certain contrôle étatique existe en France dans la manière dont le système d’éducation compose avec le pluralisme culturel.

Les mérites du modèle

D’entrée de jeu, Abdallah-Pretceille et Porcher attirent l’attention sur le double écueil de l’isolationnisme et de la fragmentation des groupements culturels au sein d’une société multiculturelle. La recherche de conditions optimales par lesquelles amorcer et maintenir le dialogue interculturel commence, selon eux, par la mise en place de modes d’interaction entre individus issus de différents milieux culturels pour éviter, d’abord et avant tout, le repli identitaire. L’éducation interculturelle n’est pas de l’ordre « du discours sur l’autre », mais se situe sur le plan de la « rencontre de l’Autre, de la communication AVEC » (Abdallah-Ptreceille et Porcher 10). Les stratégies d’apprentissage doivent alors viser à créer des environnements propices aux « communications entre les personnes, des enrichissements réciproques, des partages où aucun ne perd son identité, mais où chacun est inscrit dans une circulation vers l’altérité et de celle-ci vers lui » (14). Dans ces mises en situation, l’accent se trouve placé sur le rapport communicatif (métacommunication) entre les sujets afin de privilégier la relation métacommunicative établie, plutôt que sur le message comme tel. Ce genre d’interaction valorise l’autonomie de chaque apprenant et sa prise en charge des processus d’apprentissage proposés par l’école. Cette perspective herméneutique prédispose à la découverte individuelle ainsi qu’à la création d’une atmosphère d’ouverture et de réciprocité dans le milieu scolaire. Par le fait même, l’enseignement interculturel minimise la manifestation d’éventuels comportements défensifs de la part des apprenants ainsi que la possibilité de résistance sociale sous forme d’attitudes statiques et immobilistes.

En affirmant la primauté de l’être humain dans l’éducation interculturelle, les auteurs s’opposent à des approches techniques, dites « scientifiques », qu’ils qualifient également de culturalisme scientifique ou d’anthropologie essentialisante. En référence à Barthes et à Hall, ils choisissent de définir la culture sous l’angle de la communication, en tant que « lieu de mise en scène de soi et des autres » (61). L’apprentissage de la communication interculturelle fait alors appel au développement de la capacité des sujets à établir des contextes de partage en rapport avec la spécificité des situations de communication qu’ils vivent. C’est cette démarche interprétative, en rapport avec la localisation spatiotemporelle du contexte communicatif, qui fixe le cadre phénoménologique du modèle proposé par Abadallah-Pretceille et Porcher. Selon eux, une formation en interculturalité commence par la capacité « à suspendre nos certitudes et notamment nos certitudes culturelles » (107) et à entamer l’interprétation d’une culture « fondée essentiellement sur des intuitions, des probabilités et non pas sur des certitudes » (65).

Sur le plan méthodologique, l’éducation interculturelle doit alors fournir à l’apprenant des principes et des pratiques qui lui permettront d’« interpréter et comprendre des informations ambiguës, [de] moduler les incertitudes et [de] travailler à partir de données incomplètes » (64). Les auteurs reconnaissent la dimension nécessairement sémiotique reliée à cette problématique: le « noyau de sens ne s’atteint pas facilement » (72). En guise de solution, ils accentuent l’importance stratégique du développement des capacités analytiques des apprenants pour que ceux-ci arrivent à comprendre les phénomènes de culture à travers l’optique des significations collectives qui leur sont attribuées. Reconnaissant que « toute analyse a besoin d’outils, toute recherche de sens nécessite des systèmes de formalisation », tout en évitant de « réduire l’analyse aux outils » (72), les auteurs cadrent leur pédagogie dans une pragmatique de la communication ou une anthropologie herméneutique qui, à son tour, débouche sur un appel à l’interdisciplinarité et à la recherche de passerelles et de terrains communs entre les disciplines. Toutefois, la finalité de l’éducation interculturelle ne se résume pas à l’accumulation d’un savoir abstrait et préconçu à propos d’une culture, mais dépend plutôt du développement des habiletés des individus à entamer une action culturelle.

Abdallah-Pretceille et Porcher envisagent la praxis comme finalité « qui fait l’unité structurale » d’une démarche capable de s’attarder « sur la culture en action, à la culture en situation, et, à ce titre, [qui] prend en charge à la fois l’intention des interlocuteurs, la relation interpersonnelle et l’énoncé » (71). La capacité des sujets à saisir et à comprendre le sens culturel relève du contexte interrelationnel qu’ils ont réussi à établir par l’entremise d’une action communicative ou dite performance. Ce contexte communicatif est spécifique à un type de performance en particulier: celui de l’échange dont le « mouvement à double polarité » engendre « un dialogue au sens technique du terme » (5). La pédagogie interculturelle se définit comme « un enseignement de l’échange et du partage ». L’objectif premier de cette pédagogie consiste à former les élèves contemporains à être « habitués à l’échange dont ils sont même devenus des spécialistes » (26).

Les auteurs entament cette formation à l’échange par l’acquisition de compétences nouvelles axées sur la reconnaissance des différences culturelles. Plus l’apprenant réussit à opérer de telles distinctions dans sa communication avec l’Autre, plus l’échange sera enrichi par les différences culturelles des sujets ainsi que par les traits ou les facteurs qu’ils partagent. L’analyse culturelle devient alors un objectif scolaire de toute première importance et se spécifie dans le développement de compétences analytiques afin d’effectuer une certaine classification des usages culturels. Abdellah et Porcher ciblent particulièrement les usages reliés aux pratiques discursives et autoréflexives à l’aide desquelles les membres d’une collectivité communiquent entre eux et avec d’autres cultures: « Toute culture n’est que l’expression d’un point de vue susceptible d’être confirmé ou infirmé par d’autres versions » (61).

Selon eux, la première, et la plus importante des distinctions à dépister dans la communication interculturelle se trouve dans l’écart contradictoire entre le discours et l’agir culturels, entre les modes de représentation culturelle et les rapports établis avec l’Autre: « c’est dans cette distance que peut se situer l’éducation à l’altérité et à la diversité » (63). Cet écart ouvre la porte à l’étude de la subjectivité collective telle qu’articulée concrètement dans ses messages, c’est-à-dire dans les multiples manifestations de son discours culturel. Par contre, pour Abdellah-Pretceille et Porcher, il ne suffit pas d’enseigner des pratiques pour interpréter une culture. L’apprenant doit pouvoir ensuite communiquer cette interprétation à d’autres. Ce corollaire de la communication interculturelle reflète la vision postmoderne des auteurs par rapport au langage qui n’est pas un système d’expression par lequel se représenter la « réalité », mais plutôt comme système modelant par lequel les sujets se la créent. L’éducation interculturelle doit alors sensibiliser et outiller l’apprenant à reconnaître les manifestations des instances de contrôle qui régissent et structurent l’information culturelle, qui gèrent la transparence et l’opacité des messages qu’une culture projette d’elle-même. Cette prise de conscience des écarts possibles entre le dit et le non-dit, entre le verbal et le non verbal, entre l’être et le paraître, entre l’image et le réel, permettent de déjouer la mise en scène que la culture se fait d’elle-même ainsi que ses « stratégies de cache-cache » (94). De plus, cette analyse de la localisation spatiotemporelle des pratiques de représentation culturelle nécessite le développement de la capacité de l’apprenant à contextualiser le phénomène culturel par rapport au passé. En dernier lieu, l’analyse culturelle, comme activité pédagogique, doit rejoindre les valeurs transversales du programme d’études de l’école, tout particulièrement en ce qui a trait au développement d’une forte pensée critique. À cette fin, le concept du capital culturel tel que défini par Bourdieu fournit aux auteurs un point de départ théorique et méthodologique prometteur pour « analyser et décrire les biens symboliques dont dispose chacun d’entre nous » (28-29) et aussi, pour aider les apprenants à composer avec les interprétations culturelles négationnistes ou révisionnistes auxquelles ils pourraient se trouver exposés. Le milieu scolaire devient ainsi « un lieu d’échanges où la contribution de chacun enrichit, et où tous bénéficient de manière optimale des capitaux culturels différents maîtrisés par chaque participant » (25).

