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« Comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même? » demande Édouard Glissant dans Introduction à une poétique du divers (20), dans laquelle il décortique son idée de « créolisation » dans les Caraïbes et les Amériques. Appliquée au Québec, où les frontières entre les cultures indigènes et les autres semblent davantage étanches que plus au sud, la « créolisation » apparaît d’emblée comme un concept plutôt décalé. Pourtant, dans les oeuvres d’auteurs autochtones du Québec, l’identité amérindienne se déploie fréquemment au centre d’un foisonnement d’identités Autres : canadienne, québécoise, européenne, anglophone ou francophone. Dans l’optique d’une littérature abordant abondamment les échanges interculturels, le contact des identités apparaît comme une donnée fondamentale. Les identités menacées, minoritaires ou dominées arrivent-elles à s’affirmer au-delà de la confrontation avec l’identité dominante?

Découlant en partie des théories postcoloniales, les concepts d’hybridité, de métissage ou encore de créolisation sont des plus pertinents pour aborder les identités culturelles dans les oeuvres amérindiennes du Québec. La notion d’hybridité, telle que formulée par Homi Bhabha, notamment dans Les lieux de la culture, permet d’appréhender la pluralité des traits culturels impliqués dans les constructions identitaires et d’en mesurer l’impact sur les dynamiques relationnelles. De cette notion d’hybridité, il serait erroné de ne retenir qu’une définition strictement généalogique, trop près du métissage de sang. L’hybridité, pour Bhabha, consiste en un « tiers espace » où se créent de nouvelles formes identitaires, transculturelles, et où règne l’ambivalence plutôt qu’une simple et constante opposition. En effet, Bhabha appuie l’idée d’une hybridité qui déstabilise à la fois l’ordre colonial et la relation oppositionnelle du soi à l’autre. Du côté de Glissant, le concept de créolisation se rapproche de l’idée d’hybridité de Bhabha. Glissant insiste effectivement lui aussi sur l’absence de hiérarchie des traits culturels formant les identités créolisées et leur imprévisibilité, les dissociant des traits du simple métissage : « la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité » (1995 17).

L’hybridité comme vision de la mécanique identitaire en situation coloniale ou postcoloniale se veut une autre avenue au manichéisme identitaire qu’on associe le plus souvent à Edward Said et, notamment, aux oppositions colonisés/colonisateurs et centre/périphérie. Pour lui, les couples antithétiques font se perpétuer la confrontation entre les « deux côtés de la fracture coloniale » (61). L’affirmation d’un clivage identitaire entre colonisés et colonisateurs permet de se prémunir en partie du risque de l’effacement identitaire que plusieurs perçoivent dans l’idéalisation de l’hybridité.

Par ailleurs, Amaryll Chanady souligne que, comme toute société découle d’hybridations, l’importance du métissage se retrouve d’abord au niveau de la représentation, et est donc d’ordre symbolique (52). Le mélange des cultures devrait aussi apparaître au niveau textuel, comme le résument Martine Delvaux et Pascal Caron :

La lecture des littératures postcoloniales depuis la perspective de ce « tiers espace » a pour objet de déceler une hybridité textuelle, une ambivalence idéologique, une ironie tissée de tactiques de résistance au moyen desquelles le sujet de l’énonciation, qu’il soit colonisateur ou colonisé, tient un discours qui se révèle un carrefour de significations paradoxales, mais participant toutes de la « texture » discursive.

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Ainsi, en littérature, l’hybridité se manifeste également, et sans doute fortement, du côté de la textualité : le mélange des formes, des registres et des langues, de même que la multiplicité des voix ou des points de vue représentent quelques marques textuelles d’une valorisation de l’hybridité qui renforcent les thématiques et les positionnements explicites.

Les romans La saga des Béothuks[1] de Bernard Assiniwi, publié en 1996, et Ourse bleue[2], de Virginia Pésémapéo Bordeleau, paru en 2007, mettent en scène à leur manière les contacts entre les cultures autochtones et européennes, ou encore autochtones et québécoise. À travers l’évocation des apports réciproques de chaque groupe, les textes développent des identités métamorphosées par ce contact, des identités souvent métissées ou composites. Comment le texte participe-t-il à bâtir, sinon un « tiers espace » hybride, du moins une confrontation identitaire? Quelle dynamique sous-tend les échanges interculturels et les constructions identitaires représentés dans les deux oeuvres? L’étude des aspects relevant de l’hétérogénéité textuelle, puis des prises de position des narrateurs et des personnages par rapport aux contacts entre diverses identités permettront de caractériser les rapports identitaires représentés.

