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Comme indiqué dans le Cours de didactique du français langue étrangère et langue seconde, la lexie « didactique des langues » est de nos jours associée à celle de la « didactique des cultures » (Cuq et Gruca 59). D’après ces auteurs, la didactique des langues, comme « étude des conditions et des modalités d’enseignement et d’appropriation des langues » (59) ne peut de fait envisager l’enseignement/apprentissage d’unelangue « sans y intégrer les paramètres culturels sans lesquels elle n’est qu’un idiome », soit une coquille linguistique vide, inhabitée. Dès lors, dans un monde globalisé, imprégné par une forte diversité, l’enseignement et la pratique des langues apparaissent, d’après Zarate, comme « une des clés qui ouvrent la porte d’un réseau d’échanges sociaux marqués par la diversité des codes, des usages et des visions du monde, non seulement à l’école, mais dans toute la société » (Zarate, Lévy et Kramsch 174). Ainsi, depuis plusieurs décennies maintenant, les recherches en didactique ayant trait à l’« éducation interculturelle » se sont multipliées. Plus de 88 000 entrées apparaissent lorsque, sur un moteur de recherche, le terme « éducation interculturelle » est saisi, montrant bien l’ampleur de ce champ d’études. Mais si l’on parle d’approches interculturelles en didactique des langues et des cultures, Puren (2008) évoque aussi les dimensions « transculturelles », « métaculturelles », « multiculturelles » et « coculturelles » dans l’enseignement/apprentissage des langues et des cultures. À ces termes, l’on peut encore ajouter ceux de didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme (Zarate, Lévy et Kramsch), ou encore ceux d’une didactique de la diversité (Castellotti et Moore 212). La multiplication des terminologies peut rendre perplexe. De quoi parle-t-on au juste? Quels sont les paradigmes sur lesquels se construit la didactique des langues et des cultures actuelle? Afin d’obtenir quelques éléments de réponse, nous proposons l’analyse croisée de deux ouvrages didactiques récents.

Choix des ouvrages

Parmi l’ensemble des publications récentes en didactique, nous avons choisi de retenir Perspectives pour une didactique des langues contextualisée, sous la direction de Blanchet, Moore et Asselah Rahal, ainsi que le Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, dirigé par Zarate, Lévy et Kramsch. Ces deux livres ont en effet été coécrits et dirigés par des linguistes et didacticiens de renom. Ils sont ancrés en didactique des langues et ont paru en langue française la même année, soit en 2008. Par ailleurs, leurs visées convergent. Il s’agit en effet pour les coauteurs des Perspectives de « stimuler à l’international la recherche en didactique des langues dans les départements et unités de recherche se préoccupant du français et du plurilinguisme » (Blanchet et Asselah Rahal 9). Le contexte dans lequel s’ancrent les recherches est en outre envisagé à l’aune du pluriculturalisme ambiant. Quant au Précis, il entend être un « outil provoquant la réflexion qui articule pratique, observation de terrain et analyses dans un cadre conceptuel innovant, adapté à un environnement international marqué par la pluralité » (Zarate, Lévy et Kramsch 17). Les deux ouvrages entendent ainsi donner un aperçu pertinent de la recherche dans le domaine et suggérer des pistes d’avenir, dans une perspective internationale. De fait, des auteurs de nombreux pays, dont le Canada, sont associés à ces projets. Les Perspectives sont nées d’une initiative lancée par l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et évoquent aussi bien les contextes canadiens (Colombie-Britannique, Québec), américains (Louisianne), africains (Burkina Faso, Tunisie, Algérie…) qu’européens (France, Roumanie, Portugal, par exemple). L’ouvrage est codirigé notamment par Moore qui, depuis l’Université Simon Fraser (SFU), contribue à la visibilité des recherches canadiennes actuelles sur la question de l’éducation plurilingue et pluriculturelle. En ce qui concerne les autres codirecteurs, signalons que Blanchet est rattaché à l’Université française Rennes 2 et Asselah Rahal à l’Université d’Alger. Le projet sur lequel repose le Précis a quant à lui mobilisé 90 enseignants-chercheurs et 68 institutions de recherche à travers le monde. Zarate, Lévy et Kramsch sont respectivement affiliées à des universités française (Institut national des langues et des cultures orientales, Paris), italienne (Université de Macerata) et américaine (University of California, Berkeley). Au-delà de la diversité géographique, le monde « virtuel » est également exploré, dans ces deux ouvrages, comme un espace sans frontière à intégrer dans les recherches. Par ailleurs, bien que les Perspectives se limitent au champ spécifique de la didactique du français quand le Précis s’inscrit dans le champ plus englobant de la didactique des langues, les deux ouvrages revendiquent un ancrage résolument interdisciplinaire, et non rattaché spécifiquement à la seule linguistique. Enfin, sur le plan méthodologique et éditorial, il convient de noter que, dans les deux livres, il est spécifié que les textes publiés par les différents auteurs engagent leur responsabilité et que le travail d’harmonisation que suppose tout ouvrage collectif n’a porté que sur la forme et la présentation des écrits (présentation des références bibliographiques, système de titres, etc.), et nullement sur le fond. Toutefois une mise en perspective des écrits a été élaborée dans les deux ouvrages sous forme d’introduction et de conclusion générales, ainsi que sous la forme d’introductions et de « contrepoints » au début et à la fin de chaque chapitre, en ce qui concerne le Précis. Les auteurs de ce dernier ouvrage soulignent également qu’ils se sont rencontrés à plusieurs reprises, lors de réunions de travail et de colloques, pour discuter des concepts mis en avant et croiser les perspectives. Kramsch, coauteure et codirectrice du Précis, déplore néanmoins dans un article du Français dans le monde portant sur la circulation internationale des idées que les contraintes éditoriales pesant sur la publication d’un ensemble relativement cohérent dans une langue unique aient amené à un certain aplanissement des aspérités de la réflexion, donnant au tout « une facture nettement francophone par la lettre et par l’esprit ». (Kramsch 68)