Les limites du modèle

Dans l’ensemble, le modèle « conscience de soi » (self-awareness) mis de l’avant par Abdallah-Pretceille et Porcher a le mérite indéniable de s’avérer prudent dans l’élaboration du type d’échange interculturel souhaité en milieu scolaire. Les auteurs reconnaissent également qu’un tel échange ou dialogue avec l’Autre comprend inévitablement des « modalités contradictoires et paradoxales du fait du recouvrement partiel et labile entre mémoire, histoire et actualité, entre proche et lointain, entre différence et indifférence, entre ouverture à l’autre et repli sur soi (92) ». En raison de cette logique d’ouverture et du respect désiré à l’égard des différences identitaires, mais aussi de cette mise en garde connexe à l’égard de la complexité des différentes spécificités culturelles et des usages, des pratiques et des normes qui leur sont propres, les auteurs reconnaissent leur difficulté à « inscrire l’approche des cultures dans une cohérence théorique » (112). Face à ce qu’ils appellent le « défi posé par l’irruption du culturel » (112), le modèle d’Abdallah-Pretceille et Porcher se heurte à une problématique fondamentale et récurrente à propos des recherches sur la pédagogie interculturelle: de quelle façon bâtir et évaluer les pratiques, le savoir et le savoir-faire d’un tel enseignement sans modèle opératoire et interdisciplinaire de ce qu’est la culture et de ce que sont les processus qui en assurent le fonctionnement?

Ayant préalablement affirmé l’importance de l’interdisciplinarité ainsi que la nécessité d’éviter une approche réductionniste ou encore des constructions épistémologiques arbitraires pour répondre aux défis du pluralisme culturel, les auteurs énoncent une série de principes qui vont paradoxalement dans le sens contraire. Faute d’un modèle théorique et opératoire de la culture, ils choisissent d’aller au-delà des modèles culturels et de les remplacer par un nouveau concept, celui de la « culturalité ». Ensuite, en référence à Bachelard, ils évoquent le principe de la maîtrise du concret par l’abstrait afin d’insérer leur quête d’abstraction dans une discipline, également nouvelle, qu’ils appellent, sans pour autant la définir, une « anthropologie herméneutique », une « science narrative » ou encore une sociologie de la culture (44). Le garant d’ordre et de stabilité sociale du système d’éducation (dans ce cas-ci, celui de la France) résiderait alors dans l’abstrait d’une soi-disant universalité et aussi d’un humanisme toujours vaguement défini, à partir desquels les apprenants pourraient entreprendre, en toute sécurité pour l’État, leurs analyses et leurs interprétations des spécificités culturelles auxquelles ils seraient exposés.

Forts de cette abstraction, Abdellah-Pretceille et Porcher établissent des règles qui ont pour but de filtrer et d’interpréter l’information culturelle car, affirment-ils, « la connaissance des caractéristiques culturelles ne permet pas d’avoir accès à la culture, ni à la communication » (124). Du haut de cette tour d’ivoire, ils font preuve d’une attitude que l’on pourrait qualifier de quasi paranoïaque, ou du moins très défensive et rigide à l’égard des communautés linguistiques et culturelles de la France auxquelles ils se réfèrent comme à des « féodalités » (80), ou encore comme à « la résurgence du syndrome de Babel » (110). Selon eux, le pluralisme culturel impliquerait le danger de différentes « formes de sectarisme, de dogmatisme et d’obscurantisme » (85), de conflits ethniques et de revendications régionalistes (79), de pluralisme radical ou de relativisme absolu (88). Voyant la culture comme un « instrument potentiel de domination » (131), les auteurs envisagent la fonction de l’éducation nationale comme un garde-fou collectif, capable d’éviter et de contrôler toute dérive, « tout débordement potentiel » (80) par un « appel à l’universalité » (88) et à l’appartenance de l’homme singulier « à une commune humanité » (88). Les modalités de l’échange visé par l’éducation interculturelle, c’est-à-dire les normes, les valeurs et les croyances propres à une culture en particulier devraient alors se définir en accord avec des principes humanistes et universels : « la nature et le patrimoine ne peuvent pas et ne doivent pas être érigés au niveau des valeurs » (102). Les auteurs soutiennent que c’est seulement à partir de ce cadre référentiel que l’apprenant pourra entreprendre une « construction du sens, du sens social, historique et culturel […] dans une société marquée par la pluralité » (113). À ce niveau d’altitude, l’éducation interculturelle assurerait conséquemment « une formation intellectuelle et humaniste vierge de toute contingence sociale et économique » (118-119).

De fait, ce qu’Abdallah-Pretceille et Porcher proposent n’est pas une pédagogie enracinée dans le terreau fertile de la diversité culturelle. En dépit d’un positionnement prometteur et prudent, leurs prémisses aboutissent à une démarche « hydroponique » qui vise à couper l’apprenant de ses racines culturelles (valeurs et croyances), nécessairement singulières et douteuses, afin de l’alimenter au moyen de fluides étatiques, nécessairement vrais et universels, et tout cela dans un contexte d’île flottante de la culturalité. Au lieu d’être universelle et à la fine pointe interdisciplinaire des « savoirs mêlés », cette approche pédagogique fait preuve d’un savoir qui semble non seulement mêlé et confus, mais qui ressemble étrangement à une vision coloniale et ethnocentrique de l’éducation interculturelle. Au lieu de promouvoir un effet de triangulation et une pollinisation croisée entre les savoirs pour faire face à la complexité des phénomènes de culture, leur modèle fait le contraire en prônant une hégémonie par rapport aux autres disciplines académiques, à commencer par celle de la sémiotique qu’ils associent à un « réductionnisme culturel » qu’il faut « doubler et dépasser » (71).