La saga des Béothuks : du métissage précolonial au manichéisme postcolonial

Dans La saga des Béothuks, qui se veut une réécriture de l’histoire de Terre-Neuve du point de vue amérindien, les narrateurs, « mémoires vivantes » détentrices de l’histoire des Béothuks, retracent les étapes de l’extinction de cette nation amérindienne de l’île de Terre-Neuve. Le roman historique se divise en trois parties, chacune se déroulant à des époques différentes : la première vers l’an mille, la deuxième autour de 1500 et la dernière aux XVIIIe et XIXe siècles. En mettant de l’avant trois moments différents de l’histoire de la nation béothuke, certains avant et d’autres après la colonisation, l’auteur met en évidence l’évolution des dynamiques identitaires entre les cultures amérindiennes et européennes. Au départ métissage enrichissant qui renouvelle l’identité béothuke, la relation entre ces cultures passe à une relation coloniale dans laquelle les transferts culturels sont à sens unique et présentés comme menaçants pour l’identité béothuke.

Si on s’attarde à l’aspect textuel, on note que plusieurs indices valorisent la cohabitation des identités et des cultures. D’abord, la narration offre différentes focalisations, donnant à l’occasion accès aux pensées des personnages, qu’ils soient Béothuks, Vikings, Écossais ou Anglais. L’effet de rapprochement de chaque identité est significatif du fait qu’il accorde un point de vue privilégié de chaque individualité tout en illustrant la multiplicité des identités en relation. De même, l’acceptation des étrangers est renforcée par leur intégration marquée au niveau de la narration.

Ensuite, Assiniwi réquisitionne certains procédés issus de la tradition orale pour développer une narration unique : il « fait vivre dans le texte écrit […] des stratégies rhétoriques de la culture orale » (Bardolph 54). D’abord, la narration est assumée par les « mémoires vivantes » de la nation, c’est-à-dire par les personnes chargées de transmettre oralement l’histoire et la tradition de la nation béothuke. La multiplication des niveaux narratifs est mise de l’avant et explicitée : « Ils laissaient le vieillard raconter la saga des Béothuks sans l’interrompre, afin de ne pas mêler ses souvenirs et les récits de ses ancêtres » (SB 310). L’alternance des narrateurs garde omniprésente l’impression du récit oral dans le récit écrit. Les différents narrateurs se présentent successivement, prenant une place de plus en plus grande à mesure que le roman avance : « Je répète, je suis Wawanoktaé des Béothuks, mais mon nom est Demasduit, la fleur du bord des lacs. Voici la suite de notre histoire », annonce une des narratrices (SB 338). Les appels au lecteur favorisent aussi la mise en place d’une promiscuité entre narrateur et narrataire, comme elle existe de fait entre le conteur et l’auditeur dans une prestation orale. Ainsi, Demasduit introduit son récit en utilisant la deuxième personne du pluriel : « [l]aissez-moi me souvenir, dans l’ordre, de ce qui est arrivé après la mort du dernier raconteur qui vous a appris notre histoire » (SB 338) et Shanawdidith, une autre narratrice « mémoire vivante », demande : « Est-ce clair pour vous tous? » (SB 439). Également, plusieurs jeux narratifs construisent, dans l’écrit, une atmosphère de l’oralité. Les omissions, les erreurs ou les oublis rattrapés en cours de narration fabriquent un faux contexte d’oralité : « Le guerrier L’Oignon eut vite fait de rejoindre ses compagnons, dont Gausep, l’haleine, dont j’avais oublié le nom plus tôt dans mon récit » (SB 399, c’est moi qui souligne). Ce type de précision du narrateur suggère qu’il est impossible pour ce dernier de corriger son erreur, si ce n’est dans le récit lui-même, imitant la situation d’énonciation d’un conte récité oralement.

De plus, certains énoncés empreints d’oralité renforcent l’idée de mélange des formes orales et écrites, notamment les répétitions et les formulations simples. Dans l’article « Plurilinguisme et stratégies identitaires dans la littérature autochtone d’expression française au Québec », Hélène Destrempes souligne que, de par l’utilisation particulière qu’il fait de traits narratifs oraux, La saga des Béothuks « se lit […] comme un conte qui serait récité oralement, ou vraiment comme une saga, ce que suggère par ailleurs le titre de l’oeuvre » (2002 406). Destrempes note, entre autres marques de l’oralité, les répétitions, les constructions syntaxiques courtes et simples et l’emploi limité des pronoms personnels au profit des noms (405-406). L’intégration au roman d’une dimension orale fait du texte un lieu hybride où l’oral et l’écrit s’imbriquent.