Traits convergents d’une didactique des langues et des cultures en mutation

Blanchet et Asselah Rahal affirment dès l’introduction des Perspectives que l’une des « orientations principales, voire l’orientation majeure qui se dessine de façon de plus en plus affirmée en didactique des langues depuis une dizaine d’années, est celle visant la notion de compétence plurilingue et pluri ou interculturelle » (11). Castellotti et Moore préciseront dans la conclusion de ce même ouvrage qu’il ne s’agit pour autant pas seulement d’interroger la pluralité des langues, des cultures et des identités et d’en mettre en évidence les dynamiques, « mais aussi et surtout d’imaginer et de réinventer une didactique de la diversité et de l’hétérogénéité, du mouvant et du composite, du paradoxe et de la diversité » (212), voire de réinventer une didactique du XXIe siècle (199). Les deux didacticiennes font à cet égard un renvoi aux travaux du Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme qui, dans le même temps, tentent également de jeter les bases d’une nouvelle « didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme », voire d’une didactique « des plurilinguismes et des pluriculturalismes », organisée autour de la pluralité linguistique et culturelle.

Si les deux ouvrages convergent, quels sont les traits de cette didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme (Zarate, Lévy et Kramsch) ou encore de cette didactique de la diversité et de l’hétérogénéité (Moore et Castellotti, 212)?

Alors que la didactique est une discipline historiquement et traditionnellement rattachée à la linguistique – la didactique s’appelant d’ailleurs auparavant linguistique appliquée –, les orientations actuelles tendent vers un élargissement disciplinaire, avec une part particulièrement importante désormais accordée à la sociologie, mais aussi à la psychologie sociale et à l’anthropologie culturelle, rendant évidente une plus grande prise en compte de l’étude des hommes et des sociétés dans l’enseignement des langues et des « cultures ». Les références, par exemple, à Bourdieu, Goffman, Lévi-Strauss, mais aussi à Cyrulnik (psychologie) et à Calvet (politique linguistique) constituent, dans les deux ouvrages, un cadre disciplinaire large, au-delà des seuls apports des sociolinguistes et ethnographes de la communication tels que Gumperz ou encore Hymes. Les deux ouvrages plaident ainsi pour une didactique résolument ancrée dans l’interdisciplinarité.

Sur le plan méthodologique, la didactique des langues et des cultures se veut qualitative et assume une certaine part de subjectivité. Elle revendique, en même temps qu’une approche interdisciplinaire, la mobilisation et la mise en oeuvre de connaissances de type complexe, en lien avec la complexité telle que définie par le philosophe Morin. Il ne s’agit plus en effet que de transmission-apprentissage de savoirs langagiers par des apprenants et des enseignants, mais aussi et surtout de prendre en compte les « dynamiques plurielles et éventuellement contradictoires de processus globaux » (Blanchet et Asselah Rahal 10) qui sont en jeu dans les contacts de langues et de cultures et qui ont un impact sur les situations d’apprentissage et de rencontre, en contexte naturel ou non naturel (par exemple en contexte de classe).