Avant de songer à « dépasser » la sémiotique, Abdellah-Pretceille et Porcher devraient s’efforcer de mieux rendre compte de l’érudition actuelle des différentes branches de cette discipline, y compris la sémiotique culturelle de Tartu et la sémiotique phénoménologique et pragmatique de Peirce. En rejetant l’étude de la culture « comme un ensemble de signes » (70), ils négligent de définir en quoi consiste cet ensemble, oubliant qu’ils avaient déjà défini la culture comme un système modelant. Conséquemment, les auteurs décontextualisent le signe culturel et le placent en dehors du système qui lui sert de matrice. Ce travail de décontextualisation, au nom de la pensée critique, est de plus alimenté par une absence récurrente de définitions, même élémentaires, de concepts aussi fondamentaux que ceux reliés à la communication et au sens. Leur modèle ne présente aucun, ou peu, d’outils analytiques concrets pour interpréter la signification spécifique d’une situation communicative donnée. Leur démarche interprétative court-circuite davantage l’interprétation des signes et des systèmes culturels en rejetant toute interprétation de la culture basée sur des « techniques d’encodage et de décodage » (71). D’un côté, ils oublient que sans ces procédés, le signe culturel n’existerait tout simplement pas. Simultanément, ils affirment se préoccuper du « décalage entre la source de production et la source de l’interprétation » (71) des signes de culture. Cette communication désincarnée se voit dotée d’une connotation mystique lorsque Abdallah-Pretceille et Porcher affirment que « les individus échangent du sens et non pas seulement des signes » (117), comme si le sens pouvait être communiqué sans signe!

Faute de définition rigoureuse, le terme « sens » rejoint le répertoire grandissant des abstractions réconfortantes qu’utilisent les auteurs pour mettre en place des procédés et des avertissements selon lesquels le système scolaire « se voit autoriser à concourir à cette construction du sens » (85). Il s’agit ici, regrettablement, de l’aspect le plus faible et contradictoire de leur modèle. D’une part, ils répètent que l’éducation interculturelle doit effectuer, par l’entremise de la communication, « un retour du sens » (9). D’autre part, ils prônent une démarche phénoménologique et dialogique pour étudier le sens relationnel et intersubjectif sous-jacent aux faits de culture. Par contre, ils suppriment systématiquement tout procédé analytique de la sémiotique culturelle et postmoderne en ce qui a trait aux conventions culturelles par lesquelles ce sens est produit, communiqué et interprété à travers l’action des signes. En dernière analyse, pour ces auteurs, le sens culturel n’aurait pas besoin de signes, de systèmes, de formes ou de codes pour se construire puisque la culturalité servirait maintenant d’arbitre universel et humaniste pour le dépistage des « opérations qui fondent le sens » (74). Dit autrement, l’enseignant pourrait, au nom d’un système d’éducation nationale quelconque, affirmer: « Le sens, c’est moi ».

En somme, les principes avancés par Abdallah-Pretceille et Porcher demeurent dans le confort abstrait et universel de la « tour d’ivoire » académique et ne se concrétisent pas en matière de pratiques pédagogiques efficaces en salle de classe, particulièrement à l’égard des valeurs et des croyances culturelles, sans parler de la praxis et de l’action sociale. Ces limites caractérisent généralement les approches axées sur le « conscience de soi ». Ce type de modèle pédagogique s’attarde surtout sur les acquis de l’individu. Par contre, « les notions abstraites de perception, de différences dans les valeurs culturelles ainsi que de la relativité culturelle ne sont pas adressées » (Bennett 126). On peut surtout reprocher à de telles démarches leur structure défensive à l’égard de la diversité culturelle et leur incapacité à favoriser l’autonomie de l’apprenant en lui montrant à « apprendre à apprendre » au sujet des cultures. Paradoxalement, une grande partie du champ sémantique occupé par le concept de la « culturalité » renvoie au développement de la métacognition. C’est grâce à cette compétence que l’individu est en mesure de se distancier du premier niveau d’interprétation et d’entreprendre un processus d’analyse lui permettant, par l’entremise de la communication avec l’Autre, d’y déceler des bribes de signification.

L’interculturalité et la sémiotique textuelle

En ce qui concerne la création et la communication du sens culturel, la pédagogie interculturelle d’Abdallah-Pretceille et Porcher fait preuve d’une vision rétrograde de la sémiologie. Le terme « sémiologie » réfère généralement à la branche linguistique de la discipline tandis que la « sémiotique » désigne sa tradition philosophique. Depuis le dernier quart du XXe siècle, la sémiotique poststructuraliste et postmoderne a largement englobé et dépassé ces deux perspectives traditionnelles (Nöth 296) et reflète maintenant les influences d’une multiplicité de disciplines, telles que l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie et la biologie (5-6). Pour mieux rendre compte des problématiques de culture et de communication, la branche de la sémiotique textuelle a cherché à dépasser le cadre étroit du signe linguistique en abordant l’étude des messages culturels, verbaux et non verbaux, sous l’angle de leur textualité, c’est-à-dire de leurs significations auprès des milieux auxquels ils s’adressent (Petöfi 1080). La sémiotique culturelle de Tartu s’intègre dans ce courant et, comme toutes les démarches d’analyse textuelle, a étendu son champ d’étude à tous les phénomènes culturels. Contrairement à la sémiologie de la signification, souvent reliée à la tradition saussurienne, l’école de Tartu se trouve généralement classée parmi les sémiotiques de la communication (Nöth 308-309) et associée à l’évolution poststructuraliste de la discipline.

En prenant l’école de Tartu pour illustrer la sémiotique postmoderne, cette réflexion approfondira la compréhension de la complémentarité implicite entre cette discipline et l’éducation interculturelle. Du point de vue du modèle proposé par Abdallah-Pretceille et Porcher, cette complémentarité se retrouve effectivement dans leur intention de développer des pratiques pédagogiques qui permettraient aux apprenants d’aller au-delà d’un sens culturel figé et statique. Ultimement, ces auteurs visent à susciter, par la formation interculturelle, l’articulation de nouvelles significations culturelles à travers le processus de l’échange. En d’autres mots, l’échange interculturel ciblé par ces auteurs constitue une instance de création, de production culturelle nouvelle basée sur les rapports entre le « sens nouveau » d’une initiative et sa valeur, telle que perçue par le milieu auquel elle s’adresse. Néanmoins, les pratiques d’analyse et les modes d’enquête de la sémiotique ne se limitent pas au sens existant, comme le prétendent Abdallah-Pretceille et Porcher, mais contribuent à « retenir une vision du “pas encore” » (citée par Kincheloe et McLaren 309).