Enfin, l’interpénétration des langues renvoie à la pluralité des cultures et des identités, comme le démontre Destrempes (2002). Par exemple, les nombreux substantifs béothuks utilisés par l’auteur, comme bouguishamesh (étranger), Ashwans (Inuits), Gashu-Uwith (ours), amina (flèche) et tapatook (canot), exigent du lecteur une certaine maîtrise du lexique béothuk, dont on retrouve un glossaire à la fin du livre. En outre, des expressions comme « un cycle des saisons », « une lune » ou « un soleil », référant respectivement à une année, un mois et une journée, rappellent constamment la participation de la culture amérindienne au texte. Les locutions et les mots amérindiens disséminés dans l’ensemble du roman déstabilisent la hiérarchie coloniale : c’est la langue française majoritaire qui doit accepter l’hétérogénéité linguistique pour faire place à une langue minoritaire, et même, ici, disparue. Pour Destrempes, « le français semble ainsi sommé de se conformer à la réalité amérindienne » (405). La présence soutenue du langage béothuk dans le roman d’Assiniwi – l’ « hétérolinguisme » du texte, pour emprunter le terme choisi par Jean-Marc Moura (74) – agit comme un acte de légitimation de la langue amérindienne, et, à défaut de la poser au même niveau que le français, atténue tout de même la dichotomie coloniale tout en soutenant un espace textuel d’hybridations. En somme, l’interpénétration des langues française et béothuke, la présence de caractères oraux dans le texte et la focalisation variable assurent un certain espace de l’hybridité dans le texte même.

Sur le plan sémantique, le transculturalisme et le métissage sont construits de façon positive dans la première partie du roman, et ils représentent un important enrichissement culturel. Au cours de son voyage initiatique, Anin, le personnage principal de la première partie, entre en contact pour la première fois avec des étrangers venus de l’extérieur du continent américain. Il recueille des étrangers Vikings et Écossais délaissés par les leurs, avec qui il formera un nouveau clan : le clan de l’ours. Celui-ci, riche de ses membres d’origines diverses, deviendra le clan fort de la nation béothuke, le clan « fondateur » tel qu’il sera immortalisé dans la tradition orale béothuke. Le choix de l’auteur de faire du clan fondateur un clan métissé est en soi un indice de la valorisation des mélanges identitaires qui a cours dans La saga des Béothuks.

D’ailleurs, plusieurs apports étrangers à la culture béothuke sont décrits positivement. Des apports concrets comme les outils de métal, la hache par exemple, sont régulièrement mentionnés. De façon plus abstraite, les étrangers donnent aux Béothuks de nouvelles connaissances sur le monde extérieur et les autres peuples. Ces nouvelles connaissances influencent la vision du monde des Amérindiens, jusqu’à modifier leur mode d’occupation du territoire : ils adoptent une politique d’expansion et de défense de la nation, des nouveautés dans la culture béothuke. Dans un autre registre, la sexualité se modifie avec les pratiques étrangères : par exemple, l’homosexualité et la polygamie seront admises, de même que le plaisir féminin deviendra important dans la relation sexuelle. Ces quelques exemples de transferts culturels qui favorisent le renouvellement de l’identité béothuke illustrent la positivité du métissage et des échanges culturels que propose le roman[3].

Dès lors, l’ouverture au monde d’Anin et des Béothuks s’accroît considérablement. Par exemple, au contact des étrangers Vikings, Anin envisage pour la première fois l’existence d’autres « mondes », aux sens tant géographique qu’anthropologique, des mondes différents du sien. Son identité personnelle, telle qu’il la définit lui-même, change à mesure qu’il prend conscience de la présence d’autres identités. Il ne se désigne plus, comme au début du roman, comme « un Addaboutik » (SB 42), mais bien comme « l’addaboutik » (SB 89), en opposition aux appartenances autres des étrangers qui forment son groupe. Le déplacement vers l’article défini illustre la prise de conscience du personnage quant à sa place dans le groupe : il représente l’identité béothuke parmi toutes les identités en relation dans ce monde précolonial.