Les didacticiens sont appelés à jeter un regard renouvelé sur l’objet même de la didactique, celui-ci n’étant plus la langue et la culture à enseigner/apprendre, comme des entités fixes et « pures ». Il s’agit désormais d’étudier les usages et représentations en lien avec des langues et des cultures vues comme des dynamiques, mises en scène et/ou actualisées de manière hétérogène, à la fois de manière individuelle et collective. Langues et cultures sont affirmées comme plurielles et métissées. L’équation « une langue = une culture » est démystifiée et, sous le regard de Glissant ou de Camilleri et Cohen-Emerique, les langues et cultures ne sont plus univoques et juxtaposées. On parle plutôt de stratégies linguistiques et culturelles, d’hybridation, d’appartenances identitaires multiples et en constante renégociation, ou encore de « caméléonisation », d’après l’expression utilisée par Dervin, Mutta et Johnsson (cités par Causa et Vlad 135). Face à l’apprenant, appréhendé principalement dans ses dimensions cognitives, émerge l’individu, complexe, subjectif, acteur social. Le modèle de référence n’est plus le locuteur natif, campé dans une culture nationale ou ethnique dont il serait le représentant, mais un sujet plurilingue, porteur singulier de plusieurs cultures, qui se déclinent en sous-cultures qu’il synthétise de manière à la fois personnelle, complémentaire et possiblement contradictoire (cultures linguistique, nationale, régionale, ethnique, sociale, politique, générationnelle, sexuelle, professionnelle, religieuse, etc.). De même, le modèle de référence n’est plus le monolinguisme, auquel se juxtapose un deuxième monolinguisme avec l’apprentissage d’une langue autre que la langue maternelle, mais le ou plutôt les plurilinguisme(s) où sont envisagés aussi bien les variétés d’une même langue que possède un individu, les langues en contact dans un même espace que les contacts de langues chez les individus polyglottes, avec notamment une réelle réhabilitation des pratiques métissées (créoles, alternance codique, etc.). En ce qui concerne le pluriculturalisme, on remarque que les recherches se basent sur les représentations que les individus et groupes, dont les institutions et états, ont des « cultures ». Le pluriculturalisme, tout comme le plurilinguisme, est envisagé « en contexte » : contexte social, politique, historique, etc. Il n’est plus seulement question de traiter des cultures (nationales, ethniques) mises en contact par l’intermédiaire de la communication, de traiter de la manière dont les individus communiquent en dépit d’« obstacles culturels » dans un même espace ou lors d’expérience de mobilité internationale. Il s’agit désormais de considérer que tout individu porte nécessairement plusieurs cultures qu’il met en scène plus ou moins consciemment et active de manière spécifique en interaction avec Autrui. Les contacts de cultures sont dès lors à appréhender, à apprendre à appréhender, à travers cette vision dynamique et plurielle de la notion de culture, dans l’interaction et l’agir ensemble.

Enfin, la finalité de la didactique n’est plus instrumentale, en ce sens qu’elle ne vise plus uniquement la maîtrise de compétences en langue cible et la maîtrise de savoirs et de savoir-faires culturels ou sociopragmatiques pour communiquer de manière optimale (savoir se conformer ou s’adapter aux supposées normes de « la » culture d’Autrui, posée comme différente, pour bien communiquer). La didactique, au vu de ces deux ouvrages, semble en effet se parer d’une teinte humaniste et engagée. Parmi les perspectives suggérées, Castellotti et Moore invitent à « repenser la didactique comme un espace d’action et de responsabilité politique et éthique pour nos sociétés contemporaines construites dans la diversité et la complexité » (214). Pour Kern et Liddicoat, qui ont quant à eux contribué au Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme, le but de l’enseignement des langues plurilingue et pluriculturel est « de transformer et d’élargir la collection de pratiques linguistiques et culturelles que chaque individu possède et qu’il doit exploiter comme locuteur/acteur social » (31). Dans l’un des chapitres introductifs qui encadrent les différentes thématiques abordées par l’ouvrage, Lévy insiste également sur le fait qu’une telle perspective sur l’enseignement des langues concourt à la formation sociale des individus : « elle éduque à la connaissance de l’autre, met un frein à la xénophobie, prépare le citoyen et revêt une valeur cognitive car l’approche à la diversité remet en question les catégories de l’autre et les mécanismes d’évaluation et de compréhension » (75). De fait, l’ensemble des chapitres des deux ouvrages exprime ce souci constant que la didactique oeuvre à la cohésion et à la paix sociale, à la lutte contre les discriminations fondées sur des à priori culturels, à la promotion de toutes les langues et cultures linguistiques dans une perspective d’écologie préservée des langues, ou encore à la valorisation et à l’acceptation réciproque des identités individuelles et collectives (identités linguistiques, socioculturelles, etc.), quelles qu’elles soient.