Dans un contexte de formation interculturelle et de recherche appliquée, les diverses écoles de sémiotique peuvent conséquemment contribuer au développement de compétences analytiques par lesquelles l’apprenant découvre, à travers une démarche herméneutique et phénoménologique, les modalités d’échange propres à sa culture et à la culture de l’Autre. La sémiotique de la culture répond également au besoin commun de la plupart des disciplines, celui de se munir d’un cadre théorique et méthodologique permettant d’aborder l’analyse et la production culturelles dans une optique interprétative, c’est-à-dire, à partir de notions relatives au sens et à la signification. Malgré les écarts entre les cultures et les disciplines, les différentes écoles de sémiotique se complètent et se font écho dans leurs quêtes respectives de significations nouvelles. Par exemple, Fisette souligne la dimension heuristique de la sémiotique de Peirce: « Il faut dès lors éviter d’en faire une application mécanique, mais plutôt se saisir de la pensée peircéenne, se l’approprier : en faire une source d’imagination plutôt qu’une grille à appliquer « bêtement » (6). À l’égard de la sémiologie en France, Culler rappelle « l’importance qu’a pour Saussure la capacité de se libérer pour créer de nouvelles idées » (Feldman 223). De même, la sémiotique culturelle de Tartu ne se préoccupe pas seulement du sens existant, mais aussi du sens collectif en devenir, de la « créativité culturelle » d’un milieu (Torop, Semiosphere 169).

Afin de favoriser une meilleure compréhension de la sémiotique textuelle de Tartu et de ses liens avec d’autres branches de la discipline, y compris la sémiotique phénoménologique de Peirce et la sémiotique discursive de Greimas, ce volet fournira un bref aperçu de l’évolution et de la spécificité de l’école de Tartu. Une description de ses principaux procédés analytiques pour l’étude des cultures permettra ensuite d’illustrer la dimension opératoire de son modèle théorique de formation interculturelle, de même que ses nombreux points de convergence avec le modèle « conscience de soi » d’Abdallah-Pretceille et Porcher. Cette méthodologie analytique répond par ailleurs à l’appel de la recherche qualitative pour:

de nouvelles pratiques pédagogiques et interprétatives capables d’engager de manière interactive l’analyse culturelle critique dans la salle de classe ainsi que dans la communauté locale […] et imaginer une démocratie radicale qui n’est pas encore une réalité

Denzin et Lincoln, « Préface » xv

Dans un troisième temps, le concept de « texte », tel que défini par Lotman et par les membres fondateurs de la sémiotique de Tartu, servira de cadre conceptuel pour décrire la dynamique communicative et culturelle de l’échange. En plus de recouper la prise de position d’Abdallah-Pretceille et Porcher quant au potentiel de la narratologie et de l’étude du roman dans l’éducation interculturelle, le concept de « texte » favorise, de manière plus globale, le développement des compétences interculturelles de l’apprenant par l’entremise de produits de culture et de l’art.

La sémiotique textuelle de Tartu: son évolution et sa spécificité

La sémiotique de la culture trouve sa formulation initiale dans les Thèses pour l’étude sémiotique des cultures, publication parue à la même époque que L’interprétation des cultures de Clifford Geertz. Tout comme Abadallah-Pretceille et Porcher, l’optique poststructuraliste et postmoderne de ce collectif d’auteurs définit la culture comme un système modelant second, « un système signifiant à l’aide duquel on construit les modèles du monde ou leurs fragments » (Ivanov et al. 1974, 149). Si l’école de Tartu a pris appui sur un modèle linguistique du signe, par opposition à l’optique logique de Peirce, sa vision du système langagier diffère cependant de celle de Saussure. Tout comme beaucoup de sémioticiens soviétiques, les membres fondateurs de ce groupe se sont distingués de leurs collègues européens en puisant dans des disciplines autres que la linguistique, particulièrement dans la littérature (Chernov 15). Cette préoccupation s’est élargie par la suite à toutes les formes de communication esthétique ou textes culturels, d’où l’émergence de cette sémiotique textuelle englobante, caractéristique de l’époque poststructuraliste (309). Le fait que Lotman et ses collègues de Tartu aient ouvert l’analyse sémiotique à la dimension extratextuelle de l’oeuvre d’art, et par extension de tout texte culturel, les éloigne d’emblée du mouvement structuraliste.

Procédés analytiques de la sémiotique culturelle

Deux traditions ont particulièrement marqué la sémiotique culturelle de Tartu qui, « poussée par la tradition de son développement interne sous l’influence du Formalisme russe et du Cercle linguistique de Prague, s’est éloignée du structuralisme » (Torop, Cultural Semiotics 7). L’approche à la fois systémique et fonctionnaliste de Tartu émerge de cette double influence. Cette sémiotique aborde le « sens » en tant que construction relationnelle qui provient des liens entre la fonction d’un signe et le système culturel auquel il appartient. Ce rapport entre une unité d’information et l’ensemble signifiant qui lui sert de matrice confère à l’analyse des cultures une vision holistique du phénomène culturel. Sur le plan méthodologique, l’étude d’une culture cherche à cerner la vue d’ensemble puisque dans tout système, le tout ou l’ensemble dépasse la somme totale des éléments dont il est composé. Eco souligne l’importance de ce principe dans son exposé sur la théorie culturelle de Lotman:

Si nous regroupons beaucoup de branches et une grande quantité de feuilles, nous ne comprendrons toujours pas la forêt. Mais si nous savons marcher à travers la forêt de la culture avec les yeux ouverts, suivant avec confiance les nombreux sentiers qui s’entrecroisent, non seulement serons-nous capables de mieux comprendre l’étendue et la complexité de la forêt, mais nous serons en mesure de découvrir la nature des feuilles et des branches de chaque arbre

Eco 1990, xiii

Les idées de Lotman et de ses collègues sur la culture ont évolué depuis la parution des thèses initiales, mais essentiellement, ils envisagent celle-ci comme un intermédiaire entre le sujet et le réel. Le système culturel représente un modèle de la réalité, un filtre lui permettant de composer avec les stimuli de l’environnement. La sémiotique de la culture se définit alors en tant que « science des relations fonctionnelles des divers systèmes signifiants » (Ivanov et al. 125).

Définissant la culture comme une « hiérarchie de systèmes signifiants couplés dans la corrélation [qui] se réalise dans une large mesure par l’intermédiaire de leur rapport au système de la langue naturelle » (147), les sémioticiens de Tartu distinguent trois fonctions fondamentales, à commencer par la mémoire collective : « un appareil collectif de conservation et de traitement de l’information » (143). La culture joue également le rôle d’un « programme et fonctionne comme une instruction pour la création de nouveaux textes » (144). Ce programme inclut d’abord les codes comportementaux ou encore les modèles d’organisation (155). Cette organisation « transforme la sphère extérieure en sphère intérieure : la désorganisation en organisation, les profanes en instruits, les pécheurs en justes, l’entropie en information » (126). La lutte pour la survie, implicite à cette deuxième fonction, se manifeste par une opposition entre la sphère interne et externe, entre le « nous » et les autres peuples, opposition qui se manifeste dans la sémiotisation de l’espace, l’architecture, etc. Enfin, dans un troisième temps, la culture fonctionne également comme un métatexte qui gère les processus d’autocommunication : « instruction, “règlements” et prescriptions qui représentent un mythe systématisé que la culture produit sur elle-même » (154).