Toutefois, le métissage, malgré son importance en tant que thème du roman, n’a pas de fonction structurante dans le roman d’Assiniwi, du moins pas de façon continue. Beaucoup plus, c’est l’opposition de deux identités, amérindienne et européenne, ou blanche, qui sous-tend le texte. Le discours explicite s’oriente vers l’assimilation, ce qui laisse peu de place pour une véritable hybridation. En effet, selon Éric Landowski, l’assimilation a pour but de « préserver intacte l’homogénéité » du groupe de référence (24). En fait, chez les Béothuks, on évite de laisser les étrangers dans un espace identitaire de l’entre-deux. Soit ils restent des étrangers, soit ils deviennent des Béothuks. Le chef Anin se fait clair avec les étrangers qu’il accueille : « Au pays des Addaboutiks, il faut vivre comme les Addaboutiks. Il faut aussi parler comme les Addaboutiks. […] Je ne veux plus vous entendre parler cette langue d’[étrangers] » (SB 108). Les identités européennes des nouveaux Amérindiens sont donc volontairement dissimulées. Les Béothuks d’adoption, malgré les apports considérables qu’ils procurent à l’identité collective et à la culture béothuke, doivent littéralement « se fondre dans la nation béothuke » (SB 207) et « s’engager à vivre comme les Béothuks » (SB 266). De plus, ils doivent atténuer leur altérité physique en masquant leurs différences, par exemple en évitant de se déshabiller en public ou en enduisant leur corps d’ocre rouge, pour cacher leur teint pâle et leur pilosité (SB 160-161). L’assimilation, en niant la différence et l’altérité, empêche toute forme d’hybridité puisqu’elle vise l’uniformisation d’une seule et unique identité monolithique.

Dans la dernière partie de La saga des Béothuks, la colonisation amène un nombre largement supérieur d’Anglais. La relation entre les Amérindiens et les étrangers s’inverse. Les Blancs, dès lors majoritaires et dominants, décident des échanges et des influences et ils se montrent très réticents au métissage. Les Anglais sont d’ailleurs particulièrement négativisés dans ce refus absolu d’échanges culturels. La relation entre les Amérindiens et les Blancs devient nettement antagoniste, rappelant la vision saidienne des dynamiques coloniales. Alors que dans la première partie du roman, la cohabitation d’identités créait des possibilités d’échanges, de métissages, et même d’hybridations, la présence simultanée de Blancs et de Béothuks dans un même espace devient tout simplement impossible dans la troisième partie. L’exclusion de l’un par l’autre mène jusqu’à l’extermination pure et simple de l’identité béothuke, autrement dit, au génocide.

La représentation qui est faite de l’absence d’ouverture des colons anglais vis-à-vis des Béothuks va dans le même sens : les narrateurs exposent divers cas de Béothuks que les Anglais tenteront d’assimiler, démontrant une volonté de nier l’identité amérindienne. Des Béothuks capturés seront rebaptisés d’un nom anglais, vêtus à la manière britannique et assimilés par l’anglicisation. Bref, ils sont assimilés aux Britanniques comme les Européens à la nation béothuke dans la période antérieure à la colonisation, mais dans une dynamique radicale, univoque et violente. À la différence des Européens qui s’étaient joints à la nation d’Anin, les Béothuks anglicisés resteront à jamais exclus de la société coloniale en devenant esclaves, servantes, phénomènes de foires. Les Anglais sont représentés dans leur relation à l’Autre dans une position de négation ou de fascination, mais jamais d’ouverture à l’Autre (Lüsebrink)[4].