Ces caractéristiques, ici rapidement esquissées, semblent jeter les bases de « nouveaux habitus didactiques » (Akkari et Gohard-Radenkovic, cités par Moore et al. 31).

Pluri, mutli, inter, trans : de quoi parle-t-on?

Accolé au lexème « culture/culturel », les préfixes tels que « pluri », « inter », « multi » et « trans » sont particulièrement importants, car ils sont en soi porteurs de sens. Néanmoins, ce qui complique l’interprétation de mots comme « pluriculturel », « interculturel », « multiculturel » et « transculturel » est que ces termes renvoient à des concepts qui ont été développés dans différents champs disciplinaires, dans des acceptions qui ne renvoient pas nécessairement au sens premier du préfixe qui, cela dit, est lui-même rarement univoque. D’où une certaine confusion pour savoir à quoi réfèrent exactement ces termes qui sont régulièrement utilisés dans le cadre de la didactique des langues et des cultures.

Prenons d’abord le terme « multi » et ses dérivés (multiculturalisme, multiculturel, etc.). Le Petit Robert[1] indique que ce préfixe est issu du latin « multus », signifiant « beaucoup », « nombreux ». Il indique donc la « multiplicité », soit « un grand nombre de ». « Multiculturel », si l’on se fie au sens du préfixe, renvoie donc à un grand nombre de cultures en présence, de manière objective. D’après Anderson, le multiculturalisme renvoie de fait à la « coexistence de différentes cultures à l’intérieur d’une même société » (105). C’est en ce sens que le Conseil de l’Europe définit les sociétés européennes comme « multiculturelles » (Proposition de décision-cadre, 28/11/2001) alors que si l’on se réfère au multiculturalisme de Taylor (1994) notamment, cette acception renvoie à une politique volontariste par laquelle un État entend préserver ce qui est perçu comme étant les attributs et spécificités de différentes cultures qui vivent dans un même espace. Le multiculturalisme est en ce sens généralement associé à une vision anglo-saxonne de la société, dans la mesure où ces politiques ont été fortement revendiquées par les États-Unis et le Canada. Il est donc associé à un mode spécifique de gestion de la diversité. Levons le suspens immédiatement : dans le champ de la didactique francophone et plus particulièrement européenne des langues, dans le sillon des travaux du Conseil de l’Europe, moteur en la matière, on parle globalement peu d’« éducation multiculturelle ». La circulation des savoirs et l’influence de l’anglais, où l’on trouve l’expression « multicultural education », semblent en fait susciter peu de transferts, possiblement parce que le terme « multiculturel » est de fait sémantiquement chargé, en lien avec son acception politique. Qui plus est, certains pédagogues américains insistent sur le fait que ce qui est entendu par « multicultural education » réfère en Europe de l’Ouest au cadre conceptuel de l’éducation « interculturelle » (Banks 14), sans qu’il y ait toutefois consensus dans la communauté scientifique internationale sur ce point.

Le préfixe « trans », d’après Le Petit Robert, provient du latin « par-delà » et exprime l’idée de passage, de changement. Ce qui serait « transnational » ou « transculturel » serait ainsi au-delà des appartenances nationales ou culturelles. C’est cette acceptation qu’adopte le didacticien Puren (2008) lorsqu’il évoque la « composante transculturelle » de l’enseignement des langues et des cultures : cette composante, selon lui, « permet de retrouver, sous la diversité des manifestations culturelles, ce qu’Emile Durkheim appelait le “fonds commun d’humanité”, qui sous-tend tout “l’humanisme classique” : elle concerne principalement les valeurs universelles ». La focale serait donc de nature anthropologique. Mais la définition du Petit Robert nous intéresse en ce sens qu’elle évoque l’idée de « traversée », de « changement », qu’adopte le philosophe et créoliste Chamoiseau lorsqu’il traite de « transculturalité », qu’il oppose à la « multiculturalité » : « On peut donc avoir dans un espace un processus de multiculturalité juxtaposé, et on peut également avoir un espace et des mécanismes de transculturalité dans lesquels une culture est mise en relation ouverte et active, est affectée, infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée par l’autre » (propos recueillis par Peterson).