Les textes culturels, verbaux et non verbaux, se situent alors à l’intérieur de ces trois grandes fonctions : la mémoire collective, le programme organisationnel et l’autocommunication (signes de soi). L’analyse peut commencer à interpréter ces signes selon leurs rapports avec ces fonctions culturelles. Le passage du phénomène observé dans le monde naturel à son insertion dans une ou plusieurs des fonctions de la culture lui confère une valeur signalétique comme signe culturel plutôt qu’individuel. Au fur et à mesure que ce phénomène se manifeste de manière répétitive et prévisible dans diverses situations communicatives, cette itération au coeur des modes de faire et d’être du milieu devient indicatrice des composantes systémiques de la culture et de sa dynamique profonde. En situant les phénomènes observés à l’intérieur de ces fonctions culturelles ou zones d’activité, l’observateur peut reconnaître où il se situe dans le système. L’analyse peut ainsi commencer à se représenter la culture à l’aide de cartes cognitives, c’est-à-dire de schémas ou de représentations graphiques. En situant le texte par rapport à sa fonction, à sa raison d’être dans le système, l’enquête commence ainsi à en cerner le sens. La fréquence des signes à l’intérieur d’une fonction plutôt que dans une autre sert aussi d’indice quant à la spécificité de ce milieu culturel. Par exemple, une prépondérance de signes et de textes située au niveau de la mémoire collective peut être révélatrice d’un certain conservatisme culturel quant au fonctionnement de ce système.

La sémiotique culturelle de Tartu permet également de dépister le contrôle de l’information au sein d’une culture, de repérer les manifestations de son dit et de son non-dit. Par exemple, les signes culturels de l’identité collective dominante suscitent aussi leur contraire, c’est-à-dire des signes de refus ou de contestation de cette identité. Ces divisions internes donnent lieu à des sous-groupes et à certaines hiérarchies conflictuelles entre les inclus et les exclus, entre ce que la sémiotique de Tartu appelle la culture et le corollaire de la « non-culture » ou de la « culture autre »:

L’un des liens entre la culture et la civilisation (et le « chaos ») consiste en ceci que la culture aliène constamment au profit de son antipode certains éléments « usés », qui deviennent des clichés et fonctionnent dans la non-culture

Ivanov et al. 126

En anthropologie, Hall désigne essentiellement ce même phénomène en distinguant la culture formelle de la culture informelle (115-116). Grâce à ces oppositions, l’analyse peut mieux rendre compte de la nature nécessairement polyphonique de tout milieu culturel. Les rôles de mémoire, de programme d’actions et de production textuelle (dans la culture autant que dans la non-culture) fonctionnent de façon interdépendante. Leur agencement particulier confère à une collectivité sa spécificité socioculturelle et indique la présence d’un principe organisateur, unificateur, permettant l’autorégulation de l’ensemble : « la composition et les corrélations des sous-systèmes sémiotiques particuliers définissent en premier lieu un type de culture » (130).

Dans l’ensemble, le modèle théorique de la culture développé par la sémiotique de Tartu permet à l’analyse de reconnaître et de décoder le signe culturel selon sa relation à une fonction préétablie du système culturel. Cette relation primordiale entre le signe, la fonction et le système donne lieu à une interprétation du sens, de la raison d’être de l’élément observé par rapport à la culture et aussi par rapport à la personne qui fait l’observation. La vérification subséquente de cette interprétation auprès de gens du milieu donne à la démarche analytique sa dimension dialogique, telle que prônée par les modes d’enquête de la recherche qualitative. Par exemple, un musée pourrait signaler ou manifester une volonté d’action collective de préserver la mémoire collective de la culture, ou du moins la volonté d’une certaine partie de cette collectivité. Par contre, pour un autre segment de cette population, ce même musée pourrait représenter une menace, soit la disparition possible de leur langue et de leur culture et le danger grandissant de se voir assimilé à la culture glorifiée du groupe dominant. De telles interprétations, parfois contradictoires et conflictuelles, signalent ainsi une polyvocalité culturelle et des rapports hiérarchiques de pouvoir, d’inclusion et d’exclusion.

De plus, les trois fonctions culturelles de Tartu apportent à la démarche analytique une dimension diachronique grâce à laquelle on peut cerner le devenir évolutif d’une culture, comme le souhaitent d’ailleurs Abdallah-Pretceille et Porcher. La mémoire collective facilite la reconnaissance et le dépistage des signes reliés au passé. La catégorie descriptive du programme d’action collective fournit l’espace discursif nécessaire pour faire l’étude des pratiques et des processus culturels existants. La création de signes, quant à elle, est évocatrice de l’image idéale que cette culture tend à projeter d’elle-même vers l’avenir. Cette même fonction est aussi prioritaire du fait qu’elle permet à l’analyse d’aborder la culture comme phénomène de communication collective à partir de signes, de produits de culture et de pratiques communicatives observables. Ainsi, en plus de son caractère dialogique et phénoménologique, la méthodologie analytique de Tartu acquiert une dimension pragmatique qui facilite l’étude de la culture à partir de ses manifestations concrètes.

La principale contribution de la sémiotique culturelle de Lotman et de ses collègues à l’analyse culturelle provient donc du fait d’avoir apporté une convention qui permet de relier les signes culturels observés au système qui les génère par l’entremise de fonctions culturelles. L’observateur évite ainsi de se perdre dans une multiplicité d’observations fragmentées. Parallèlement, la présence de facteurs récurrents qui ressort de l’observation des signes ainsi que des rapports de force qui gèrent leur manifestation au niveau des fonctions culturelles, devient révélatrice du fonctionnement systémique de ce milieu et, éventuellement, de sa logique interne sous-jacente. Conséquemment, l’apprenant parvient à décoder le système culturel, de manière intuitive d’abord et ensuite de manière plus méthodique, à partir des codes de la collectivité et du caractère autonome de toute culture. Cette « conscience culturelle », cette capacité d’interpréter une culture à partir de ce qu’elle fait et de ce qu’elle communique réellement, apporte ainsi un complément salutaire au modèle « conscience de soi » d’Abdallah-Pretceille et Porcher. De plus, comme le préconisent ces auteurs, la sémiotique de Tartu fournit à l’apprenant des pratiques analytiques lui permettant, grâce à sa compréhension grandissante d’un milieu, de mieux distinguer entre l’image et le fait, entre l’être et le paraître.