Forcément, chez les Béothuks, l’aliénation qui découle de l’angli-cisation s’accompagne d’un vide identitaire. Par exemple, Deed-Rashow (devenu Tom June), un Béothuk enlevé et assimilé par le groupe dominant, n’est reconnu comme membre d’aucune communauté. À sa mort, aucun Anglais ne le pleure, et aucun Béothuk ne réclame son corps (SB 367), ce qui souligne sa non-appartenance à quelque groupe identitaire que ce soit. John August, un autre Béothuk enlevé par les Anglais, connaît « un enfer pire que la mort, celui de ne pas savoir qui il [est], de n’avoir jamais revu les siens, d’avoir perdu sa langue et de n’avoir aucun ami au monde à qui se confier » (SB 367). Dans ces deux cas, l’entre-deux devient un espace identitaire vide, où l’anglicisation est la seule forme d’échanges culturels, d’ailleurs fortement négative. Comme le note Destrempes, les Béothuks assimilés n’ont aucun espoir de survivre, ni même de vivre dans la dignité (2002 407-408). De plus, la mort de John August, en tant que dernier descendant d’Anin, marque la fin de la nation béothuke en elle-même : « John August fut le dernier chapitre d’une triste histoire de famille qui influença toute la culture de cette île pendant près de huit cents cycles des saisons » (SB 367). Par cette précision, l’auteur suggère que l’identité béothuke peut difficilement vivre en dehors des possibilités de métissages ou de compositions identitaires. La vie précoloniale sur l’île de Terre-Neuve, loin d’être présentée comme un moment de la pureté des identités, fait plutôt valoir l’impureté et le mélange comme un avantage, un enrichissement important. En fait, la colonisation semble venir briser le fragile équilibre de la cohabitation égalitaire des identités en forçant l’identité béothuke, si elle veut survivre à l’envahissement britannique, à se délimiter, et à s’imperméabiliser, et à se définir dans la confrontation avec l’identité blanche. En donnant un destin tragique à chaque Béothuk anglicisé sans respect de la composante amérindienne de son identité, l’auteur fait toutefois entendre une critique de l’empêchement de l’hybridité tout comme de l’assimilation et laisse voir son « parti pris […] pour une culture autochtone ouverte à différentes formes d’hybridité culturelle » (Destrempes, 2002 403).

Par ailleurs, on ne saurait occulter l’importance rhétorique des oppositions dans le roman d’Assiniwi, oppositions qui mettent en parallèle deux modes de vie divergents et présentés comme inconciliables à partir du moment de la colonisation. À titre d’exemple, les différents narrateurs opposent l’avarice des Blancs au sens du partage des Béothuks (SB 402), la mauvaise hygiène des étrangers en forêt à la propreté des autochtones (SB 444) et l’impolitesse des enfants anglais au savoir-vivre des enfants amérindiens (SB 488). De même, les mauvaises intentions des Blancs sont exacerbées par l’opposition entre les objectifs des deux groupes. Au cours de sa réflexion sur les connaissances des Béothuks et sur celles de son propre peuple, Jean Le Guellec, un Français qui s’est intégré aux Béothuks, remarque que les inventions des Blancs, « telles la poudre à fusil et les armes à feu » sont « des outils de mort et non de survie » (SB 280) comme celles des Amérindiens. En somme, les oppositions témoignent d’un « besoin de distanciation » de l’identité amérindienne et blanche qui pousse les auteurs à « sémantis[er] […] de façon négative les différences qui [les] séparent » (Paterson 151).

La contradiction apparente entre l’explicite (la représentation de la négation de l’Autre et de l’assimilation) et l’implicite (l’espace hétérogène du texte) illustre « ce tiers espace » de l’ironie et des paradoxes (Delvaux). Loin d’être fixées ou même homogènes et cohérentes, les identités qui évoluent dans cet espace de l’entre-deux, cet espace interstitiel (Bhabha 30), en plus d’être composites, semblent ambivalentes et instables. En somme, l’espace hybride du texte, où se rejoignent oralité et écriture, français et béothuk, n’est pas complété par un contenu faisant place, lui aussi, à l’hybridité. Malgré l’insistance sur le métissage et la rencontre des cultures, La Saga des Béothuks est structurée avant tout sur un mode binaire. Toutefois, comme le fait remarquer Janet Paterson, cette mise à distance de l’Autre par la confrontation identitaire ne peut que faire ressortir le lien qui unit les deux pôles, et ce, « par la force même de la logique binaire » (38).

Ourse bleue : vers une identité hybride

Le roman Ourse bleue adopte une approche beaucoup plus personnelle des identités. Les événements du roman s’articulent autour de la quête identitaire de Victoria, une métisse, qui retourne dans les communautés cries de la baie James, le pays de son enfance, avec son compagnon Daniel, un Blanc. La narration autodiégétique donne une grande présence à la première personne, de même qu’un accès privilégié à l’identité composite du personnage de Victoria. En fait, son identité oscille entre deux appartenances, crie et blanche. Ses deux identités semblent inconciliables au début du roman, pour apparaître de plus en plus complémentaires à mesure que Victoria avance dans sa quête à la fois spirituelle et identitaire.