Quant au préfixe « inter », toujours d’après Le Petit Robert, il vient du latin « inter », « entre », exprimant ou l’espacement, l’intervalle, ou une relation réciproque. Le double sens de ce préfixe sémantique, établi par le dictionnaire, est intéressant, nous semble-t-il, dans la mesure où il renvoie à deux façons distinctes de comprendre l’interculturalité. Précisons d’abord que ce terme est certes utilisé en sociologie, mais avant tout dans le champ éducatif. Costa-Lascoux, Camilleri, Demorgon sont autant de sociologues à avoir traité d’interculturalité, avec des positionnements qui peuvent apparaître abscons et aboutir à des mécompréhensions. Dans sa Critique de l’interculturel, Demorgon se distancie en effet d’un « interculturel volontariste » (2-3), qui de manière idéaliste entend faciliter les contacts entre cultures, dans une conception peu dynamique et peu évolutive des cultures, où les caractéristiques culturelles sont envisagées comme stables. Ce dont se distancie Demorgon est en fait un positionnement qui entend combler, avec de bonnes intentions, « l’intervalle » (cf. sens étymologique d’« inter ») entre deux cultures posées comme des entités fixes et distinctes. Le sociologue défend un « interculturel factuel », en tant que réalité indissociable de l’activité humaine. Dans la même veine que Camilleri (et al.), qui conçoit l’acculturation comme l’altération nécessaire et réciproque des uns et des autres, individus ou groupes, en situation de contact, Demorgon envisage l’interculturalité comme un fait et la culture comme un processus adaptatif, entre ouverture, fermeture et recherche de stabilité, et non comme des entités. Dans le Guide de l’interculturel en formation, qu’il codirige avec Lipiansky, on peut ainsi lire que l’approche interculturelle a pour but de faire passer « de la culture dictée par le groupe, imposée comme une transcendance à celle conçue comme un dialogue avec les autres, c’est-à-dire de la culture-produit à la culture-procès » (Demorgon 211). Elle vise également à faire émerger les raisons des relations à l’altérité et à les expliquer. On notera que cet ouvrage collectif comprend un chapitre sur l’éducation interculturelle, rédigé par Abdallah-Pretceille qui envisage quant à elle l’éducation interculturelle comme un apprentissage de soi et de l’altérité, comme un esprit d’analyse à faire sien en situation de communication : « le but d’une approche interculturelle n’est ni d’identifier autrui en l’enfermant dans un réseau de significations, ni d’établir une série de comparaisons sur la base d’une échelle ethno-centrée. Méthodologiquement l’accent doit être mis davantage sur les rapports que le “je” (individuel ou collectif) entretient avec autrui que sur autrui proprement dit. » (Abdallah-Pretceille, Vers une pédagogie 40). Néanmoins, explique Abdallah-Pretceille, le glissement d’une approche interculturelle telle que définie ici à une approche « volontariste », si l’on reprend les termes de Demorgon, entraînera l’émergence, à partir des années 1980, d’une « pédagogie couscous », folklorisant les cultures en voulant leur rendre hommage. En se revendiquant « interculturelle », ce type de pédagogie jettera un certain discrédit sur les approches interculturelles de l’éducation ou tout au moins une certaine méfiance dont témoigne Nemni.

Enfin, en ce qui concerne le préfixe « pluri », Le Petit Robert indique qu’il provient du latin « plures », signifiant plusieurs, indiquant donc la pluralité. C’est ce préfixe, relativement neutre sur le plan des connotations, qui semble s’imposer dans les deux ouvrages à l’étude dans ce chapitre : « didactique du plurilinguisme et du plurilinguisme ». Mais la pluralité y est clairement associée aux notions de bricolage linguistique et identitaire, de dynamique plurielle, de métissage/hybridité[2]; dans un paradigme relativement similaire à celui développé par l’approche interculturelle de l’éducation, dans la lignée des travaux de Demorgon, Abdallah-Pretceille ou encore de Porcher.