Le concept de texte

Au coeur de la sémiotique culturelle de Tartu se trouve le concept de texte culturel : sculpture, édifice, rituel, roman, danse, événement, etc. Une culture se manifeste et s’étudie par l’entremise de ses textes. Ceux-ci sont à la fois des artéfacts visibles et les véhicules d’une dimension invisible que nous allons provisoirement désigner comme le sens collectif que lui attribue la culture. Faisant référence à Culler, Torop signale la possibilité de:

rapprocher les théories de Barthes et de Lotman à partir de cet objet d’étude sémiotique que représente le texte. Une première conséquence de cette réorientation interdisciplinaire était le positionnement de l’équivalence méthodologique de différents produits culturels, qu’il s’agisse d’oeuvres littéraires, d’objets de mode, d’annonces publicitaires, de films ou de rituels religieux : tous peuvent être considérés comme des textes

Culler 2001, 442, cité dans Torop, Introduction 396

Dans la sémiotique de Tartu, le concept de texte constitue l’unité de base de l’analyse des cultures. La valeur opératoire de ce concept fait consensus parmi un grand nombre de sémioticiens, dont Koch et Bouissac (Nöth 331), et établit un cadre théorique et méthodologique avec lequel décoder les éléments culturels invisibles (implicites) à partir de leurs manifestations visibles (explicites). Ces éléments invisibles n’existent pas isolés les uns des autres. Ils font partie d’une organisation intrinsèque. Cette organisation ou intertextualité signale la présence d’éléments d’unité sous-jacents à la diversité inhérente au phénomène culturel. Ainsi, « lorsqu’on étudie la culture, le point de départ est cette présupposition que toute l’activité de l’homme en vue d’élaborer, échanger et conserver de l’information possède une certaine unité » (Ivanov et al. 125). La culture représente alors un système qui permet à un corps social de traiter et d’organiser l’information qui lui parvient du monde extérieur (Chernov 13). Tout comme le rapport entre le signe et la fonction culturelle, cette définition de la culture en tant que système permet d’associer l’artefact observé à l’arbitraire de la convention qui le régit.

L’analyse fonctionnaliste et systémique de Tartu, fusionnée à la sémiotique phénoménologique de Peirce, crée une démarche hybride qui retire le signe de son ancrage linguistique et le situe à l’intérieur d’« un modèle logique construit a priori : en ce sens, elle est logiquement pré-philosophique et préscientifique » (Fisette 6). Toutefois, cette phénoménologie n’exclut pas l’enquête scientifique, elle lui sert plutôt de terrain fertile. L’analyse sémiotique des cultures n’implique pas à priori l’utilisation technique d’une grille de lecture ou d’un répertoire, comme le prétendraient Abdallah-Pretceille et Porcher, mais implique plutôt un processus d’acquisition de savoirs culturels qui fait appel à l’imagination créatrice et à l’intuition. Comme l’affirme Eco, si ces savoirs étaient foncièrement régis par des codes, il nous faudrait un moyen formel pour dépister ces conventions de manière à les intégrer au dépistage et à l’interprétation des signes. La sémiotique de Peirce n’exclut pas cette possibilité. Elle refuse tout simplement d’ériger une convention en absolu et intègre cette question de convention à une approche fondamentalement contextuelle de l’interprétation du signe:

cette question de la convention se pose dans la mesure où le signe est figé dans une relation purement formelle, détachée de toute contextualisation. Si l’on replace le signe dans son environnement social – et ici je renvoie à Bakhtine (1929) – ou bien si on le replace dans le flux temporel où il prend naissance, se transforme et se déplace, alors la question de la convention ne se pose plus de façon aussi absolue puisque les circonstances constituant le signe font partie de sa définition même

Fisette 13

La valeur opératoire du modèle de culture développé par la sémiotique de Tartu provient de sa méthodologie analytique qui permet à l’observateur de dépister les conventions culturelles à l’oeuvre dans l’espace-temps de même que dans le devenir évolutif d’une culture.

Par ailleurs, d’autres écoles de sémiotique textuelle et postmoderne ont développé des pratiques semblables. Mertz, par exemple, souligne la capacité de la sémiotique anthropologique à appuyer des modes d’enquête plus flexibles, à l’aide d’un champ d’application agrandi, afin de contextualiser l’étude de microcosmes culturels au sein d’une perspective interculturelle englobante « où les textes et autres formes de communication à distance peuvent devenir aussi importants que le face-à-face de l’interaction linguistique » (Metz 345). La sémiotique établit un « pont entre le savoir généré par la recherche anthropologique au sujet des mondes sociaux et culturels qui nous entourent » (348). De plus, la fusion de la sémiotique de Tartu à celle de Peirce met alors à la disposition de la recherche et de l’éducation interculturelle un métalangage permettant de « comprendre la structure de différentes approches interprétatives tout en reconnaissant la validité de nos différents engagements théoriques (Preucel et Bauer 93). En fin de compte, comme le signale Morris, la problématique et les défis de l’analyse culturelle s’étendent à toutes les sciences empiriques ayant pour but de « cueillir des données qui peuvent leur servir de signes fiables » (Morris 67). Ces disciplines auraient également avantage à:

se référer à la sémiotique pour des concepts et des principes généraux inhérents à leurs propres problèmes d’analyse de signes. La sémiotique n’est pas seulement une science parmi les sciences mais un organon ou instrument de toutes les sciences

67

Ces démarches analytiques s’avèrent ainsi compatibles avec le cadre théorique élargi que proposent Abdallah-Pretceille et Porcher et qu’ils appellent une sociologie de la culture ou encore, une anthropologie herméneutique.

De fait, c’est autour du concept de texte que la pédagogie interculturelle de ces auteurs et la sémiotique postmoderne se rejoignent. Pour l’éducation comme pour l’analyse des cultures, l’oeuvre littéraire et, par extension, toute oeuvre d’art représentent un moyen privilégié pour le développement de l’altérité:

Le texte littéraire est un des modes d’accès à la compréhension du monde, c’est un des moyens d’investigation car il est lui-même une écriture du monde. Miroir déformant certes, mais miroir quand même, le texte littéraire est un révélateur privilégié des visions du monde

150

Sur ce point, ces auteurs ont su reconnaître le potentiel de la sémiotique textuelle à cerner à travers la signification de l’oeuvre littéraire, un sens plus profond:

La sémiotique permet à la fois de conserver une lecture naïve et le plaisir propre, immédiat, qui lui est associé, et de construire une lecture plus subtile, plus distinctive, qui sécrète elle aussi, son propre plaisir, d’un autre ordre que le premier, aussi dense mais moins lié à l’instant, encore plus puissant peut-être

150

Le texte esthétique dépasse ainsi l’ancrage culturel qui lui est propre. En raison de sa capacité d’aller au-delà de son temps et de son espace, il devient l’image même de la quête interculturelle.

La sémiotique postmoderne, l’éducation et le paradigme de la recherche qualitative

Sans prétendre offrir un aperçu définitif et approfondi de l’éventail des modes d’enquête générés par la recherche qualitative depuis les années 1970, il serait néanmoins important de souligner certaines de leurs thématiques récurrentes en ce qui a trait à la culture et à l’éducation interculturelle, à commencer par la définition même du savoir. La sémiotique textuelle de Tartu, de même que le modèle pédagogique d’Abdallah-Pretceille et Porcher s’inscrivent dans une remise en question du fondamentalisme méthodologique et de l’insuffisance du modèle quantitatif et expérimental pour « examiner la complexité et la dynamique du contexte de l’éducation publique dans ses nombreuses formes, sites et variantes, particulièrement à la lumière des […] différences sociales subtiles engendrées par les facteurs de sexualité, de race, d’ethnicité, de statut linguistique ou de classe » (Lincoln et Canella 7, cités dans Denzin et Lincoln, « Préface » xi).