Dans la première partie, « Voyage vers la baie James », Victoria revit son enfance en même temps qu’elle voyage avec son conjoint Daniel entre les communautés de la baie James. Les chapitres du récit de son enfance crie alternent avec ceux du périple de l’adulte qui cherche à renouer avec cette part de son identité, offrant un parallélisme intéressant avec son identité qui oscille entre crie et blanche. Alors que certaines marques textuelles révèlent que le personnage ne s’identifie véritablement ni aux Cris ni aux Blancs, d’autres renvoient plutôt à son adhésion alternée, mais non simultanée, à ces deux identités.

La narratrice rappelle que lorsqu’elle était enfant, on ne la considérait, à cause de ses diverses origines, « pas tout à fait crie, ni algonquine, ni blanche » (OB 29). Certains membres de son entourage amérindien lui refusait toute appartenance spécifique. De même, certaines marques énonciatives renforcent la difficulté de Victoria à vivre sa double identité. L’utilisation des pronoms personnels trahit l’impasse dans laquelle Victoria se trouve par rapport à son identification à l’un ou à l’autre groupe. Par exemple, en se questionnant sur l’attachement des Cris et des Québécois au territoire de la baie James, Victoria affirme : « Que les Cris aiment ce pays ne m’étonne pas, ces paysages font partie de leur sang et de leurs âmes. Mais que des descendants d’Européens s’y attachent au point de ne pas vouloir le quitter après la fin de la construction des centrales électriques! » (OB 64). La narratrice utilise ici la troisième personne du pluriel pour décrire les deux groupes, évitant de s’associer à l’un ou à l’autre et créant une distance palpable entre elle et les identités crie autant que québécoise. Elle semble pourtant vouloir dépasser la négativité qu’elle associe à cet entre-deux, notamment quand elle exprime le malaise de sa mère qui devait, plus jeune, « louvoyer entre la culture crie et celle de son époux… » (OB 79) et qui utilisait l’identité blanche du père de Victoria « comme une barrière » (OB 79) de protection autour de sa fille. Alors que sa mère lui ordonne de « vivr[e] dans le monde des Blancs » (OB 15), Victoria, elle, refuse de choisir entre les deux cultures

Néanmoins, dans la première partie, Victoria peut parfois s’identifier à une Crie, ou à une Québécoise, mais rarement aux deux en même temps. C’est plutôt l’une ou l’autre de ses identités qui est reconnue par les gens qu’elle rencontre. D’un côté, son humour et son sens de la répartie, sa maîtrise de la langue crie et surtout son don de vision, associé à la spiritualité amérindienne, lui valent d’être reconnue en tant que Crie. De l’autre côté, son conjoint Daniel et elle sont « examin[és] » comme des « inconnus » (OB 26) par les Cris à leur arrivée dans une communauté. Ils sont aussi ignorés par les serveurs cris dans les restaurants, à moins que Victoria n’utilise le cri, ce qui dès lors leur assure un bon service : « Je m’adresse en cri au serveur. Il retourne derrière le comptoir en disant à la cuisinière que je parle sans accent, je les entends rire. Ils se montrent ensuite très aimables à notre égard » (OB 67). L’attitude générale des Amérindiens envers le couple est celle adoptée envers des étrangers. Au contraire, les Québécois de passage dans cette région vont vers Daniel et Victoria sans se douter du métissage de cette dernière (OB 67). Victoria est donc, à certains moments, considérée comme une Blanche, non amérindienne, et, à d’autres moments, comme une Crie. La reconnaissance des deux identités simultanément ne se réalisera pleinement que dans la deuxième partie, alors que Victoria réalisera sa quête spirituelle.