On le voit, la polysémie des termes et les différentes conceptualisations qui y sont rattachées complexifient les discours sur tout enseignement ayant trait aux contacts des cultures.

Si un paradigme semble se détacher dans les courants didactiques dominants actuels, des variations restent parfois de mise quant à l’usage de ces termes, comme le montre une analyse détaillée des Perspectives pour une didactique des langues contextualisées et du Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme.

De nouveaux habitus didactiques non encore stabilisés?

D’après Zarate, Lévy et Kramsch, le choix des termes « plurilingue » et « multilingue » peut facilement se régler en se reportant aux travaux du Conseil de l’Europe, pour lequel le plurilinguisme renvoie à un fait individuel quand le multilinguisme renvoie à un fait de société. Pour autant, le choix de la terminologie associée à l’éducation inter/trans/multi/interculturelle est autrement plus complexe.

Examinons de plus près l’utilisation du terme « multiculturel ». À plusieurs reprises, les auteurs des Perspectives et du Précis évoquent un Canada multiculturel (Moore et al. 20, Razafimandimbimanana et Doubli-Bounoua 42), faisant alors référence aux conséquences d’une politique multiculturelle spécifique, par opposition par exemple au contexte suisse, tout simplement décrit comme « pluriculturel » (Ogay et Gohard-Radenkovic 159). On notera toutefois l’usage du terme « multiculturel » dans l’expression « contextes métissés de plus en plus multilingues et multiculturels » (Cambra et Cavalli 318), alliant à la fois la notion de multiculturalisme, que l’on associe davantage à l’image de la mosaïque qu’à celle du métissage, qui implique une transformation plus qu’une juxtaposition.

Il faut toutefois signaler que ces ouvrages ambitieux, de facture internationale, se sont nécessairement heurtés, comme le reconnaissent Zarate, Lévy et Kramsch, à des problèmes de traduction et d’implicites culturels à élucider. Au-delà de l’anecdotique, on remarque une véritable alternance, chez de nombreux auteurs, et au fil des pages, entre approche/éducation « interculturelle » et didactique « pluriculturelle », sans réelle explicitation. Apparaissent, parfois en creux, des définitions de l’approche interculturelle à laquelle la didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme semble ainsi se rallier : la formation à l’interculturel concourt par exemple à « prépare[r] le citoyen et revêt une valeur cognitive car l’approche à la diversité remet en question les catégories de l’autre (et de soi, ajouterions-nous) et les mécanismes d’évaluation et de compréhension » (Lévy 75). De même une telle démarche, mise en oeuvre notamment dans le cadre de la mobilité internationale étudiante, aide « à la réflexion sur soi et la projection vers l’autre pour investir un espace identitaire entre-deux : sortir de soi-même, non pas pour devenir l’autre, mais pour se découvrir médiateur, pour élaborer l’altérité, s’ouvrir aux influences, tisser des allers et retours » (Anquetil et Molinié 86). Les auteurs de ces ouvrages se désolidarisent ainsi de manière générale d’une interprétation réductrice de l’approche interculturelle dans l’enseignement : « l’enseignement interculturel d’une langue devra dépasser l’enseignement du seul code linguistique et offrir plus que quelques informations factuelles qui représentent la culture comme entité monolithique » (Kern et Liddicoat 33). On relève d’ailleurs une nette prise de position contre « l’angélisme interculturel » dans la mesure où « compter promouvoir l’entente interculturelle en demandant à ses élèves “étrangers” de faire des exposés sur leur “culture” dénote une conception de la culture comme aisément identifiable et explicable » (Ogay et Gohard-Radenkovic 161). Les auteurs ne précisent toutefois pas qu’il s’agit là d’une interprétation restrictive de l’approche interculturelle, ce qui peut créer la confusion chez le lecteur non spécialiste. Les implicites – et il serait sans nul doute contraignant que chaque auteur, dans chaque chapitre, précise ses ancrages terminologiques – sont parfois tels que les frontières apparaissent comme tenues d’une interprétation à l’autre de l’approche interculturelle, le lecteur pouvant en venir à douter de sa compréhension du terme « interculturel ». Par exemple, la parenthèse « (similitudes et différences socioculturelles entre les deux communautés, françaises et roumaines) » qui vient préciser ce que l’auteur entend par prise de conscience interculturelle (Peressini et Gilardi 148) rend compte d’une perspective relativement culturaliste, où Français et Roumains sont posés comme des entités. Les auteurs évoquent aussi des « contenus interculturels » à transmettre quand l’approche interculturelle se veut réflexive, basée sur l’intersubjectivité et non sur des connaissances déterminées à acquérir. Ailleurs, l’évocation d’« activités culturelles et interculturelles » telles que les « soirées plat international » (Rosen Schaller 171-172), pourra rappeler la « pédagogie couscous » et possiblement induire à tort une vision restrictive de l’approche interculturelle.