Dès 1973, fortement influencées par la théorie anthropologique de Geertz, les recherches sur les problématiques culturelles ont commencé à délaisser les modes d’enquête de type empirique, positiviste, quantitatif et expérimental afin de s’orienter vers des perspectives plutôt pluralistes et interprétatives (Denzin et Lincoln, « Introduction » 17). Cette perspective poststructuraliste et postmoderne ne reconnaît ni arbitre, ni autorité suprême à partir desquels juger un texte. En revanche, les démarches résolument interprétatives et critiques de la recherche qualitative proposent des modes d’enquête axés sur la découverte du sens dans un but d’action et de justice sociale: aux prises avec « les conditions terrifiantes qui définissent la vie quotidienne dans les premières décennies de ce siècle nouveau » (17). La culture est ici abordée comme un système modélisant, c’est-à-dire un système qui ne représente pas la réalité, comme le voudrait un réalisme naïf, mais qui la crée. Les modes d’enquête herméneutiques nés de cette prémisse soutiennent que tout est interprétation, « peu importe l’ampleur de la vocifération de ces nombreux chercheurs prêts à argumenter que les faits parlent d’eux-mêmes » (Kincheloe et McLaren 311). L’examen de la cinquantaine d’articles regroupés par Denzin et Lincoln dans leur troisième édition de Sage Handbook of Qualitative Research (2005) révèle d’importantes zones de convergence et de divergence entre cette quête du sens qui caractérise les démarches interprétatives de type qualitatif et les deux principaux modèles de formation interculturelle retenus par cette étude: les approches « conscience de soi » et « conscience culturelle ». Après avoir relevé un premier noyau d’éléments convergents qui relie l’interdisciplinarité, la pragmatique et la praxis, l’analyse en approfondira les implications par rapport à l’interprétation des cultures, à l’enquête narrative et à l’évaluation des retombées interculturelles en matière de formation et de recherche appliquée. En guise de conclusion, cette réflexion présentera la démarche du pédagogue brésilien Paulo Freire à titre d’exemple d’une pédagogie et d’un mode de recherche interculturels qui « reconceptualisent les sciences comme un projet collaboratif, communicatif, contextualisé et moral » (Denzin et Lincoln 34).

Interdisciplinarité, pragmatique et praxis

Évocateur de la notion des « savoirs mêlés » d’Abdellah-Pretceille et Porcher ainsi que de la représentation de la sémiotique en tant que pont entre les sciences humaines et les sciences sociales, le concept de bricolage mis de l’avant par de Certeau sert de référence première pour qualifier l’assemblage des pratiques interprétatives développées par l’enquête qualitative. Grâce au montage ou à la juxtaposition de perspectives de différentes disciplines, ce type de recherche bâtit sa preuve et son argumentation à partir d’un effet de triangulation entre les savoirs:

Les chercheurs qualitatifs utilisent la sémiotique et l’analyse de contenu ainsi que l’analyse narrative, discursive, archivistique et phonémique, de même que des statistiques, des tableaux, des graphiques et des chiffres. L’enquête qualitative puise également à d’autres sciences telles quel’ethnométhodologie, la phénoménologie, l’herméneutique, l’ethnographie et met en application leurs approches, méthodes et techniques telles que les entrevues, la psychanalyse, les études culturelles, les sondages et l’observation participative

Denzin et Lincoln, « Introduction » 7

De plus, l’ancrage de ces modes d’enquête dans les usages d’une culture, dans ses pratiques, ses fonctions et ses modes de communication, fait nécessairement appel à des démarches de type pragmatique et phénoménologique. Par contre, l’attention spécialement accordée par la recherche qualitative à la spécificité du contexte vécu par les sujets à l’intérieur de la situation de communication change considérablement le type d’information retenue par l’enquête, comparativement à la valorisation de l’abstraction et de l’universalité du modèle d’Abdallah-Pretceille et Porcher: « le domaine de la recherche qualitative est ainsi le monde de l’expérience vécue car c’est dans cet espace que se croisent les croyances individuelles et l’action » (Denzin et Lincoln, « Introduction » 8).

Ce déplacement du centre d’intérêt de l’analyse accentue la primauté du savoir-faire sur le savoir: « savoir de quelle façon agir […] Agir, c’est la contextualisation du comportement; la capacité d’agir de manière compétente veut dire que les actions sont appropriées au contexte » (Greenwood et Levin 51). Au lieu de subordonner cette compétence au maintien d’un ordre social quelconque, la recherche qualitative remet en question les qualités d’objectivité et d’universalité visées par les démarches néopositivistes et reconnaît que « toute écriture est morale et politique », que « l’écriture en soi n’est pas une pratique innocente » (Denzin et Lincoln, « Préface » x). Ce positionnement critique accentue ainsi la contextualisation de l’analyse et de l’interprétation culturelle en rapport avec la « disjoncture et la différence, la violence et la terreur, [qui] définissent l’économie politique globale […] d’un monde post- ou néocolonial », d’où la « nécessité de penser au-delà de la nation, d’un groupement local, comme point de mire de l’enquête » (xvi).

L’interprétation des données

Consciente du fait que la réalité objective n’est compréhensible qu’à travers sa représentation, l’étude sémiotique des cultures, articulée à travers des démarches pragmatiques, herméneutiques et phénoménologiques, contribue à une meilleure compréhension « des aspects les plus importants de la théorie critique de la recherche qualitative », c’est-à-dire « le domaine souvent négligé de l’interprétation de l’information » (Kincheloe et McLaren 311). Dans ce contexte, toute analyse culturelle constitue, implicitement ou explicitement, un projet sémiotique, car « l’acte herméneutique d’interprétation exige, dans son articulation la plus élémentaire, une construction de sens à partir des observations glanées de manière à en communiquer une compréhension » (311). La finalité de cette compréhension dépasse l’objectif de la « compétence » interculturelle et vise plutôt à provoquer une « performance démocratique […] qui relie la politique, la pédagogie et l’éthique à l’action dans le monde » (Denzin et Lincoln, « Préface » x). Cette remise en question du savoir et la mise en relief des structures politiques, sociales et économiques qui en influencent la production et l’interprétation accentuent tout particulièrement la déconstruction des modes de recherche, dont ceux de l’anthropologie et de la sociologie, qui ont tendance à prolonger le colonialisme et l’impérialisme européens à travers leurs études sur les populations indigènes. L’interculturalité implique ainsi un changement de perspective majeur qui, par l’entremise de l’éducation et de la recherche, peut rendre compte de « l’Autre colonisé » et ainsi « favoriser la libération des populations indigènes de la domination néocoloniale » (35).

L’enquête narrative

L’étude contextualisée des pratiques communicatives et culturelles d’un milieu nécessite des méthodes d’analyse discursive et de cueillette de données capables d’effectuer la médiation du sens entre le vécu collectif des sujets impliqués et l’interprétation critique qu’en fait la recherche sur les plans historique, social et politique. À cette fin, les pratiques méthodologiques de l’histoire orale développées par l’école de Chicago autour du récit de vie ainsi que les modes d’enquête avancés par Malinowski pour le travail de terrain mettent en place des processus dialogiques par lesquels l’enquête arrive à valider le point de vue culturel de l’Autre à travers « les composantes biographiques telles que narrées par la personne qui les vit » (Chase 651). Encore une fois, la problématique sémiotique refait surface. Dans la mesure où le récit de vie ou le récit oral se définit comme « la création rétrospective du sens – la structuration ou l’organisation de l’expérience passée » (656), la compréhension culturelle dévoilée à travers le narratif ne relève pas du reportage événementiel de faits, mais dépend plutôt de la façon dont le narrateur les relie les uns aux autres dans un « ensemble signifiant » (656).