Dans cette seconde partie, « Le voyage intérieur », les identités crie et québécoise que porte Victoria cesseront d’être deux pendants disjoints d’une identité. Ils s’allieront pour créer une nouvelle identité métissée. Des indices de plus en plus fréquents illustrent la valeur grandissante accordée au métissage dans le texte. Par exemple, la narratrice évoque son désir de travailler sur un jardin inspiré de différentes cultures (OB 126). De plus, elle insiste sur sa préférence, par rapport à tous les chiens de races pures qu’elle a possédés, pour son chien Mouski, un bâtard (OB 138). En outre, sa quête spirituelle l’amène à s’identifier à une de ses guides, Patricia, qui est « une véritable femme de pouvoir. Une métisse. » (OB 164) La description de Patricia accole les caractéristiques du pouvoir au métissage, et valorise ainsi une construction identitaire plurielle. Finalement, le totem que se choisit Victoria illustre la réconciliation identitaire à l’oeuvre au sein du personnage : alliant la spiritualité amérindienne à la religion catholique, Victoria devient Ourse bleue, l’animal renvoyant au sacré autochtone, et la couleur bleue à la Vierge Marie « une façon originale d’unir [ses] deux cultures » (OB 176). L’amalgame de la quête spirituelle et de la quête identitaire s’illustre pleinement dans ce symbole réconciliant deux cultures par la combinaison de leur représentation du sacré. Certains traits diégétiques ou textuels valorisent donc de façon grandissante les identités métisses et les appartenances multiples tout en créant un « espac[e] “interstitie[l]” offr[ant] un terrain à l’élaboration de ces stratégies du soi […] qui initient de nouveaux signes d’identité » (Bhabha 30), autrement dit, un espace propice à la construction d’une nouvelle identité.

Dans le même ordre d’idées, la négativité associée aux identités plus homogènes, comme celle du conjoint Daniel, favorise par contraste les constructions identitaires plurielles. Daniel, « [é]tranger à une culture dont il ne connaît pas les règles, craint par-dessus tout le ridicule » (OB 103). Il ne rencontre que d’autres Blancs dans les communautés de la baie James, n’arrivant pas à créer de véritable contact avec les Cris. Tandis que Victoria s’élève dans une recherche mystique qui l’enrichit, Daniel se renferme sur lui-même, affiche sa colère et son inquiétude (OB 103). Il est laissé de côté, souvent exclus du projet de Victoria et des Cris de retrouver la dépouille d’un vieil oncle disparu depuis très longtemps. Victoria et lui « [se sont] éloignés l’un de l’autre depuis [leur] arrivée à Waskaganish » (OB 103). Cet éloignement palpable se concrétise à son extrême limite avec la mort accidentelle de Daniel (OB 121), illustrant de façon allégorique l’impossibilité pour lui de participer à cette quête à la fois originelle et spirituelle, mais peut-être également la rupture nécessaire avec la culture blanche, afin d’aller plus loin vers son identité amérindienne.

De plus, plusieurs marques textuelles permettent de suivre le cheminement identitaire de Victoria vers l’acceptation de l’hybridation. D’une part, le plurilinguisme du texte, qui rappelle la construction de La saga des Béothuks, favorise le métissage et même l’hybridité. D’abord, de nombreux emprunts à la langue crie parsèment le texte, des mots comme moukoushans (OB 53), mistikouji (OB 69), tikinagan (OB 47), koukoudji (OB 39), et noumoushoum (OB 39), koukoume (OB 33). Leur fonction peut être de rendre compte de réalités pour lesquelles le français n’a pas d’équivalent (comme le tikinagan, un porte-bébé amérindien). Lorsque les mots cris sont utilisés pour décrire des réalités courantes, pour désigner une grand-mère par exemple, la description du monde amérindien à l’aide de ses propres vocables privilégie le rapprochement des cultures, rappelant régulièrement au lecteur la pluralité qui soutient à la fois le texte et la diégèse. Ensuite, le discours direct est parfois rapporté en cri, puis traduit par la narratrice, ce qui renforce, de même, le métissage de son identité. Certains énoncés cris demeurent même sans traduction (OB 67, 109, 193). Pour la plupart des lecteurs québécois, ces citations en langue amérindienne restent inaccessibles et créent un « sentiment d’étrangeté » (Bardolph 51). De plus, elles renversent l’ordre usuel qui demanderait une version dans la langue majoritaire. L’absence occasionnelle de traduction et l’absence d’un glossaire répondent d’une stratégie d’ « autolégitimation » (Moura 40) s’appliquant spécialement à la langue crie. Le texte ainsi plurilingue devient un lieu de la représentation baignant dans l’hybridité, puisqu’il déstabilise le pouvoir et l’ordre coloniaux (Bhabha 184).