Enfin, de manière marginale, on peut noter une occurrence du terme « métaculturel » (Anquetil et Molinié 84), ainsi que plusieurs occurrences de l’adjectif « transculturel » (Alao et De Angelis 150; Londei et Maurer 223; Maurer 259) sans réelles précisions définitoires.

Culture et identité dans la didactique « des langues et des cultures »

L’équation « une langue = une culture = un pays » est clairement remise en question dans le Précis comme dans les Perspectives. La culture n’est plus envisagée seulement de manière civilisationnelle ou ethnoculturelle, et l’on étudie, dans ces ouvrages, les cultures linguistiques, mais aussi académiques, professionnelles, universitaires, techniques, sociales, etc. Le concept de culture nationale est aussi mis en question dès lors que le natif, le citoyen d’un pays n’est plus considéré comme représentant d’une langue et d’une culture uniforme. Zarate, Lévy et Kramsch expliquent que la didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme relativise et met à l’épreuve ce concept, sur lequel reposent trop facilement les manuels et programmes d’enseignement pour aborder la description des langues et des cultures. Le concept de « culture nationale » n’est ainsi envisagé comme pertinent que si l’on accepte de prendre en compte les ruptures historiques et les apports des minorités (Zarate 174).

Ainsi relativisée, remise en question, l’association langue-culture, centrale en « didactique des langues et des cultures », offre-t-elle toujours un cadre pertinent pour penser la diversité à laquelle nous sommes confrontés dans toute situation de communication? Il est question, au vu des nouvelles orientations, de déconstruire, mais aussi de reconstruire la notion de culture individuelle et collective. Si l’on accepte, en didactique, d’envisager l’impact des cultures que chaque individu porte en lui de manière singulière et qui influencent sa manière de se rapporter à Autrui et aux langues (culture linguistique, régionale, ethnique, sociale, générationnelle, sexuelle, religieuse, professionnelle, etc.), c’est en réalité l’identité, comme synthèse personnelle d’appartenances culturelles multiples, que l’on place au coeur de la didactique. Lévy, coauteure du Précis, envisage les récits autobiographiques, dans une perspective interculturelle, comme « prise de distance et réflexion sur la dimension mobile de l’identité », comme « espace de redéfinition de soi et de l’autre » (77). Zarate va jusqu’à poser l’expression de « didactique de l’identité » (173), soulignant que les frontières entre « nous » et « eux » ne reposent de fait pas toutes sur les langues et les cultures qui y sont rattachées (Zarate 184). Mais Kramsch se détache quant à elle de ce positionnement, de ce terme « identité », qui « devenu à la mode, […] a de nos jours presque remplacé celui de culture » (322). Le risque, en s’intéressant aux bricolages non seulement linguistiques, socioculturels mais aussi identitaires, est que l’enseignement des langues en vienne, écrit-elle, à flirter avec la psychothérapie, que le cours de langues devienne également cours d’histoire, d’anthropologie ou encore de sociologie.

En conclusion, l’analyse de ces deux ouvrages tend à montrer que des pistes convergent pour une didactique qui, sous l’appellation nouvelle de « didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme », s’inscrit dans le paradigme interculturel, tout en esquissant des liens plus concrets que par le passé entre théorie de l’interculturel et enseignement des langues. Des pratiques didactiques comme la tenue d’un journal de bord en situation de mobilité ou encore les activités de réflexion mobilisée par l’approche plurielle de l’enseignement des langues, permettent de faire un lien entre théorie et pratique. Mais le décentrement disciplinaire, l’interdisplinarité qu’appelle cette approche, l’intégration de nouveaux concepts au champ de la didactique, bien que revendiqués, laissent entrevoir un champ encore en construction; un paradigme qui, s’il ne nous semble pas encore tout à fait stable et souhaite faire la part belle à la polyphonie des idées, fait définitivement fi d’un paradigme où langue et culture sont envisagées/enseignées de manière monolithique.