Cette démarche se situe à l’antipode du modèle d’Abdallah-Pretceille et Porcher. « Au lieu de focaliser sur “l’universalité”, l’analyse recherche la singularité et l’unicité des actions et des événements narrés » (657) en fonction de la spécificité de la localisation spatiotemporelle du narratif. L’interprétation du récit peut alors rechercher la multiplicité des voix narratives, de même que l’intertextualité entre les biographies individuelles, le milieu et la construction identitaire de l’Autre. De plus, en situant la question de l’identité dans le devenir collectif du narrateur et de ses microcosmes culturels, l’enquête peut approfondir le processus de la construction identitaire comme une construction métissée en devenir, sans cesse révisée et déstabilisée. L’objectif de l’enquête narrative demeure toujours le changement social. Le fait de relever des récits individuels et collectifs « gommés » par l’histoire et le pouvoir social, procure à la recherche et à l’éducation interculturelles un moyen puissant par lequel « briser la mainmise des méta-narratifs qui définissent les règles de vérité, de légitimité et d’identité » (Tierney 546,cité dans Chase 668).

L’évaluation des retombées de formation et de recherche

À l’époque actuelle, l’éducation et la recherche interculturelles visent à traiter des données en contexte et à les interpréter par une démarche herméneutique. De cette orientation généralisée de la part « d’ethnographes, d’historiens, de sémioticiens, de critiques littéraires et d’analystes de contenu (content analysts) » découle la nécessité de « documenter les processus médiateurs efficaces pour l’interprétation culturelle et la production du savoir » (Kincheloe et McLaren 311). Cette orientation n’est pas éloignée de celle de la sémiotique culturelle qui accorde une importance particulière à la créativité culturelle et à la production de nouveaux textes culturels par lesquels stimuler l’évolution collective d’un milieu. De plus, le processus de production de textes, tel qu’envisagé par la sémiotique culturelle, attribue à ses récepteurs éventuels le rôle d’arbitre quant au mérite/non-mérite de ce produit.

Adapté à l’éducation interculturelle et à des projets de recherche appliquée, ce principe sémiotique implique que la qualité opératoire et efficace d’une démarche de formation et d’enquête soit déterminée par « la volonté des sujets locaux à agir sur les résultats de l’action-recherche, misant ainsi leur bien-être sur la “viabilité” de leurs idées et sur la manière dont les retombées répondent ou non à leurs attentes » (Denzin et Lincoln, « Introduction » 5). En effet, les éventuelles retombées de formation et de recherche seraient par la suite définies et évaluées selon « la signification que les sujets leur attribueraient » (3). À cet égard, l’évaluation de programmes de formation interculturelle et de recherche-action représente « un site majeur de recherche qualitative » afin de « créer des espaces où les sujets étudiés (l’Autre) ont droit de parole » (Denzin et Lincoln 26). L’enquête narrative devient ainsi un moyen privilégié pour « révéler l’exclusion (disempowerment) et l’injustice créées par les sociétés industrialisées » (Kemmis et McTaggart 561).

Pour conclure cette réflexion sur la sémiotique postmoderne et sur la formation interculturelle, il conviendrait d’évoquer les pratiques pédagogiques de Paulo Freire puisque celles-ci résument et concrétisent l’essentiel du débat postmoderne et postcolonial sous-jacent aux modèles « conscience de soi » et « conscience culturelle ». La démarche de Freire réussit à illustrer comment une démarche pédagogique peut devenir porteuse d’un changement social et culturel dans la mesure où elle réussit à stimuler la création de significations nouvelles chez les sujets concernés, en fonction de leurs perceptions et problématiques collectives. Au lieu de se réfugier dans la tour d’ivoire d’une universalité et d’un humanisme à la fois institutionnalisés et ethnocentriques, Freire propose un dialogue entre égaux, entre les éducateurs/chercheurs et les membres d’une communauté. Ceux-ci ne se voient pas poussés ou manipulés vers un conformisme forcé à l’ordre social dominant. Plutôt, Freire exige que l’intervenant, éducateur ou chercheur, puisse se décentrer pour comprendre les modes de perception et de pensée spécifiques à cette communauté. Surtout, sa démarche vise à développer les compétences métacognitives des sujets de manière à ce qu’ils puissent « reconnaître les forces subtiles qui façonnent leurs vies » (Kincheloe et McLaren 305). Cette démarche permet ainsi « d’exposer les contradictions du monde des apparences acceptées par la culture dominante comme naturelles et inviolables » (305-306).

La finalité de la praxis se spécifie et se mesure selon le concret des réformes sociales réalisées. Pour y arriver, la pédagogie et la recherche interculturelles doivent mener les sujets impliqués, y compris les chercheurs et éducateurs, à dépasser leur égocentrisme afin « d’imaginer de nouvelles façons d’alléger la souffrance humaine et favoriser la santé psychologique » (308-309). Plutôt que de se limiter au cadre étroit et néopositiviste des faits, la recherche qualitative englobe également « une vision du possible » (309). Cette compréhension relève d’une saisie du sens, de « l’interprétation du sens et de la mise en application des concepts acquis au moment historique auquel on fait face » (309). Cet aperçu, à la fois synchronique et diachronique, de l’évolution d’un milieu culturel et de ses rapports avec d’autres collectivités, donne lieu à une meilleure compréhension du jeu de forces entre le pouvoir social et la culture envisagée comme « un domaine de lutte où la production et la transmission du savoir demeure sans cesse contestées » (310).

Dans l’ensemble, les démarches de formation et de recherche interculturelles proposent un continuum d’options allant de l’universalité et de l’humanisme, d’une part, à la performance démocratique radicale de l’autre. Ces deux extrêmes se caractérisent par la recherche d’un arbitre ou d’une autorité, comme la science ou la philosophie, qui permettrait de trancher et de prendre position face à la spécificité d’un milieu culturel et à la relativité de ses usages. Qu’il s’agisse cependant du concept de la « culturalité » d’Abdallah-Pretceille et Porcher, ou de la métacognition visée par les démarches de recherche qualitative, ces deux types de modèles ciblent un objectif commun: la création d’échanges à la fois éthiques et significatifs entre les sujets en vue de créer des sociétés plus inclusives et justes. À cet égard, la sémiotique, et tout particulièrement la sémiotique de la culture, offre un métalangage relativement neutre à l’aide duquel il est possible de faire l’étude d’un milieu culturel et d’en stimuler le développement futur à travers la création de textes dans lesquels les sujets se reconnaissent et sont reconnus par d’autres.