D’autre part, des figures oppositionnelles font se confronter les deux principaux pôles identitaires en jeu dans le roman. La difficulté du conjoint blanc de Victoria à s’intégrer aux Cris, notamment, crée de récurrentes confrontations entre ces deux personnages. Ces oppositions relèvent d’un certain manichéisme fréquent dans les oeuvres amérindiennes du Québec, manichéisme qui se rapproche de celui qu’on retrouve dans La saga des Béothuks. Elles construisent des identités antagonistes dans une mécanique identitaire qui s’éloigne, dans ces moments, de l’hybridité. Cependant, certaines oppositions renforcent plutôt le caractère ambivalent de l’identité de Victoria, qui se rapproche ainsi d’une identité issue de l’hybridité. Sa relation aux Cris, surtout au début du récit, illustre cette ambivalence. Lors de son arrivée à Waskaganish en compagnie de Daniel, la narratrice décrit l’accueil qu’on leur fait : ils sont examinés comme des étrangers. Elle affirme : « Je reconnais cette attitude envers les inconnus […] » (OB 26). La narratrice se désigne comme une étrangère, une inconnue, tout en marquant sa reconnaissance du comportement cri envers les visiteurs. D’une façon similaire, elle affirme un peu plus tard au sujet du sens de la fête des Cris : « Je reconnais là l’exubérance crie. Nous n’avons pas, de toute évidence, le même rythme de vie » (OB 28). La dissociation qu’effectue Victoria entre elle et la culture crie s’oppose à la manifestation de reconnaissance de certains traits culturels. D’une façon contradictoire, Victoria tente de se distancer des manières cries tout en trahissant sa proximité avec cette culture. De ce point de vue, ces deux affirmations illustrent l’ambivalence de la constitution identitaire de Victoria. Plus qu’une confrontation, son métissage crée chez elle une identité variable, versatile et ambivalente.

L’hybridité, une menace à l’identité?

Pour qu’il y ait hybridité, les différents traits culturels en présence doivent s’exprimer sans hiérarchisation et de façon imprévisible. Dans les deux romans étudiés, plusieurs indices laissent plutôt penser qu’une culture – et qu’une identité –, prime. En effet, Ourse bleue relate la quête de Victoria vers son identité et sa spiritualité cries. De même, lorsque leur père révèle qu’il a lui aussi des origines amérindiennes, Victoria et sa soeur ne cachent pas leur joie : « Ça veut dire qu’on est plus rouges que blancs! » (OB 147), s’exclame cette dernière. Victoria comprend aussi, avec fierté, que son don de vision lui vient de son père (OB 148). L’aboutissement de la quête de Victoria consiste en son rapprochement de la culture et de la spiritualité cries. L’identité blanche comporte moins d’attrait, et, de toute évidence, la narratrice met en avant son identité crie. Dans La saga des Béothuks, la valorisation de l’identité amérindienne est patente, et elle participe à la réécriture historique que présente Assiniwi. Les oeuvres littéraires écrites par des auteurs amérindiens, offrant un renversement de perspective sur les relations coloniales, valorisent et légitiment la culture des Amérindiens, au détriment, bien sûr, de la culture des Blancs, changeant radicalement le point de vue. Mais aussi, autant dans La saga des Béothuks que dans Ourse bleue, le contexte colonial, inégalitaire par définition, fait de l’équivalence des cultures une aporie. Revisiter cette histoire de violence et de domination rend pratiquement impossible l’avènement d’un espace d’hybridations où les aspects des différentes cultures se positionneraient de façon égalitaire sans risquer d’oblitérer les injustices. En effet, Maurizio Gatti souligne qu’ « en raison [de leur] insécurité identitaire, [les Amérindiens] se sentent menacés [et] craignent souvent qu’une ouverture sur l’extérieur puisse entraîner le vol ou la perte de quelque chose, comme ce fut le cas dans le passé » (Gatti 31).

En conclusion, ma lecture de l’hybridité de ces deux romans d’auteurs amérindiens du Québec fait ressortir l’antagonisme latent dans les dynamiques identitaires de ces oeuvres, particulièrement dans La saga des Béothuks, même si plusieurs indices laissent supposer une critique de l’auteur par rapport à ce manichéisme. Les deux oeuvres ont en commun de mettre de l’avant un texte aux formes hybrides dans lequel s’imbriquent les langues, notamment. Chacun laisse aussi une grande place au métissage, incontournable dans un contexte de contacts culturels entre autochtones et Blancs. La textualité reste par ailleurs le lieu le plus favorable à la représentation de l’hybridité, puisque le propos reste principalement antagoniste. Toutefois, Ourse bleue, paru une décennie après La saga des Béothuks, montre assez d’ambivalence et de dynamisme dans les relations identitaires pour laisser entrevoir un second souffle, peut-être même un renouvellement, dans la littérature amérindienne au Québec.